58. Le nouveau dieu
Il avait le désir de réaliser quelque chose.
Quelque complot des dieux, du destin ou du hasard, lui a donné le pouvoir nécessaire à accomplir ce qu'il souhaitait.
Mais il ne l'a pas fait.
Trop grand, ce pouvoir lui a donné de nouveaux désirs.
Ceux qui croient ainsi que la volonté préempte l'exercice du pouvoir commettent une grave erreur de jugement.
Kaldor, Principes
En arrivant à la Capitale, Seryn et ses soldats purent apprécier toute l'étendue des explosions diaprées qui parsemaient le ciel. Près des Confins, celles-ci s'étouffaient contre le front de ténèbres qui montait tel une nuit à retardement ; au centre de Sol Finis était l'œil du cyclone, scintillant de mille feux, cerné par les vents de tempête, qui brassaient la lumière incandescente comme un fluide cosmique.
Il régnait à la Capitale ce mélange d'agitation et de stupeur qui précède les grands bouleversements. Des foules innombrables se formaient sans raison, par le simple jeu des forces de l'esprit. Elles erraient durant quelques centaines de mètres avant d'éclater en particules élémentaires, pour se reformer à peine dix mètres plus loin, étrange succession de cortèges impermanents, comme une allégorie de la vie elle-même. Un grand silence tombait parfois sur ces forêts solaines ; les visages se tournaient vers une certitude, qui disparaissait aussitôt dans l'éternel couchant. J'ai vu quelqu'un, sur le toit, qui parlait... j'ai vu quelque chose, dans le ciel... et vous, l'avez-vous vu ?
On priait ses dieux et on maudissait ses démons ; on croyait voir partout des signes de la manifestation des uns et des autres ; ce drapeau qui se détache, ce vent de poussière qui se lève soudain ; ce chien qui se met à hurler à la mort.
Les gardes de la ville abandonnaient leurs armes ; ils laissaient tomber leurs glaives à terre, comme pris de fatigue. Des prédicateurs de pacotille haranguaient leur voisinage. Des singes charognards, du sommet de leur tas d'ordures, contemplaient le spectacle avec une ironie crâne, occupés à ronger leur ultime pitance, dont il se contentaient fort bien en ce jour de fin du monde.
Agités comme des roseaux que brasse le vent, les solains amassés se plaquaient tantôt au sol pour prier les dieux ; tantôt se levaient pour les invectiver. Ce spectacle baroque était sans commune mesure avec ce qui se passait au-delà de la muraille de la Capitale, que des pyramides solaines tentaient d'escalader sans succès. Là-bas, sous le regard absent des soldats qui montaient la garde, on se tuait déjà pour un mot de travers, entre deux orgies, parfois les deux en même temps, tout en scandant des poèmes. Trop désireux de prouver qu'ils n'étaient pas de simples animaux, les solains faisaient mieux et pire à la fois. Chacun y allait de son avis et de sa façon personnelle de conjurer le sort de Sol Finis.
Passé l'enceinte du palais, Seryn et ses solains eurent l'impression de se retrouver seuls au monde. Ils butèrent sur les corps ensanglantés de soldats, abandonnés là par leurs collègues, dont certains s'étaient simplement prostrés au bas des marches, dans un état d'hébétude semblable aux foules du dehors.
Seryn flottait à quelques centimètres du sol ; les autres peinaient à la suivre en marchant. Les corps se succédant, elle accéléra, incapable de comprendre si l'ombre avait déjà frappé ici alors qu'elle ne faisait qu'apparaître à l'horizon.
« Maître Wei ! »
Comme une macabre série de petits cailloux, ils menaient à lui, debout au centre de la salle d'audience du prince Eil. Les derniers gardes loyaux du palais étaient venus à lui ; ils n'avaient aucune chance de s'opposer au maître d'Arcs, qui avait fait éclater leur cœur dans leur poitrine. Pour protéger leur dernière étincelle d'espoir, Wei était devenu un fauve sans pitié.
De dos, voûté, ils le virent plus que jamais écrasé par le poids des ans. Le vieux maître concentrait son regard sur une solaine assise en tailleur, les yeux fermés, le visage cireux, comme recouvert par une fine pellicule translucide.
