54. Mon ère commence

En média : le thème d'Ikar / Aton.


Il se disait qu'il avait un rôle dans le cosmos. Il y croyait fermement. Pour lui, cette croyance valait plus que la souffrance de millions. C'est pourquoi je suis entré en guerre contre lui.

Kaldor


L'ombre avait traversé Téralis et se répandait maintenant en grande quantité dans la plaine, en deçà de la Barrière. On pressentait qu'à son passage, la pierre s'animerait de soubresauts, qu'il en émergerait peut-êtres des golems, des monstres de forme et de nature aussi variées que les démons des Confins. Ceto avait tous les droits. Les dieux le mandataient pour mettre fin à Sol Finis, ils lui déléguaient cet écrasant pouvoir.

Les Sermanéens se moquent de ce monde, songea Ikar. Nous ne les intéressons plus.

Le brouillard se rapprochait de lui et il hésitait à quitter les lieux lorsque Hela lui apparut.

Malgré sa forme solaine, la déesse était reconnaissable. Peut-être par sa beauté frappante, sa peau irradiante de lumière, sa haute stature. Elle foulait le sol non comme une enfant de Sol Finis, mais comme la mère aimante de ce monde. Son visage, face au Fléau, se ternit aussitôt.

« Es-tu venue pour assister à cette inévitable fin, ou pour l'empêcher ? l'interrogea Ikar.

— Je ne sais pas encore. »

Désorientée, Hela ne savait que faire, s'il convenait plutôt de se retourner contre ses onze frères – quitte à perdre face à leur écrasante majorité – ou les laisser faire en détournant le regard. Elle n'était pas douée pour ce rôle de déesse.

« Même si tu n'interviens pas, le simple fait de quitter le Séjour t'honore. »

Elle serait complice de leur crime. Tout cela, Ikar pouvait le lui dire, mais ces mots n'auraient servi à rien. Venant de lui, Hela les refuserait, comme ce malade recrache le remède qu'on lui force à boire. Il fallait qu'elle se persuade elle-même. C'est ainsi que l'on manipule des êtres intelligents.

Ikar n'était pas un manipulateur. Ce terme, il le réservait à ceux capables aussi bien que les Sermanéens de donner forme à la structure des Arcs, de modeler la matière comme le potier avec l'argile. Ikar n'était pas un manipulateur d'Arcs. Hela devait jouer ce rôle, pour lui, pour eux ; pour l'avenir de Sol Finis et de l'univers.

« Vous n'aurez pas la force de rebâtir un monde, murmura-t-il. Une fois bannie à jamais, la vie ne reviendra pas sur cette terre. Tes frères le savent. Ils te mentent. Ils te haïssent, même, pour ce que tu es, pour ce que tu as fait, pour tes réalisations. Ils mettent sur ton dos tous leurs échecs. Ils estiment que ce monde a échoué par ta faute.

— Que pouvons-nous faire ?

— De nos deux impuissances, nous pouvons faire une force. Rejoins-moi et devenons un dieu. Nous aurons la force de briser tous ces mirages, de mettre fin au Fléau, de sauver Sol Finis, de renverser tes frères. Nous auront la force de traverser le Cercle de Lumière et d'offrir d'autres étoiles aux solains. C'est ta dernière chance. »

Elle hésitait, malgré le poids de ses arguments ! Hela avait passé trop de temps dans l'ombre. Les yeux emplis de brouillard, elle ne savait plus... Ikar devinait son assentiment, mais il fallait le chercher dans sa posture, dans ses traits. Jamais elle ne trahirait verbalement les onze autres. Jamais elle ne se retournerait contre eux. Ces dieux étaient faits du même sang ; les forces qui les liaient, au sens strict des Arcs, étaient indéfectibles.

Ikar prit la main de la déesse.

Il la tenait en son pouvoir, le pouvoir des Arcs, qu'il avait toujours compris avec facilité. Toutes les facettes de l'univers s'offraient à lui. Il pouvait relier chaque chose à ses états passés, les souvenirs, et potentiels, les rêves.

« Que veux-tu vraiment, Ikar ? »

La défiance l'emportait ! La déesse hésitait encore. Elle avait peur de lui, à raison sans doute, car Ikar était bien trop différent de ce qu'elle était et de ce qu'elle avait créé. Il ne savait pas ce qu'était le juste et l'injuste. Dans un monde promis aux ténèbres, qui se pose encore cette question, à part ceux-là même qui prient désespérément ces dieux qui les ont abandonné ?

« J'ai pris plusieurs décisions et je m'y tiendrai. Mes objectifs forment un unique chemin sur lequel rien ne peut m'arrêter. Veux-tu tout savoir ?

— Je veux savoir qui tu es, pour commencer. »

Il était trop tard pour poser ces questions et elle le savait. Hela ne souhaitait pas gagner du temps, car nul ne pouvait plus la sauver, sinon ses frères pour qui elle ne représentait plus rien – juste une étoile mourante qu'ils remplaceraient bientôt. Les Sermanéens se promettaient un nouveau monde, un autre Sol Finis qui, situé aux confins de l'habitable et à mille millions d'années-lumière des autres astres, porterait légitimement le même nom : l'ultime oasis avant le vide sidéral de l'espace et du temps.

« Je te l'ai dit : je ne le sais pas moi-même.

— Tu me mens !

— Je suis un excellent maître d'Arcs. Je suis un excellent stratège. Je suis un excellent caméléon ; je peux être ce que je désire, m'installer dans toute société, vivre comme toute créature, si cela était nécessaire à mon avancée. Je suis quelqu'un qui se donne un but et qui l'atteint, même s'il lui faut dix, cent ou mille ans. J'ai donc peut-être été dieu, ou du moins je mérite de l'être ; si je ne le suis pas encore, ce n'est qu'une question de temps.

