47. Le prince-roi


2300 mots


Ils prendraient conscience que leur monde est en ruines, s'il n'y avait pas le spectacle. Car le spectacle pourvoit aux horizons perdus.

Le spectacle crée des rêves. Ces rêves sont des réparations de fortune. De grandes toiles déjà percées que l'on accroche lorsque le toit s'est envolé. Le monde s'est vidé de toute vie, mais il est encombré de rêves. On y rit encore.

Tant qu'ils sont au moins deux, chacun peut être le spectacle de l'autre. Mais l'un d'entre eux, le dernier, est condamné à vivre la solitude.

Kaldor, Principes


« Quel le duel commence. »

La grande arène de Méra, un théâtre en plein air aux gradins demi-circulaires, avait un double usage bien connu. On y assistait aux grandes représentations théâtrales et aux grands duels entre bretteurs de la Cour et maîtres d'Arcs. De fins esprits comme le prince Derring – mort trop tôt – auraient pu remarquer que, d'origines tout à fait opposées, ces usages avaient fini par converger vers deux formes similaires de spectacle. Tout, à Méra, était spectacle.

On avait installé des tribunes en bois supplémentaires en hâte, pour que le peuple de la Capitale puisse assister en masse au combat du siècle – dixième du nom. Les meilleurs places revenaient à la Cour, la tribune d'honneur au roi – au prince Eil, en l'occurrence. Mais une fraction significative du peuple de Méra se pressait dans les gradins, des nobles aux cordonniers en passant par les soldats, car le spectacle unissait cette société ; il permettait de combattre le seul ennemi bien visible, bien défini, dont le pouvoir considérable faisait frémir ensemble le page et le prince : l'ennui, le mal suprême guettant les sociétés de gens bien nourris.

Que le peuple de Méra puisse s'adonner à l'ennui, alors que son monde vivait ses dernières heures, surprend l'observateur futur ; l'historien peu scrupuleux passera sous silence ces détails, oubliant qu'à la veille de leur mort, nombre d'empereurs vaincus dînaient encore fastueusement et ne se doutaient de rien.

Le duel du jour, organisé de longue date, offrait une distraction bienvenue aux nombreux remous politiques qui avaient agité la Capitale depuis l'éviction de la Chambre des délibérations. Le peuple avait accepté l'idée de la résurrection du royaume d'autrefois. Le Triumvirat était devenu un Unumvirat. Dans les prochains jours, le prince Eil s'attellerait à la préparation de son couronnement.

Dans cette incessante guerre d'egos qui menait aux meilleures places de la Cour, les esprits s'échauffaient jusqu'à ce que la violence s'exprime : ainsi les duels d'honneur avaient-ils pris naissance. Organisés en secret, menés sous l'œil fuyant d'arbitres corrompus et de parieurs sans scrupules, ils faisaient jaser maîtres et employés : rien n'unit mieux un peuple que la culture du ragot. C'est en reconnaissant cet état de fait que le roi d'alors avait officialisé les duels, introduit une sorte de code d'honneur et déclaré qu'ils seraient dorénavant publics. Ce qui allait nécessairement mener au spectacle. Dans le microcosme de Méra, les maîtres d'Arcs devaient se trouver un protecteur. Pour se vendre, il fallait donner un combat spectaculaire, scénarisé, réglé au millimètre. Chaque geste, chaque réplique serait défini à l'avance, de même que le vainqueur, ce qui n'empêchait pas les paris. Jusqu'où iraient-ils cette fois pour impressionner la foule et gagner l'estime d'un nouveau maître ? Cette question alimentait les discussions des jours durant. Le divertissement, poussé à son paroxysme, se déversait hors des scènes du théâtre. Commenter les duels, raconter des histoires à leur sujet, tout cela formait un autre spectacle.

Seryn et Othon jouèrent des coudes parmi les gradins les plus peuplés, se glissant jusqu'au bord de l'arène. Nul ne prêtait attention à leur présence. Nul ne reconnaissait en eux des maîtres d'Arcs – ceux de Méra étaient une toute autre espèce de solains.

« Tels que je les connais, ils feront durer le combat pendant une bonne demi-heure, avec une entracte, de nouveaux protagonistes inattendus, un retournement de situation, une fin ouverte. »

Elle posa une main sur son épaule. Seryn savait mener des solains, mais guère les encourager ; son regard était glacial.

« Je veux que tu arrêtes ça. Je te donne une minute. »

Elle le poussa en avant, par-dessus la rambarde. Othon entendit une clameur résonner dans le gradin derrière lui. Ce genre d'accident arrivait souvent ; on se moquait déjà du solain anonyme, sans doute ivre, qui allait se briser un ou deux os.

La surface de sable de l'arène se trouvait à plusieurs mètres au-dessous de lui. Othon interrompit sa chute en annulant son poids, puis d'une torsion d'espace, il atterrit sur ses pieds. La foule rugit soudain d'excitation et de plaisir. On lui avait vendu les places fort cher, promis un affrontement à deux, et voilà qu'un troisième intervenait. Rien ne comble mieux d'éternels insatisfaits que l'inattendu, même si la surprise ne dure qu'un instant.

