53. Le palais englouti


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Il est patient. Il économise ses forces. Aussi n'attaque-t-il pas de front.

Il lui suffit d'attendre.

Il attend que ses proies se persuadent de leur défaite prochaine. Qu'elles désespèrent. Plus personne ne sera sur la muraille pour la défendre ; les portes seront laissées grandes ouvertes. Le peuple, vaincu dans l'âme, se rendra sans combat.

Kaldor, Principes


« Regardez-moi, Seryn. Relevez-vous.

— Jaren ?

— Euh, Othon. Je ne sais pas où est Jaren. »

L'air sentait la poussière. Téralis se trouvait loin, très loin derrière eux, déjà envahie d'ombre. Plusieurs de ses tours étaient tombées. Une large fissure béait dans le mur, dans laquelle s'infiltrait le corps brumeux de Ceto.

« Vous avez fui ! s'exclama Seryn en essayant de se remettre debout. Incapables ! »

Elle découvrit ensuite tout ce qu'il restait de la garnison. Dix solains, dont la moitié d'entre eux, aux yeux agrandis, ne les fermerait plus que pour retrouver le cauchemar vivant auquel ils venaient d'échapper.

« Nous avons échoué...

— Il est là, dit Tibor, dont le crâne solide avait reçu un choc, un filet de sang séché sur le côté de son visage. Ceto est déjà dans nos esprits. Voilà le véritable Fléau. Ne le laisse pas gagner sur ce terrain, Seryn. Donne l'exemple comme tu l'as toujours fait.

— Qu'est-ce que nous allons faire ? »

Ils attendaient qu'elle réponde à cette question, pas qu'elle la pose.

« As-tu la force d'ouvrir une distorsion d'Arcs ? demanda le maître-guérisseur.

— Ikar l'aurait certainement fait. Où est-il ?

— Je ne sais pas, avoua Othon. Quand nous avons quitté la forteresse, il est resté en arrière. Il m'a crié que tout irait bien et qu'il avait choisi la deuxième option.

— Quel crétin, s'énerva la primagister. D'ici à ce que nous en ayons la force, bougeons à pied pour le moment. On peut sauter de quelques kilomètres avec des torsions locales. À quoi tu penses, Tibor ?

— Je pense qu'il n'y a aucune garnison à la ronde, et juste un point en hauteur. Tu devrais apprécier l'idée.

— Dis toujours.

— Il y a la horde des photosaures... »


***


Dans ce monde de l'esprit, tu te caches sous l'apparence d'un loup-argent. Tu te refuses toi-même. Tu refuses de te voir telle que tu es.

Je suis un loup-argent, rétorqua-t-elle.

Ses coussinets s'enfonçaient dans la fange, qui clapotait à chaque pas. Des vestiges émergeaient de la boue noire, et dans ces arches brisées, dans ces statues de bois figées, Seryn ne voulait pas voir les traces de son palais intérieur, de ses défenses mentales si vite renversées.

Tu penses que le loup te convient car c'est un animal solitaire, noble, et triste ; il te convient peut-être car il est déraisonnable, sauvage et violent, et car son caractère l'empêche de se lier à d'autres loups.

D'un coup de tête, elle écarta les mots empoisonnés qui flottaient au-dessus du marécage comme une pestilence. Ils revenaient sans cesse. Elle ne comprenait toujours pas si Ceto était unique ou multiple, s'il était dans son esprit ou le contraire, si ses défenses étaient déjà anéanties, ou si tout cela faisait partie du cauchemar, du jeu perpétuel d'illusions et de contre-illusions.

Au fil du temps, la boue sécha et se fossilisa, semblable aux étendues de pierre désertique qui cernaient Téralis. Les tours de son palais intérieur émergèrent de ce substrat minéral. La muraille était percée de multiples blessures, comme un animal massacré par les hyènes, dévoré vivant. Ses vaillants soldats de bois s'étaient enflammés sur place.

Son palais intérieur devait être l'écrin qui abriterait ses souvenirs, qui devait résister à tous les assauts, subir tous les sièges sans sourciller. En un instant, Ceto en découvrait les cruelles faiblesses. La bataille eût-elle duré mille ans, l'effet en serait instantané, car il n'y a pas de temps dans les rêves.

Les allées se trouvaient encore à leur emplacement, sol et plafond de travers, parfois éventrés. Seryn évaluait les dégâts. Tout cela pouvait être réparé, mais le voulait-elle vraiment, maintenant qu'elle avait vu ces murs percés, ces vitres brisées ? Elle se dirigea d'instinct vers le cœur du palais. Les couleurs revenaient sur son chemin, tout n'était pas encore tombé en ruine.

Il ne s'agissait pas d'une bataille fracassante ; la corruption avançait pas à pas. Ses effets étaient les mêmes que le vieillissement des fossiles. Elle s'attaquait à sa mémoire, à son être : après le passage de Ceto, Seryn ne saurait plus aimer, elle serait devenue monstre.

Une silhouette étrangère se tenait dans la salle des trésors. Fouillant comme un brocanteur en quête de la perle rare, l'individu prenait les souvenirs empilés ici, des petites boules de cristal qui contenaient un instant, une impression, ou parfois des fragments séparés. Jarn se trouvait là, mille petites parties et instants de Jarn qui constituaient, à ses yeux, son bien le plus précieux.

Car il se nommait bien Jarn, n'est-ce pas ?

Elle ne savait déjà plus.

Voir cet être impuni observer les tréfonds de son âme la répugna. Elle s'empara d'une lame d'air et s'avança vers lui, menaçante, ne remarquant même pas qu'elle avait quitté l'avatar du loup et pris forme solaine – celle avec laquelle elle se battait.

