40. Delts


Ceux qui l'ont confrontée au fer, au feu, au vent, au froid, savent que la chair est fragile.

Les mages d'Arcs savent que l'esprit l'est encore plus.

Cette connaissance essentielle, qui manque à nombre d'êtres se disant dieux, les solains l'avaient durement acquise.


Caelus, Le Monde Solitaire


Combien de temps Seryn avait-elle passé à affûter les défenses de son monde intérieur ?

Chaque nuit, là où un solain normal pouvait prétendre au repos, laisser son esprit parcourir les dédales abstraits des mondes incorporels, prendre son envol de rêve en rêve, la primagister examinait son palais de l'esprit. Elle l'avait bâti pierre par pierre, aidée par le temps ralenti qui régnait dans ce monde de rêve. Elle l'avait peuplé de milliers de répliques d'un soldat en bois de son enfance, un souvenir solide comme un roc, dupliqué en fantassins pour son armée mentale. Elle avait affiné des modèles pour des créatures d'Arcs capables de l'épauler dans chaque monde où elle pouvait se trouver – réel ou spirituel.

Les mages d'Arcs nommaient Noosphère l'ensemble des empilements de rêves et de mémoires engendrés par les consciences, comme une marée de fragments dérivant à la surface des eaux calmes de l'univers. Des matrices d'Arcs se constituaient spontanément en joignant les fragments.

Au magistère, on apprenait surtout aux futurs maîtres d'Arcs à modeler des torsions d'espace ou des illusions visant à s'impliquer dans le monde réel. Seryn avait dû s'enseigner seule la science du voyage astral et les explorations des rêves. La complexité de ce monde fait de millions de mondes l'effrayait et la fascinait. D'où sa préparation sans faille.

Un démon qui tenterait d'infiltrer son esprit se heurterait à une citadelle modelée sur Téralis, dont les hautes murailles et les tours de garde n'avaient rien à envier à la réalité, et dont la garnison pléthorique se ferait une joie de tailler en pièces les envahisseurs spirituels.

Ici, Seryn se sentait en sécurité.

Elle parcourait l'allée des miniatures lorsqu'un cri, comme un écho lointain, attira son attention. Elle leva la tête ; rien n'avait bougé, pas un souffle d'air, les lustres de cristal étaient parfaitement immobiles.

« Vous avez entendu ? » demanda-t-elle au majordome de bois qui la suivait.

Il fit non de la tête. Cela devait provenir du monde réel, signe qu'il était temps de remonter à la surface. Inquiète, Seryn sélectionna sur les vastes étagères une petite boule de cristal contenant un monstre miniature, la première qui lui vint parmi les milliers stockées là – donc la bonne.

Lorsqu'elle revint à la réalité et ouvrit les yeux, elle entendit Jarven s'étirer à ses côtés.

Seryn se reposait sur son lit sommaire, son second l'avait rejointe – ou peut-être avait-il toujours été là. Il se tourna vers elle et lui sourit affectueusement.

« Bien dormi, ma douce ? »

Elle lui sourit en retour, tourna la tête d'un côté et de l'autre.

« Quelle heure est-il ? » demanda-t-elle en s'asseyant sur le lit.

Elle sentit sa main se poser sur son dos.

« Il ne fait pas jour. Repose-toi encore un peu.

— Tu as raison. »

Elle prit une grande inspiration, saisit son bâton de combat et se retournant d'un geste vif, le planta au milieu de la poitrine du grand solain. Une marée de sang se déversa sur le lit. Jarven l'observait toujours d'un œil morgue.

« Qu'as-tu fait ? dit-il mollement, sans prétendre davantage.

— Je ne suis tout de même pas idiote à ce point. J'en ai peut-être rêvé un jour, mais je sais très bien que nous ne sommes pas amants. Fin de l'histoire. »

Se savoir dans un rêve lui rendit la tâche plus facile. Saisissant une lance de feu dont elle venait de désirer l'existence, elle désintégra l'image du solain.

Elle se posa ensuite la question importante.

Où suis-je ?

Son propre corps, endormi, lui répondit.

On ne se voit jamais dans son propre rêve. Seryn se trouvait donc dans le monde réel, sous forme astrale. Physiquement en sécurité, ce qui la rassura. Elle appela Jarven grâce à son tatouage, sans réponse. Elle tenta ensuite quelques-uns des maîtres d'Arcs de la citadelle. Des échos d'autres esprits éveillés lui répondirent, mais ils n'étaient pas liés par des Arcs suffisamment forts pour la transmission de pensée.

D'abord, se réveiller.

Cela ne fonctionna pas.

C'était comme vouloir ouvrir une porte fermée de l'autre côté. Le démon la gardait prisonnière de sa forme astrale, pour le moment. Ces fourbes trouvaient nombre de moyens de compenser leur incorporéité.

