50. Tu voyageras loin


2100 mots

Tu voyageras loin.


Kaldor, Principes

Livenn saisit une fleur pour en sentir le parfum. Il lui parut distant, mal défini.

« Qu'est-ce que la Noosphère, Maître Wei ?

— Tu as déjà l'intuition, Livenn, que dans cet univers, toute chose exprimable dispose d'une forme d'existence. Les rêves dans lesquels nous nous déplaçons font eux aussi partie de l'univers. Ils en forment la trame secondaire, plus malléable, plus dissonante que le réel et le tangible. »

La solaine dispersa son regard parmi les herbes sauvages balayées par la brise.

« Tout ceci semble tangible » remarqua-t-elle en revenant à l'avatar astral de Wei.

La ressemblance entre la tortue volante et sa silhouette solaine habituelle était évidente. Tous deux avaient pratiquement le même visage, les mêmes sourcils épais. Quand on y pense, une tortue avec des sourcils... mais on n'y pense pas. L'esprit, occupé par le rêve, ne s'arrête pas aux détails.

« Le rêve et la mémoire ne sont pas la propriété d'une seule personne. Au cours de leur processus de pensée, les consciences engendrent ces fragments, ces empilements bancals. Ils s'associent. Se fortifient. Des matrices d'Arcs se constituent spontanément en joignant les différents morceaux. Certes, le rêve se trouve plus proche du néant ; les lois physiques y sont travesties, voire honteusement niées. Mais c'est juste un monde qui obéit à ses propres règles.

— Et les Arcs sont le point commun entre tous ces mondes.

— Les Arcs lient cette marée de fragments qui dérive à la surface de l'univers.

— La Noosphère, répéta-t-elle.

— L'intégralité des rêves externalisés, des pensées qui ont échappé à leur créateur. Parfois de pures créations oniriques, abstraites, toujours familières, copiant la réalité, s'en éloignant volontairement. Lorsque nous marchons dans la Noosphère, nous ne rencontrons aucune frontière. S'il le faut, nos pas peuvent faire exister d'autres mondes.

— Nous pourrions vivre des vies entières dans nos rêves, remarqua Livenn. Comme ces oiseaux qui volent des années sans jamais toucher terre. Nous pourrions demeurer dans la Noosphère, sous forme spirituelle, et nous échapperions à notre destin.

— Cela ne fonctionne pas, dit Wei. Nos esprits ont une limitation impondérable : ils sont enracinés en un corps. Lorsque celui-ci vient à dépérir, et c'est inévitable, l'âme du mage ne peut que s'envoler dans la Noosphère. Ici-bas est un autre monde, pourvu d'autres règles. Après un certain temps, on devient rêve soi-même. Il faudrait être un esprit extrêmement fort, d'une matière plus solide que la nôtre, pour demeurer intact durant des siècles.

— Et pour retrouver un corps physique ?

— De quel genre ? Un corps vivant ? Ce serait le voler à quelqu'un d'autre. Vois l'esprit comme une forme parfaitement adaptée à son écrin, mais qui au cours de ses voyages astraux, se couvre de petites aspérités. Revenir en soi peut être déjà difficile. Alors s'attacher à quelque chose d'autre que soi... nous ne disposons pas de toute la science qui permet d'aller et venir du rêve à la réalité.

Si nous savions construire des substituts à nos corps physiques, si nous savions faire durer éternellement nos vies, nous aurions facilement renversé les dieux. »

De grandes failles sombres couraient dans le ciel, le découpant en plusieurs facettes. Plus ils avançaient dans la Noosphère, plus le rêve se complexifiait. Cet assemblage n'appartient à personne en particulier, se souvint Livenn. Des mémoires laissées par leur propriétaire, d'ultimes vestiges s'accumulant comme des débris sur la plage, après l'échouage d'un navire.

« Cela limite notre avancée, comprit-elle.

— En effet. Les magerêves sont des nageurs en hypnée. Plus loin on remonte dans les rêves, plus on s'approche de nos Étoiles tant désirées, plus on s'éloigne de son corps. Au risque de ne pas revenir, de perdre le cordon qui nous relie à notre monde physique.

— C'est déjà arrivé ?

— De mourir lors de ses voyages astraux ? Oui, c'est arrivé à Nadira. »

Ils trouvèrent un escalier qui semblait monter au ciel. Son sommet disparaissait convenablement dans le brouillard, signe d'un nouveau fragment de rêve.

« On croise ici quantité d'esprits qui ont, consciemment ou non, perdu leur attache au réel, et qui dérivent sans but. »

Pour donner corps à ses propos, un banc de méduses flottantes entoura l'escalier, qui traversait maintenant l'espace étoilé. Des âmes en migration ; celles de dormeurs ou de mourants ?