« Tu ne savais pas pleurer, chuchota Ceto avec une voix changeante, semblable au chant d'un oiseau. Les larmes ont coulé le long de tes joues, mais à l'intérieur. Elles ont gelé à cause du froid. Ton cœur est devenu une cathédrale de glace. Tout ce que je vois ici le prouve.

— Qui es-tu ?

— Toi-même. »

Car elle avait son propre visage...

« Il n'y a pas de pire juge que toi-même.

« Il n'y a pas de pire prison que toi-même.

« Il n'y a pas de pire geôlier que toi-même.

Et contre tout cela, tu ne peux rien faire, car tu es la punition. Tu fais partie d'elle. Tu es, toi aussi, Ceto.

Lorsque la matière change de forme, que les êtres disparaissent et sont remplacés, vous dites que l'esprit la transcende, et lorsque vos mémoires vous font défaut, vous dites que rien ne vaut la sûreté du tangible. Vous ne pouvez vous raccrocher à rien ! Tu as bâti beaucoup au secret de ton esprit, Seryn ; tu as rangé, archivé et contrôlé. Le contrôle est ton obsession. Mais tes cauchemars sont restés aussi vivaces. Ils n'attendaient que cela : le signal pour sortir au grand jour. »

Un voile d'ombre passa autour d'elle. Seryn, seule et fragile, se tenait debout, pieds nus sur la pierre de la bordure, dont les rugosités collaient à sa peau calleuse. Elle voyait l'ombre s'étendre dans sa direction, jetant en avant ses volutes comme une chevauchée fantastique.

Le Fléau s'arrêta à dix mètres d'elle, comme si un rocher invisible empêchait son avancée. Alors Jarn en émergea, intact, fidèle. Il regardait aux alentours, surpris sans doute de se découvrir encore en vie ; il ne la voyait pas. L'ombre recrachait ce solain indestructible, sans aspérité, dont elle n'avait su se nourrir. Immédiatement, des silhouettes surgirent des deux bords de ce monde polarisé, de la lumière et de l'ombre ; les unes avaient la transparence des êtres parfaits ; les autres la forme nébuleuse des souvenirs refoulés. Une marée de couples impossibles se forma, en écho à son désir inavouable. Jarn demeurait entre les deux réalités en collision, le regard vague, ne sachant que faire.

« Mensonge ! »

Elle se réveilla avec soulagement, heureuse pour une fois d'oublier ce qu'elle venait de voir. Elle qui s'était estimée jusque-là à l'abri de ce genre de sortilège.

Le sommet du photosaure n'était pas très différent, en apparence, de la plaine en contrebas. Sa peau semblait couverte de rochers semblables, car il avait subi la même érosion. Mais à certains endroits, comme aux alentours d'un volcan, chantaient de petites fumerolles, tandis que des crevasses montait le son de la machinerie.

Hormis les vibrations de chaque pas, il régnait une extraordinaire stabilité, de sorte que le photosaure semblait fixe par rapport au reste du monde. Il ne tanguait pas, insensible au vent, en équilibre parfait sur ses six pattes insectoïdes, malgré la hauteur démesurée de ses membres.

Tibor était assis à côté d'elle. Sa prothèse immobile reposait sur ses genoux.

« Il se nourrit de démons, et nous en hébergeons quelques-uns. Voilà ce qui l'attire chez nous. »

L'aube fatiguée de Sol Finis les éclairait comme une esquisse floue, effacée d'une main.

« Je comprends son mode d'action, dit Seryn. Mais je ne sais pas de quoi il est constitué. S'il s'agit d'un agrégat de démons des Confins, d'une forme des dieux eux-mêmes. Je veux savoir exactement ce que nous affrontons. Ensuite nous gagnerons la capitale. »

Tibor redonna vie à son bras de métal, autrement trop lourd à porter, et intima à Seryn de le suivre. Les soldats rescapés de Téralis, allongés sur la pierre, tête posée sur leur manteau mis en boule, étaient plongés dans un sommeil agité. Leurs sourcils tressautaient et leurs lèvres s'entrouvraient parfois, murmurant des mots incompréhensibles.

Ils marchèrent jusqu'au flanc du photosaure, une arête de pierre et une falaise plongeante. La plaine désertique, comme la peau d'un ancien, striée de veines apparentes, de taches brunes, glissait au rythme de l'avancée du mastodonte.

« Que veux-tu exactement ? » demanda Tibor lorsqu'ils eurent les yeux sur le front du deuxième Fléau.

Téralis n'était plus visible, non plus que la Barrière, comme si Ceto avalait le monde depuis ses frontières, se refermant sur Sol Finis tel les anneaux d'un serpent.

« Je veux observer de plus près la forme physique du brouillard. Voire en prendre avec moi un échantillon et le ramener à Méra.

— Tu es sérieuse ?

— Tout ce que ce monde compte de maîtres d'Arcs, même s'ils ne se valent pas tous, doit œuvrer comme un seul solain. Sinon nous sommes seuls face au Fléau, et si tel est le cas, nous avons déjà perdu.

— Ils se rendront sans combattre. Ils s'enfuiront dès le premier regard. Ces gens-là n'ont jamais vu de démon.

— Tu oublies que Ceto les encercle. Ils n'ont nulle part où fuir. La fin des temps frappe à leurs portes. Cela peut tout changer. »

Le prince Eil lui-même descendrait-il de son trône, lèverait-il le nez de ses discours, convoquerait-il son peuple en assemblée pour clamer, haut et fort, que Sol Finis défiait ses dieux ?

Cela aurait-il la moindre conséquence ?

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