Othon leva la tête. Il ne reconnut pas des solains ; ils étaient trop nombreux, leurs tenues braillantes d'incompréhensibles couleurs ; ils criaient trop fort et sans raison apparente. Puis il observa ses deux adversaires. Placés des deux côtés du disque couvert de sable, ils le regardaient marcher vers eux, indécis. Deux maîtres d'Arcs en armure de plates, habillés pour le spectacle. Cet assemblage dispendieux de métal les rendait reconnaissables et visibles de loin, mais entravait leurs mouvements, alors que la force des mages d'Arcs est dans la vitesse et l'exécution de gestes parfaits. D'où leur prédilection pour le bâton – et non ces épées rutilantes, non aiguisées. On n'aurait même pas pu assommer un drom avec ça, songea Othon, avec une pensée pour les ruminants placides qui accompagnaient les caravanes. Le métal mou se serait plié contre les os du crâne.

Othon tissa un bâton de combat fait d'Arcs. Pour une minute, cella suffirait. Il avait cru à Khar pousser sa science d'Arcs à son apogée ; or il ne faisait que répéter des duels contre les mêmes personnes, utiliser les mêmes techniques habituelles. Dix jours à Téralis, au contact de nouvelles personnes et de nouvelles menaces, lui avaient réappris les bases de la magie d'Arcs.

Se faire voir était tout le sens de ce duel de pacotille. Pressentant qu'il leur volait la vedette, les deux protagonistes l'attaquèrent. Physiquement. À l'épée. Ils se heurtèrent à des murs invisibles – l'espace se retournait contre eux.

Un des deux maîtres avança alors vers lui une illusion repoussante, comme un collage de carton. Impossible de croire à cette chose qui se voulait Pégase, on pouvait voir au travers. Pourtant la foule, en extase, applaudit. Le monstre d'Arcs traversa Othon et disparut. Son auteur fit une révérence pour remercier son public.

Il me reste trente secondes, se dit-il.

Il se souvint du dragon de Livenn. Même incorporel, il émanait de cette illusion d'Arcs une impression de puissance. L'instinct commandait aussitôt la fuite ; il fallait être maître soi-même pour comprendre que le monstre était creux. Et il fallait être un excellent maître pour que le monstre, même pour un instant, prenne corps.

Le dragon monta derrière lui comme s'il surgissait du sol, avec une cascade de sable coulant sur ses écailles resplendissantes. Quand il ouvrit ses ailes, la lumière aveugla la foule, pétrifiée, qui assistait à une véritable démonstration de magie d'Arcs – et pas ces tours de cirque de leurs maîtres locaux.

« Remarquable, lança le deuxième duelliste, mais je ne suis pas impressionné ! »

Le visage ferme, il leva son épée et frappa la main du dragon, qui passait tout près de lui. La lame rebondit sur l'émail. Puis le poing se replia et écrasa le solain contre terre, estomaqué.

L'autre avait choisi d'attaquer frontalement Othon. En trois mouvements, il para l'assaut, bloqua la lame et le désarma d'un coup de pied.

Le dragon s'envola en un rugissement et s'effaça en pluie d'étoiles. La foule applaudissait le spectacle. Elle croyait qu'on avait tout orchestré pour son bon plaisir, comme c'était toujours le cas.

« J'ai gagné » conclut Othon en jetant un regard vers la tribune du prince.

Jusqu'ici une appréhension l'avait accompagné sur le terrain. Enfant, il rêvait de la Capitale comme un monde tout autre, habité par des solains emplis de grandeur, différents dans leur manières, dans leur coutume. Des solains qui, par cette différence, formaient un autre monde dans le Monde Solitaire, ce qui expliquait qu'ils soient riches et bien portants.

Ils n'étaient pas différents. Le prince Eil lui-même n'était qu'un vieux solain sans honneur, sans grandeur et sans avenir.


***


Ils attendirent une heure dans l'antichambre de la salle d'audience avant que la secrétaire du prince ne les autorise à entrer. Vous n'y gagnerez rien, pensait-elle. C'était comme s'ils n'existaient pas, appartenant à un monde duquel la Cour détournait le regard.

« Ne dis rien » intima Seryn au jeune maître.

Le personnage le plus important du royaume était entouré d'une cohorte de conseillers et de courtisans, comme un hippopotame qui, à l'arrêt, attend que les oiseaux dévorent ses tiques. C'était un vieux solain, au cheveu rare compensé par une perruque, de laquelle surgissaient deux cornes laquées, lustrées à la poudre d'or. Vu de l'extérieur, ces artifices d'apparence confinaient au ridicule. Mais une société libérée de ses besoins vitaux, à qui nourriture et boisson parviennent tous les jours, s'enferre toujours dans des préoccupations abstraites.

