43. L'audience aux créateurs
2 juillet 2019 – 2000 mots
Le déclin d'un dieu commence.
Accroché à son trône de pouvoir tel un vieillard impotent, édenté, qui crache sur tous ceux qui lui rendent visite, il voit venir vers lui son successeur.
Agenouille-toi, misérable, clame-t-il. Courbe l'échine, que je décide ou non de te décapiter de suite.
Mais ce successeur ne ploie point.
Il est le premier.
Il en faut toujours un.
Caelus
Hela fronça des sourcils. Ce visage de solain lui allait si bien qu'il en venait à trahir ses émotions. Rien d'étonnant ; de tous les Sermanéens, elle avait été la plus impliquée dans la création des solains. Elle les avait faits selon ses désirs, aussi leur forme physique était-elle un vêtement confortable. Elle aimait cacher sa toute-puissance divine dans un corps aussi petit. C'était pour elle comme revenir aux jeux de l'enfance.
« Eh bien, que veux-tu savoir d'autre ?
— Pourquoi la lumière décroît-elle ? »
Un dieu ne doit jamais faire l'aveu de son impuissance, sinon il cesse d'être dieu.
Hela l'ignorait, mais à cet instant, elle cessa d'être déesse. Dans son demi-sommeil paisible, elle avait oublié la crainte et la vénération que devaient inspirer les Sermanéens ; qu'ils devaient raffermir afin de redevenir l'objet du fervent culte des solains.
« Il existe une loi. »
Ces premiers mots furent déjà de trop. Les suivants causeraient, plus tard, sa perte.
Pourtant, elle mit longtemps à trouver la meilleure façon de l'expliquer au solain, qui maîtrisait à peine ces notions ; elle aurait pu choisir de ne rien dire.
« Imagine un loup-argent.
— Ils n'existent plus, rétorqua-t-il avec un sourire ironique, dont elle passa outre.
— Cet animal naît, vit, maintient l'intégrité de son corps. Mais il se produit des phénomènes dans son organisme, des dégradations irréversibles, invisibles pour leur plus grande part. Passé un certain stade, le dysfonctionnement de ses organes se généralise. Il meurt de vieillesse. »
En parlant, elle donnait forme à une illusion d'Arcs. À leurs pieds le loup, vu de loin, courait, marchait, se couchait, rendait son dernier souffle ; il commença aussitôt à se décomposer.
« Une fois accompli ce passage, il s'étiole et disparaît. »
Silence.
« Entre l'instant de sa naissance et de sa mort, pour se maintenir en vie, et pour se développer, cet organisme a besoin d'autres vies. Pour maintenir une forme d'ordre, il doit consommer de l'ordre. C'est pourquoi le loup est un prédateur.
— Et s'il mangeait de l'herbe ?
— Le végétal est lui aussi une vie, lui aussi une forme organisée de matière.
— Mais il ne s'est organisé aux dépens de personne.
— Bien sûr que si. Grâce à moi. Je suis la source de toute vie sur ce monde. »
Il eut l'air intrigué.
« Pour croître, le végétal réclame de la lumière. Ce rayonnement est une forme organisée d'énergie. Lorsque nous avons pris possession de Sol Finis, je suis devenue l'étoile de ce monde. Sa source d'énergie et d'ordre.
— De l'ordre consommé pour produire du chaos...
— Tout est bâti aux dépens de quelque chose.
— Il n'y a aucun moyen de revenir en arrière ?
— Revenir en arrière, ce serait renverser le Temps. C'est impossible. »
Elle parlait d'expérience car, comme tous les dieux, les Sermanéens avaient essayé. Se croyant d'abord éternels, ils avaient vu que la corruption les guettait. Aucune science ne pouvait conjurer cette avancée inexorable. L'univers, lentement, se mourait, les emportant avec eux.
« Alors, cette lumière qui pâlit, c'est ton énergie qui décroît.
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Cette ombre, elle nous guette tous, mais pas seulement Sol Finis. Les Étoiles que nous voyons dans le ciel sont elles aussi en train de mourir...
— L'univers est vaste. Il enferme une bien plus grande quantité d'énergie que ce que je possède. Son déclin prendra un temps considérable – beaucoup plus qu'ici.
— Voilà pourquoi il nous faut rejoindre l'univers. Pour retarder un peu notre transformation en poussière. Oh, comme je comprends. »
Il se mit à marcher, ce qui ne menait à rien, car dans cet espace infini, tout déplacement le faisait rester fixe.