Seryn s'approcha de lui avec précaution et examina la solaine sans cornes. Livenn, la prodige du magistère, celle en laquelle il plaçait désormais tous ses espoirs.
« Elle a atteint la limite de notre Noosphère, expliqua-t-il. Elle va maintenant entrer dans le macrocosme intersidéral. La transmigration commence.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Je ne peux pas en être certain. Je l'espère, c'est tout.
— Le Fléau sera bientôt sur nous. Vous devez l'avoir senti. Et la lumière dans le ciel... »
Wei se retourna vers le groupe.
« J'ai tué le prince Eil. J'ai tué l'Intendant El Golgar. Il n'y a plus que vous, moi, Livenn et les dieux. Tout se joue entre nous, aujourd'hui. »
Il cherchait quelqu'un du regard.
« Où est-il ?
— Qui ça ?
— Ikar.
— Il a disparu avant que nous soyons forcés de quitter Téralis.
— Nous aurions pu avoir besoin de lui.
— Je vous dis la vérité, Wei. Comme vous le dites, il n'y a plus que nous. »
Wei leva soudain la tête, comme s'il avait entendu quelque chose.
« Il vous a suivis. »
D'une brutale torsion d'espace, il s'arracha à la salle d'audience inondée de sang.
« Surveille-la » ordonna la primagister à Othon en désignant la jeune solaine endormie, avant de se lancer à la poursuite de Wei.
Une traînée d'Arcs courait à travers l'espace, une piste laissée par les déformations successives de la réalité. Seryn sauta de torsion en torsion, jusqu'au rempart, où maître Wei s'était arrêté. Un grondement insoutenable emplissait l'atmosphère. Le ciel s'ouvrait, se déchirait, tordu de douleur, comme s'il mettait bas.
La foule avait arrêté de s'arracher les cheveux et de se crever les yeux. Elle respirait maintenant en rythme, comme un seul solain, le souffle court, le regard rivé sur ce point du ciel. Une créature ailée tombait des nuées, qui semblait prendre forme à mesure qu'elle se rapprochait d'eux. Difficile de lui donner une taille. C'était un amalgame entre un solain, dont il avait l'allure, et un dieu, dont il avait les ailes. Certains y virent un guide envoyé par les Sermanéens.
Ayant traversé les cieux, la créature laissa derrière elle de nouveaux tourbillons, qui s'empressèrent de se dissiper en ondes de lumière. Elle toucha terre à plusieurs lieues de la capitale, dans un grand fracas. Les yeux ne cillèrent point, pas même lorsque la silhouette prit forme solaine et qu'elle s'approcha de la Capitale, confiante, incarnation d'un soleil qu'ils n'avaient jamais connu comme tels, habitués à l'invisible bienveillance de Hela.
« Je suis Aton » dit-il en traversant la foule.
Seuls ceux qui l'avaient connu pouvaient reconnaître Ikar derrière sa nouvelle apparence, changeante comme peut l'être un métal en fusion. À peine plus grand que les autres solains, il les écrasait de lumière ; ils craignaient cette chaleur qui irradiait de son corps ; ils craignaient cette crinière de feu qui dansait telle une couronne mouvante. Et comme ils n'attendaient que cela, un être à craindre et à vénérer, ils s'agenouillèrent devant lui et le prièrent comme leur nouveau dieu.
« J'ai vaincu les Sermanéens » ajouta-t-il.
L'indifférence totale qu'il manifestait à leur encontre, ils la prenaient comme un caprice divin. Quelqu'un tenta de le toucher, de s'approcher de lui, et fut aussitôt consumé sur place ; il pleurait de joie.
Seryn le suivit du regard. Ikar avait dépassé les dieux, ou se prétendait leur héritier ; cela n'avait pas arrêté le compte à rebours pour autant. Sol Finis était toujours condamné.
Les portes de la Capitale furent ouvertes et le dieu ailé marcha jusqu'au palais des princes. Abasourdie de voir ses institutions terrestres et spirituelles se confondre, comme elle n'en avait jamais osé rêver, la foule s'arrêta net lorsqu'il entra dans son nouveau temple, et se massa sous les fenêtres du palais, attendant le verdict de son nouveau dieu. Qui serait sauvé ? Qui serait perdu ?
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