— Depuis combien d'années...

— Sol Finis est un petit monde. Je ne suis né qu'une poignée de fois. »

Il réfléchit. Parler de lui-même, pour la première fois, dévoilait des possibilités jusque-là gardées en réserve.

« Un arpenteur, annonça-t-il comme s'il prenait une décision irrévocable, une loi quant à sa nature supposée. Je suis un arpenteur de mondes. Mon âme a trouvé refuge ici, dans un corps de solain, puis dans un autre... mais je me sens à l'étroit. Et puis, il y a quelque chose que j'ai enfin compris, que j'attendais depuis longtemps de comprendre.

— Quoi ?

— Ce que tu m'as expliqué toi-même. Sol Finis reproduit à petite échelle le destin de l'univers : la déshérence. Dans quelques milliards d'années, toutes les étoiles connaîtront la même fin que toi. Telle est la loi du Temps. L'ultime fléau, ce n'est pas le brouillard que nous ont envoyé tes frères – celui-là n'est que le pitoyable coup de pied d'un enfant insatisfait. L'ultime fléau, le véritable, c'est le dictateur implacable, celui qui tient les rênes de la vie et de la mort, celui qui nous dirige tous et qui triomphe toujours : le Temps.

— Le Temps n'est pas un dieu, dit Hela, qui luttait maintenant contre lui, sans parvenir à se dégager de son emprise. Le Temps n'est pas une volonté.

— Non, mais il amène certains effets regrettables. En remontant aux causes, on pourra traiter ces effets et, ainsi, préserver notre univers de l'érosion.

— Quelles causes ? Ce sont des lois physiques.

— S'il y a loi, c'est qu'il y a tyran. Nous devrions être libres de toutes les lois. Il est temps de changer cet univers, et tu vas m'y aider. »

Vaincue, Hela se laissa partir. Un profond regret soupirait de son âme millénaire, car le seul à qui elle avait jamais fait confiance, qui ne soit pas de sa fratrie meurtrière, l'avait trahie. Du moins le vivait-elle ainsi. Sa peau artificielle s'écailla et s'arracha d'elle en vague de poussière, qui même écartée, gardait sa forme solaine. Ikar intensifia sa pression mentale sur la déesse. Son esprit, tout entier comprimé en lame d'Arcs, perça la voûte de son propre palais intérieur.

N'aie crainte, songea Ikar. Je préserverai cette lumière, tu peux en être certaine.

La beauté secrète de Hela était sans commune mesure avec sa beauté extérieure, et aussitôt entré dans ce narthex de lumière, Ikar regretta de devoir abattre ces murs pour n'en garder qu'un vestige embryonnaire. Les solains ne sauraient jamais quelle créature fabuleuse leur avait offert la lumière, arrachée de son propre cœur des millénaires durant. Même si l'on pouvait arguer à raison que les Sermanéens s'étaient d'abord approprié la lumière, tels des prospecteurs qui plantent leur drapeau sur une terre vierge, dont ils exploitent ensuite l'or et le diamant, Hela n'en restait pas moins l'être le plus généreux qu'il eût jamais croisé dans ses nombreux voyages.

Lui, l'arpenteur de mondes, avait l'impression d'être arrivé à sa destination. Il pouvait désormais disparaître, perdre son nom, et changer de forme.

Il tomba avec douceur, car la lumière avait consistance et amortissait sa chute. Un parterre de marches et de colonnes s'élevait avec une grâce cérémonielle en direction d'un globe central, un soleil dans un soleil, la seule source d'énergie de Sol Finis. De nombreuses statues représentant des solaines, peut-être toutes des copies de Hela, étaient tournées vers le cube, comme des prêtresses figées en plein culte, mains tendues, parfois tout le corps dirigé vers la lumière, esquissant un pas, sautant par-dessus les marches et les arches d'or qui structuraient le temple.

Ikar marcha vers le globe. Même diminuée, la lumière de Sol Finis brûlait férocement, d'autant plus que son ravisseur s'approchait d'elle. Des vagues rouges s'arrachaient de la sphère et venaient frapper Ikar, sa forme astrale, son esprit. Arrête, disait le globe. Arrête, ou je te détruirai. Il avançait néanmoins, nullement arrêté par ce souffle volcanique qui balayait les marches. De l'or en fusion dévalait en ruisseaux. Ikar plongeait son pied dans le métal ; il en ressortait brûlé, mais se reformait aussitôt.

« Je peux te donner tout ce que tu veux, intervint la déesse, mais pas cela. »

Son ultime forme solaine s'interposait entre Ikar et la source de toute chaleur, telle une mère qui protège son enfant. Son visage resplendissait, car elle reprenait sa forme véritable : celle d'une créature toute faite de lumière, incapable de faire du mal. Un don vivant. Un miracle permanent. Une force de paix qu'Ikar devait maintenant faire sienne. Il était nécessaire que Hela soit la source de sa puissance divine. Pour que la déesse n'interfère pas avec ses plans, il fallait plonger la main dans son cœur, en arracher tous ses sentiments, oblitérer son nom, pour qu'elle ne devienne qu'une coquille enfermant ce soleil tel une perle en son écrin.

« Sache que je n'y prends aucune satisfaction. Je suis désolé, Hela. Mais il n'y a pas d'autre moyen. »

Il écarta la déesse, et voyant qu'elle s'accrochait encore à lui, força jusqu'à ce que ses bras se détachent, se brisent comme du verre, que sa tête roule de son corps et éclate en mille morceaux. Le soleil de Sol Finis brillait non de colère, mais de peur, car il ne pouvait plus stopper l'avènement d'un nouveau dieu.

Mon ère commence, songea Ikar, avant de devenir Aton.

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