« Toi, Hela, déesse de la lumière et de la vie, tu aimes profondément ce monde, n'est-ce pas ? »
Elle ne répondit pas. C'était un aveu.
« Ma dernière question concerne le Fléau. Tu n'en est pas responsable. C'est vous tous – ce sont surtout les autres. C'est pourquoi nous devons les voir. »
Je ne devrais pas faire cela, se dit-elle, mais il était déjà trop tard. Était-ce la forme solaine qui diminuait ses ambitions divines, ou tout simplement le fait que Hela était déjà mille fois plus faible que dans sa rayonnante jeunesse ? Elle ouvrit un passage qui menait à l'autre salle du Séjour.
***
Les dieux de Sol Finis étaient onze frères et une sœur ; du moins la légende le formulait-elle ainsi. La volonté de créer ce monde, de donner corps à la race des solains, d'impulser le mouvement de la vie, originait de Hela, leur cadette rayonnante.
Si cela ne tenait qu'à moi, songeait la déesse, il n'y aurait pas eu de Fléau. Les solains seraient libres de quitter leur monde et d'aller voir ailleurs, s'ils trouvent de meilleurs dieux. Nous en sommes les créateurs, certes, mais avons-nous fait autre chose que reprendre les traits génétiques des humains ?
Elle pensa à leurs cousins des étoiles lointaines. Ils avaient été de la même race divine, fière et conquérante. Avec quelle aisance jetaient-ils ces ponts d'Arcs d'un bout à l'autre de l'univers ! Quelles énergies manipulaient-ils avec facilité ! Tant qu'ils existaient, nul autre ne méritait le titre de dieu. Les Sermanéens n'étaient que le parent pauvre de cette lignée prodigieuse. Les solains ne devaient pas le savoir.
Un escalier de pierre, découpé dans l'arête d'une montagne, s'élevait jusqu'à un cercle de douze colonnes. Là-bas dormaient les onze autres, qui à défaut de régner sur Sol Finis, se souvenaient de leur règne.
Nous avons bien fait, nous avons bien agi, se disait Hela, telle une vieille femme qui, au soir de sa vie, en revit les bons moments. Puis elle se rappelait Léviathan. Mais il était possible de formuler le Fléau comme une peine largement méritée. En tout cas une souffrance ponctuelle, légitime, très inférieure aux millénaires de prospérité généreusement offerts par les Sermanéens à leurs enfants.
Hela ouvrait la marche sur ce chemin étroit, mais à mi-parcours, elle s'arrêta abruptement, hésitante, inquiète.
« Quelle est ta question sur Léviathan ?
— As-tu peur ? »
Peur ? Elle accueillit fraîchement la question.
« C'est une insulte, dit-elle pour ne pas avoir à avouer qu'elle craignait effectivement la réaction de ses frères.
— Je suis un maître d'Arcs, mais par-dessus cela, quelqu'un qui a appris à voir. Tes frères possèdent une colère dont tu peines toi-même à mesurer l'ampleur. Leur ressentiment vis-à-vis de Sol Finis est si grand qu'il s'étend même jusqu'à toi, la déesse qui a initié la création des solains, toi qui leur a donné une partie de ton caractère. Ils pensent que si les cornus ne se contentent pas de ce monde, c'est parce que toi non plus. Ils ignorent aussi que ta lumière faiblit. Et cela, ils seront prompts à te le reprocher. »
Il sourit, mais ce sourire était un piège qui se refermait.
« Tu as toutes les raisons d'avoir peur. Malgré tout, tu m'amènes face à eux, tu es courageuse.
— Je n'ai rien à craindre. C'est toi qui es inconscient.
— C'est vrai. D'ordinaire, ce sont les créatures des dieux qui craignent. Je serai peut-être le premier à renverser ce paradigme.
— Qui es-tu ?
— Excellente question. »
Il lui vint à l'esprit que ce solain pouvait ne pas en être un. Une illusion d'Arcs camouflant un esprit volatile, qui s'introduisait dans le Séjour comme un poison, qui venait apporter la discorde parmi les dieux, pour les renverser, prendre le contrôle du monde...
« Est-ce eux qui t'envoient ? Les dieux des autres étoiles ?
— Personne, si ce n'est moi-même. »
Elle venait de poser le pied dans le cercle, réveillant ses semblables.