« Il en est aussi qui se sont installés. Ils ont créé leur propre cocon, détaché de tout, accessible seulement par des portes dérobées, des passages secrets, des clés et des mots de passe. Afin que personne, pas même les dieux, ne vienne les déranger. La plupart de ces esprits sont anciens.

— Peuvent-ils nous aider ?

— Personne ne veut aider Sol Finis. Nous sommes un monde étrange, laissé pour compte, à l'abandon. Les pouvoirs des solains sont trop grands pour une race telle que la nôtre. Les rêves d'ailleurs ont peur de nous. »

Le banc de méduses s'éloigna d'eux. Ils atteignaient le sommet de l'escalier effondré. Livenn n'avait pas le vertige, car il n'y avait ni haut ni bas.

« Pourquoi moi ? » demanda-t-elle tandis que maître Wei examinait la coupure brutale, faisant jouer les Arcs comme les cordes d'une cithare, cherchant lequel solliciter en premier, où appuyer pour remettre les choses en place, reconstituer le chemin.

« Une intuition de Nadira. Je lui donne raison. Je reconnais en toi sa fascination pour le Cercle de Lumière. Tous les solains regardent les Étoiles avec un mélange de désir et d'appréhension ; mais toi, tu n'as jamais ressenti cette peur. Qu'y a-t-il au fond de ton esprit, Livenn ?

— Vous avez tout vu.

— J'ai vu de nombreuses portes fermées.

— Je n'ai pas toutes les clés. J'en ai perdu certaines.

— Commode mensonge.

— Qu'est-ce que vous entendez par là ?

— Il est difficile, Livenn, de faire face à des souvenirs antérieurs à notre naissance. Il est plus commode de les refouler. De les enfermer. Tu devrais ouvrir au moins une de ces portes. Ce que tu y trouvera te guiderait peut-être.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. »

Elle décida de s'écarter de cette tortue volante, dont les paroles révélatrices n'ajoutaient que plus de désordre à la confusion de son esprit. Son pied se posa sur l'escalier, de nouveau intact, né pour elle, pour ses pas.

« Tu répètes le chemin de Nadira, car vous êtes semblables. »


***


« Nous avons bien avancé, n'est-ce pas ? Ne faudrait-il pas retourner en arrière ? »

La forme de maître Wei oscillait maintenant. La tortue ne tenait plus en place ; un masque solain se greffait tantôt sur elle, comme si son corps physique le réclamait.

« Non ! »

Il devint plusieurs choses à la fois, tortue, cormoran, dragon, solain, et plus il tentait de stopper ses variations de nature, plus les fluctuations de son esprit augmentaient telle la houle d'une tempête naissante.

« C'est cette pensée qui nous arrête, Livenn ! Mais nous devons être prêts à tout abandonner. Nous devons être prêts à ne pas regagner nos corps, si cela nous permet de jeter le pont ! »

Il retrouva son calme et sa forme de tortue, battit des nageoires comme pour vérifier leur présence.

« Les obstacles sur ce chemin sont nombreux. Mais le plus grand d'entre eux est celui que nous apportons avec nous : le doute. Le seul moyen d'aller jusqu'au bout est de ne jamais reculer. Ne jamais se retourner. Même lorsque tu seras seule. »

L'escalier, d'abord ascendant, avait changé de sens sans les avertir. Ils posèrent le pied sur une forêt et leur accès s'effaça comme une illusion – ce monde-écrin se voulait cohérent, indépendant et sans attache.

« Vous connaissez cet endroit ?

— Je ne suis jamais allé plus loin. »

Si Livenn avait tenté d'imaginer les rêves de Maître Wei, ils auraient ressemblé à cela. Une paisible forêt, construite sans haut ni bas, où s'interjetaient des arbres capables de s'étirer à l'infini comme des lianes, dont les feuilles violettes se déployaient en désordre. L'horizon était une frontière brumeuse parcourue de luminescences végétales. Une intense condensation ruisselait dans les nervures des feuilles et des troncs. Les plus gros et les plus anciens semblaient creusés de galeries. Livenn imagina des êtres autochtones, des elfes sylvains qui jamais n'auraient eu de contact avec l'univers physique, qui vivaient sous cette faible pesanteur, ne nourrissaient de lumière et réfléchissaient au sens de leur existence sans se rendre compte de leur étrange statut.

« Des esprits ont trouvé refuge ici, confirma Wei. Je n'ai jamais su leur faire dire s'ils sont montés de Sol Finis ou tombés du reste de l'univers. Peut-être sont-ils là depuis l'origine du Temps. Je ne le sais. Ils ne me le diront pas. Nous aimons tous avoir nos secrets. »

Livenn se glissa sous une racine pour le suivre. Les troncs rugueux et humides étaient froids et immobiles.