Une vibration fit tanguer le mur à sa gauche. Ce n'était pas le monde réel, mais presque. Une décalque. Une image prise sur le vif. Une dimension parallèle, toute proche, qui en copiait les contours. Évidemment, dans cette dimension, le démon combattait sur un terrain favorable.

L'esprit est chose fragile et les blessures de l'âme sont les plus difficiles à guérir. Cela, les démons l'on bien compris. Ils se nourrissent de regrets.

Sauf qu'ils avaient affaire à des maîtres d'Arcs.

Pour commencer, Seryn fit couler une armure de métal liquide autour de sa forme astrale. Façon de se sentir protégée. Puis elle fendit l'espace jusqu'au sommet de la plus haute des tours de Téralis. Comme à l'accoutumée, le démon grimpait le mur du col, un assemblage tout bringuebalant de pattes de scorpion géantes, de cous de serpents, de visages solains qui riaient ou pleuraient dans une cacophonie de cauchemar. Et des mains qui, surgissant de la foule, claquaient dans le vide.

« Où sommes-nous ? »

Elle remarquait à peine les deux ex-élèves du magistère inoffensifs, Othon et Ikar, qui observaient la scène sans savoir que faire.

« Un demi-monde, expliqua-t-elle en quelques mots. Une réalité intermédiaire. Une sorte de copie astrale du monde réel. Je déteste ça.

— Que dit-il ? » demanda Othon en désignant le démon.

Seryn n'avait jusqu'ici pas prêté attention, mais chaque voix du chorus correspondait à un des solains de Téralis sous son emprise. Ce qui, dans la réalité, n'était qu'une brume suspecte, qui se dissoudrait au lever du jour, prenait ici des proportions dramatiques.

Elle reconnut un visage qui ressemblait à Livenn et ne cessait de répéter « rejoins-moi... descends... » jusqu'à en pleurer, puis hurler, les yeux exorbités. Écœurée, la primagister décocha une flèche en direction de cette tête, qui détachée de son cou, continua de voler en se déformant, avant d'éclater comme un ballon.

Toutes les voix du chœur se joignirent alors dans un seul cri immense, de rage et de désespoir, qui les noya tel une vague de bitume.

Seryn se força à rester concentrée. Elle se souvint de la sphère de cristal dans sa main. Projectile ridicule qu'elle jeta en direction du monstre.

L'écrin de Delts tomba sur le mur, éclata dans une gerbe d'étincelles et le dragon – son dragon – en surgit, tout entier couvert de flammes, dans un rugissement.

« Ne bougez pas » dit la primagister aux deux autres, avant de s'élancer en direction du dragon.

Ce dernier fondait déjà vers le démon multiforme. Ange de métal en fusion, ses ailes titanesques brassaient un air devenu brûlant, et rayonnaient une lumière insupportable pour la créature insectoïde. En quelques torsions d'espace, s'élançant dans les airs sur des marches invisibles et temporaires, Seryn rejoignit sa plus belle création d'Arcs.

Le combat ne dura pas plus d'un instant. Delts referma sa gueule sur le démon, brisant quantité de membres et de têtes ; plus de cent soldats de Téralis s'éveillaient déjà de leur cauchemar. Son souffle nettoya les ténèbres dans un insoutenable brasier. Les derniers visages hurlaient maintenant des malédictions et des obscénités, preuve de leur impuissance totale. Les griffes de Delts, poignards de métal de plusieurs mètres attachés à ses ailes, fouillèrent dans la matière purulente du démon, dont elles carbonisaient les entrailles. Il se referma totalement autour de lui.

Les deux duellistes perdirent en amplitude. Débarrassé de toute la pourriture accumulée durant son long périple dans les Confins, le démon n'était pas plus grand qu'un loup-argent. Il ne lui restait qu'une seule tête ; après quelques essais, il la mit en place correctement, prenant forme humaine. Delts ayant terminé son œuvre, il regagna sa boule de cristal. Seryn et la créature vaincue se firent face, à l'horizontale sur la paroi du mur, devenue leur sol.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle. As-tu un nom ?

— Mon existence a-t-elle donc tant d'importance pour toi ?

— Toute chose mérite de donner son nom avant de mourir.

— Je ne peux pas mourir, dit le démon, qui hésitait quant aux traits à adopter. Car je suis en toi. Et j'y resterai toujours.

— Je t'ai laissé l'occasion. Tant pis.

— Attends ! »

Une main suppliante se tendit vers elle, faisant un symbole de prière. Deux pouces croisés, les quatre doigts ouverts. Le visage devint celui de son petit frère, innocent, fragile, bien avant sa propre formation au magistère et sa mort à Téralis.

« Attends, Seryn ! Veux-tu me retrouver ? Veux-tu connaître mon nom ? Je suis si seul, dans les Confins. J'ai peur. J'ai froid. Aide-moi.

— Tu auras vraiment tout essayé, reconnut-elle. Mais ils ont tous eu la même idée avant toi. »

La primagister écrasa son poing armé de métal dans la figure du démon, qui se fit poussière.

Puis elle regagna son corps.

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