Grands deux fois comme elle, ils se tenaient sur des piédestaux de marbre, statues ailées dont les quatre yeux rougeoyants s'ouvrirent bientôt comme un jugement.
« Que veux-tu, Hela ? »
Indiscernables, ils parlaient comme un seul être. Leurs têtes ovales se tournèrent vers elle. En lieu d'air, des effluves de ressentiment portaient jusqu'à elle.
« C'est moi, annonça Ikar en dépassant la déesse tétanisée. Je suis venu demander audience. Elle m'a été accordée. Je dois vous poser une question. »
Une chose seulement est plus forte que les dieux : la Loi qu'ils édictent. Ils se firent violence, mais restèrent en place. Ikar semblait aveugle aux déplacements d'Arcs, à ces pensées tissées de haine sans mesure, dont l'avalanche pouvait à tout instant rouler sur lui et le détruire.
« Que veux-tu, mortel ?
— C'est vrai, je suis mortel » reconnut Ikar.
Son regard allait de l'un à l'autre, comme s'il souhaitait graver dans sa mémoire ces visages presque plats, pourtant tous identiques.
« Une solaine que je connais bien a vu une tempête d'ombre, annonça-t-il. Elle a vu un démon naissant dans les Confins, qui se promet de posséder bientôt nos noms. Je veux savoir s'il s'agit du prochain Fléau.
— Il n'y aura pas de punition assez grande pour les solains. »
Cette voix chorale, trop forte pour l'espace ambiant, le déchirait presque. Elle résonnait de mille échos contradictoires, comme si son enveloppe contenait les pensées échappées de centaines d'âmes en peine, toutes ces âmes qui échouaient aux Confins et qui s'agrégeaient en hordes de démons.
« Alors, que comptez-vous faire ?
— Que proposes-tu ?
— Je n'ai pas de proposition à vous faire. Je n'ai pas d'ambition personnelle, si ce n'est de devenir un dieu et de vous renverser, mais je doute que vous y croirez. »
Surprise et amusement se mêlèrent en un seul rire, sombre et mauvais. Les mains invisibles des dieux tournaient autour de cette pauvre créature, cette chair qu'ils avaient rendue vivante, à qui ils avaient tout donné, et qui prétendait maintenant les remplacer. Silencieuse, pétrifiée par un tel aplomb, Hela reconnaissait néanmoins le courage du solain.
« Vous ne méritez même pas notre colère.
— C'est ce que j'ai cru comprendre.
— C'est pourquoi il n'y aura pas de troisième Fléau. »
Hela se relâcha, rassurée. Ainsi, ils n'exigeaient plus rien de ce monde ? Ils pouvaient laisser les solains vivre en paix ? Pourquoi Ikar fronçait-il les sourcils ?
« Le deuxième sera le dernier.
— L'ombre, comprit le jeune maître d'Arcs.
— Il est temps, pour nous, de donner un nouveau départ à Sol Finis. Nous n'avons plus rien à attendre de votre race, aussi nous y mettons fin.
Quant à toi, solain, sois porteur de ce message. Notre ressentiment ne s'est jamais éteint. Il est temps d'aller jusqu'au bout. Il ne s'agit plus d'une punition, mais d'une nécessité. Sol Finis doit être reconstruit. »
Ikar n'eut aucune réaction. Il avait posé sa question, obtenu sa réponse, et son âme n'avait été ni torturée, ni désintégrée. Il avait ce qu'il voulait.
Hela le raccompagna en silence jusqu'à l'entrée du Séjour.
« Tu as entendu leur réponse, se décida à dire le solain. L'ombre partira des Confins et engloutira ce monde. Toi, que feras-tu ?
— Je ne peux rien faire.
— Tu ne souhaites donc pas t'opposer à tes frères.
— Je n'en aurais pas la force. Je suis une étoile mourante. Ils l'ignorent, ou ils ne veulent pas le voir. Je suis... désolée.
— De nos deux impuissances, nous pouvons faire une force. »
Après cette conclusion énigmatique, Ikar posa le pied sur la première marche qui descendait du Séjour ; aussitôt la transition s'opéra entre les deux mondes, deux espaces conjoints aux physiques subtilement différentes.
« Qui es-tu ? tenta Hela.
— Entends la détresse de Sol Finis. Monte dans le ciel et vois l'horreur de tes frères. Assiste au déchaînement de leur colère. Emplis-toi de leur châtiment inique. Lorsque tu en auras assez, viens à moi. Je t'attendrai. Je te dirai tout. »
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