« Une sorte de labyrinthe » dit Wei.

Ils s'arrêtèrent sur une clairière, installée elle-même sur un tronc à demi rongé par la mousse. D'autres se croisaient en tous sens au-dessus de leurs têtes, des feuilles en tombaient comme des tentures.

« Tu dois comprendre que, dans la Noosphère, le vide n'existe pas. C'est un ensemble de bulles qui se reconfigurent sans cesse, qui se connectent et se déconnectent. Mais des chemins existent toujours. Certains sont cachés, enfouis, mais des explorateurs comme nous finissent toujours par percer les énigmes.

— L'univers se trouve au-delà de cette forêt.

— C'est ce que disait Nadira. »

Wei s'étant brutalement tu, Livenn chercha la tortue du regard. Elle fouilla parmi les Arcs qui avaient subsisté, un vestige de la forme astrale, découpé dans l'espace. Maître Wei avait regagné son corps. Elle se trouvait toujours dans le rêve. Il fallait poursuivre.

La terreur de ne jamais revenir en arrière et celle d'échouer se répondaient sans cesse comme deux mauvaises conseillères qui se contredisent toujours.

« Tu es perdue, et tu n'es pas perdue. »

Une silhouette lumineuse, comme un petit singe porteur de collerettes transparentes, descendit souplement dans sa direction.

« Tu es seule, et tu n'es pas seule.

— Tu as raison, et tu as tort.

— Tu est sur le bon chemin, et sur le mauvais.

— Tu as peur, et tu n'as pas peur.

— Qui es-tu ? »

Ils s'étaient multipliés. Leur nombre n'avait pas d'importance ; qu'il y en ait un et il y en aurait cent.

« Qui es-tu, Nadira ?

— Comment m'avez-vous appelée ? »

Le nombre écrasant de ces formes étrangères, dont elle ne savait si on pouvait les qualifier de vie ou non, fit courir un frisson d'inquiétude le long de sa colonne vertébrale. Livenn ressentit le besoin irrépressible de fuir. Or c'était la mauvaise option ; fuir l'aurait perdue dans ce dédale végétal. Elle devait se soumettre au jugement des singes lumineux, aussi étrange que fût leur rencontre dans ce rêve abandonné.

« Nous ne t'avons pas appelée, dit l'esprit. Tu ne t'es pas appelée toi-même, tu ne te connais pas. Qui es-tu ?

— Livenn.

— Que veux-tu ?

— Les Étoiles.

— Des ponts, toujours des ponts, définis par leur point de départ et leur point d'arrivée, par leur point d'attache et leur point d'ancrage. Des ponts entre un monde et un autre. Entre un être et un autre. Donc, tu es un faisceau d'Arcs vivant. Vers où mènent tes ponts, Nadira ?

— Je ne me nomme pas Nadira. Vous me confondez avec une autre.

Je est un autre, plein de prétentions. »

Elle craignait maintenant que la foule des singes se jette sur elle et déchire sa forme astrale. Leur peau translucide laissait transparaître leurs os luminescents. Leur crâne avait quelque chose de solain. Leurs crêtes frémissantes s'agitaient sans cesse en rythme.

« Dis quelque chose de vrai, Nadira. »

Je ne me nomme pas Nadira, pensa-t-elle, mais elle sut que cette réponse ne pouvait leur convenir.

« Je veux rentrer chez moi. Je veux retrouver mes parents. Je veux revoir Othon. »

Elle sut alors que les singes l'observaient avec tendresse. Ils ne s'approchèrent pas plus. Leur porte-parole gratta une souche d'arbre, pensif, avant de déclarer :

« Tu es de celles et ceux qui perdent tout et ne gagnent rien. Tu ne rentreras pas chez toi. Tu ne retrouveras pas tes parents. Tu ne reverras pas Othon. Ou si peu de toi. N'y a-t-il pas quelque chose d'autre ? »

Livenn se sentit pleurer. Les larmes coulaient à l'intérieur de sa forme astrale comme une rivière qui creusait déjà son lit.

« Je dois rejoindre les Étoiles. »

Ils accédèrent à sa volonté, parce qu'ils avaient pitié d'elle. Cette certitude fut plus féroce encore.

« Voici la voûte céleste. »

Les arbres s'écartèrent comme s'ils ne faisaient que partie d'un décor, révélant une étendue noire infinie percée d'un disque de piqûres lumineuses – le ciel de Sol Finis, le Cercle de Lumière. Livenn se trouvait peut-être toujours au même endroit, mais l'univers lui paraissait maintenant plus proche que jamais. Son corps n'avait pas changé de place, mais son esprit avait voyagé loin.

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