C'était le maître de Sol Finis. Il avait fait assassiner les deux autres princes et mettre l'Intendant El Golgar en résidence surveillée, au palais de Tommus. Son dernier mouvement serait de mettre fin à la magie d'Arcs. Fermer Khar, fermer Téralis, remercier Seryn et reprendre la main sur ses maigres troupes.

« Vous boitez, primagister. »

Ce fut la première phrase de leur conversation. Des têtes surgirent du dos du prince, cherchant à mieux voir. Eil, en bon personnage politique, savait reconnaître au premier coup d'œil la faiblesse de son interlocuteur.

« Si vous vous préoccupiez de ma santé à ce point, prince, vous donneriez plus de moyens à la défense de Téralis. »

Il se mit à rire, comme s'il s'avouait déjà vaincu à cette joute verbale, puis invita Seryn à prendre place dans un fauteuil. Othon d'un côté, les courtisans de l'autre, restèrent debout.

« Trêve de plaisanteries ; pourquoi êtes-vous là ?

— Vous m'avez demandée » dit froidement Seryn.

Une hostilité franche émanait du groupe qui soutenait le prince, dirigée toute entière vers elle.

Ce n'était pas le prince Eil qui l'avait choisie comme Prima, mais la Chambre des délibérations, durant l'époque de régence. Il cherchait le bon moment pour la révoquer. Seryn dérangeait la Cour, un lancinant rappel du cauchemar que vivait le reste du royaume. Ils avaient tenté de l'étouffer sous la rumeur et le mensonge. Elle tentera de renverser les princes, disait-on. La garnison de Téralis serait prête à fondre sur Méra comme une nuée de corbeaux.

« Oui, reconnut le prince, mais pas maintenant... je pensais que...

— Je ne pouvais pas attendre. L'occasion est trop importante. Vous annoncez que Téralis sera abandonnée. Je m'y oppose.

— Évidemment. »

Des sourires firent écho au sien.

Ils escomptaient son opposition. Comment avaient-ils prévu de la vaincre ?

« Vous savez, je suis très occupé en ce moment, dit le prince.

— Je constate que les deux autres membres du Triumvirat ont disparu.

— Il y a eu quelque agitation ici, c'est vrai, mais nous voulons tous revenir à la normale le plus vite possible.

— Par « normale », vous entendez : vous tout seul à la tête du royaume ?

— Ce n'est pas votre problème, primagister.

— C'est vrai. Mon rôle est d'assurer la sécurité de ce lopin de terre cerné par les glaces. Jusqu'ici, quelle note me mettez-vous ?

— Il ne s'agit pas de noter. »

Le prince joignit les mains, pesant ses mots comme quelqu'un qui s'apprête à révéler une vérité difficile.

« Votre orgueil est très adapté à votre travail, et ce travail, vous le faites très bien. Je n'en doute pas, vous voyez ? Mais depuis quelques temps, vous vous êtes focalisée sur Téralis, alors que les véritables maux qui assiègent Sol Finis se trouvent ici, dans notre Capitale et ses alentours. Vous n'étiez pas là lorsque nous avons fait arrêter les deux autres princes, et je parie même que vous vous en fichez. Au fond, ce n'est plus la sécurité de Sol Finis qui vous intéresse, mais l'appel de l'aventure.

— Savez-vous combien de solains sont morts en une année, grâce à l'aventure ?

— Je lis vos rapports, se défendit le prince. Et c'est malheureux. Si ces solains n'avaient pas été affectés à Téralis, ils n'auraient pas subi ce que vous leur faites subir. Le froid, l'obscurité.

— Personne, sous mon commandement, ne meurt de froid. »

Seryn se leva d'un bond. Elle traça une sphère holographique au-dessus d'eux, modifiant l'espace local pour qu'il réponde aux instructions de son esprit, et y déversa les horreurs vécues à la Barrière, les gueules hideuses des démons, les solains qui se jetaient dans le vide, poussés par leurs propres cauchemars. Le prince et sa clique détournèrent rapidement le regard.

« Pourquoi Téralis ? rétorqua Eil, comme s'il n'avait rien vu. La Barrière est circulaire. Vos démons pourraient attaquer partout à la fois.

— Il s'agit du point faible.

— Non. C'est parce que vous êtes là. Vos solains sont un appât pour ces créatures. C'est vous, par votre propre témérité, qui les mettez en danger.

— Les démons n'ont pas de corps, que je sache, intervint un conseiller, excité de pouvoir faire la remarque, car il lui semblait avoir dit quelque chose de pertinent. Votre menace est donc un mirage.

— Vous voyez, dit le prince, l'emphase de vos lettres ne résiste pas quelques secondes à une analyse indépendante. Voilà ce que nous aurions dû faire depuis longtemps. Mais vous vous soustrayez sans cesse à nos questions. Finalement, vous avez bien fait de venir nous voir. »

Seryn ouvrit la bouche, hésita ; plutôt que de répondre, elle changea de question.

« Avez-vous sciemment choisi de l'ignorer ?

— Quoi donc ?

— Que ce monde est déjà mort. »

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