48. S'en remettre aux dieux
1100 mots
Je constate que vous désirez revenir en arrière.
Vous moquez ceux qui désirent quelque chose qui n'existe pas encore. Mais vous, vous désirez quelque chose qui n'a jamais existé.
Kaldor, Principes
Écœurée par le comportement du prince, Seryn parlait sincèrement – une qualité pour laquelle la Cour la détestait. Non que le franc-parler fût interdit dans cette société politique. Mais même dans la franchise et la disruption, il y avait des codes précis, des rôles immuables, comme les personnages de la commedia dell'arte. Il fallait faire peur aux nobles, en agitant le spectre du déclin, puis disparaître aussitôt – alors l'assistance pourrait souffler et remercier les dieux de sa place privilégiée. Seryn ne savait pas disparaître. Elle resterait tant que la résistance tenace de ces esprits avachis ne serait pas anéantie par ses puissantes vérités. Sol Finis se mourait. Leurs jeux politiques et les spectacles dans l'arène n'y changeraient rien.
« La Capitale est prospère, asséna-t-elle, mais c'est parce que le reste du royaume se vide. Vous vous félicitez que les prix du grain sont bas ; c'est que tous les fermiers de Sol Finis ont trouvé refuge sous vos fenêtres, et sont prêts à tout pour vous vendre quelques miettes. Vous remarquez que nombre de volontaires se présentent pour la soldatesque ; c'est que ces salaires de misère sont pour eux un miracle. Vous vous étonnez que le peuple s'accroche à vous et vous vénère ; c'est que vous êtes son seul espoir, dans ce monde déserté par les dieux. Et pour toute réponse, vous détournez le regard. Les trois quarts du royaume sont un désert de pierre, déjà raviné par la pluie, où le vent arrache la moindre poussière, la moindre graine. La lumière décroît. Chaque jour, l'ombre avance aux Confins, et bientôt la Barrière sera elle-même engloutie.
— Vous affabulez, protesta mollement le prince Eil.
— Je suis primagister ! »
Une bouffée de lumière agita l'espace autour de Seryn, un remous échappé de son esprit. Les nobles reculèrent et aussitôt n'eurent plus qu'une pensée à l'esprit. Était-elle dangereuse ? Ils avaient oublié les démons, trop lointains, trop nébuleux. La primagister, sa colère présente, fournissait à leur peur un parfait bouc émissaire.
« J'ai vu l'entièreté de ce royaume. J'ai parcouru la ligne de la Barrière. J'ai observé les Confins. J'ai suivi la horde des photosaures. J'ai vu les démons ramper jusqu'à Téralis. Jusqu'ici nous leur avons tenu tête, mais lorsque la lumière continuera de reculer, ils se joueront de nous. Je ne mens pas. Je n'affabule pas. Contrairement à vous, je sais ce qu'est le rêve et la vérité. »
Le prince Eil détourna le regard. Pour lui, la conversation était déjà finie.
« Vous, vous vivez dans un rêve, asséna Seryn. Vous ne voyez que ce qui vous arrange, ce qui vous conforte. Vos certitudes sont déjà installées. Vos pensées sont déjà pré-écrites. Vous suivez un protocole.
— Contrairement à ce que vous dites, renchérit un courtisan, les dieux n'ont pas abandonné Sol Finis. Oui, nous sommes conscients que la lumière recule. Mais cette situation est le fait de nos prédécesseurs. Il ne tient qu'à nous de restaurer la confiance immémoriale entre les solains et leurs dieux.
— Vous y croyez ? Vous croyez que les créateurs de Léviathan méritent notre confiance ?
— Vous simplifiez trop, Seryn. Il nous faut retrouver cet équilibre que réclame Sol Finis. Je suis conscient de la souffrance de mon peuple, et c'est à elle que je me consacre tout entier.
— Mais vous, prince, vous ne répondez pas à ma question !
— Oui, lâcha Eil, il nous faut retourner auprès des dieux. Les maux qui nous accablent, que vous décrivez fort bien, sont tombés sur nous parce que nous avons eu la faiblesse de nous détourner de nos géniteurs.
— Je comprends. »
Seryn se leva brusquement. Sa jambe la trahit à nouveau, l'obligeant à s'appuyer sur son bâton – une faiblesse que l'on ne manquait pas de souligner.
« Vous vous en remettez aux Sermanéens. Vous, le solain le plus puissant de cette terre, vous implorez la clémence de dieux qui ont renié leurs propres enfants.
— Il est temps de voir la réalité en face. Les étoiles lointaines ne seront jamais atteintes, en revanche nous avons suscité la colère légitime des dieux. Il doit nous importer aujourd'hui de restaurer cette confiance perdue. »
Seryn ravala le mur de pensées qui dansait autour d'elle, visible mais lointain, signe qu'elle n'avait plus rien à lui opposer.
« La seule chose qu'il me reste à vous dire, prince, est que vous vous trompez. Les dieux ne nous apporteront rien de plus que la ruine. Vous pouvez leur demander d'abréger nos souffrances, c'est tout ce que vous obtiendrez d'eux – peut-être. Au revoir.
— Où allez-vous ?
— Je repars pour Téralis. J'ai trop tardé ici. Cela n'a servi à rien. Je suis un mauvais exemple pour mes soldats.
— Restez ici, je vous l'ordonne.
— J'obéis avant tout à mon devoir. »
Elle lâcha le bâton, qui tomba mollement, comme ralenti par l'air. Il se brisa en milliers d'éclats.
« Si vous sortez de cette pièce, la menaça le prince, vous devenez mon ennemie politique.
— Je ne fais pas de politique.
— Nous allons désarmer Téralis, que vous le souhaitiez ou non.
— Eh bien je serai seule à Téralis, à défendre ce monde. »
Sur leur chemin de retour, un courtisan attrapa Othon par les épaules.
« J'ai beaucoup aimé ce que vous avez fait dans l'arène. Remarquable. Vous êtes doué. Je vous engage à mon service – je suis un proche ami du prince, vous monterez vite. »
La surprise le disputa au dégoût. Ces gens ne savent rien, songea Othon. Ils se sont créé leur monde d'illusions, ils ont fermé la porte et jeté la clé.
« Excusez-moi, dit-il en écartant le solain pour rejoindre Seryn, qui boitait dangereusement.
— Je ne vous comprends pas ! C'est une offre exceptionnelle !
— Tout le monde ne pense pas comme vous.
— Si vous êtes à Téralis, c'est que personne ne vous a encore remarqué. Famille pauvre ? C'est l'occasion de vous élever dans la société. Que diraient vos parents ! Que sont-ils devenus ? Approuvent-ils votre manque d'ambition personnelle ?
— À forte dose, l'ambition est un poison pour l'âme.
— Je vous propose...
— Vous ne proposez rien. »
Il dit cela en coupant un nœud dans l'esprit du solain, qui buta sur une pensée absente. Il ne se souvenait pas de ce qu'il disait. Comme toujours dans ces circonstances, il réagit instinctivement, fit un sourire gêné, une révérence, et s'enfuit.
Seryn l'attendait. Elle semblait indécise, à raison, car ils manquaient d'options. Téralis ne pourrait pas demeurer en autarcie totale. La forteresse dépendait des livraisons de grain de la Capitale, encore bien organisées malgré une fréquence aléatoire. Seryn faisait déjà des plans – mais l'avancée des démons pourrait rabattre les cartes.
« Primagister, pensez-vous qu'ils feront ce qu'ils disent ? Reprendre contact avec les dieux ?
— Je pense que les dieux sont rancuniers. Il ne vaudrait mieux pas leur rappeler que nous existons. »
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