39. Le maître-guérisseur


Il est possible de guérir.

Cela n'implique pas forcément de revenir à ce qui était autrefois. Au contraire. Le chemin de la guérison comporte un changement.

Kaldor, Principes


« Faites quelque chose » avait dit Seryn. À lui de trouver le moyen de raccommoder les blessures internes, de désinfecter les plaies, tout en sachant que la primagister considérait le bien-être de son corps comme secondaire et la douleur comme une information rarement pertinente.

Tibor racontait à tous que, chargé de soigner cette solaine récalcitrante, il s'arrachait tant les cheveux que son crâne s'était rapidement dégarni.

« Distorsion instable, diagnostiqua-t-il tandis qu'il parcourait mentalement les tissus internes en reconnectant les fibres des muscles lésés.

— Ouais, grogna Seryn, qui détestait devoir s'allonger sur cette table, qui ressemblait au plan de travail d'un boucher. J'ai dû me planter quelque part. Ils ont tous passé le pont correctement, sauf moi.

— Il faudra peut-être que je fasse un bilan mental.

— Contente-toi de recoller les morceaux, mon esprit se porte bien. »

Tibor avait étudié des années pour acquérir sa connaissance de l'anatomie solaine ; malgré cela, son travail manquait toujours de précision. Rien ne se guérit mieux que le corps lui-même. Lorsqu'il ne sait pas le faire, on en est réduit à tisser des Arcs, fibre par fibre, parfois cellule par cellule, en espérant que l'inévitable nécrose n'a pas encore eu lieu.

« Le courrier nous a envoyé la traditionnelle lettre de la Cour. En as-tu pris connaissance ?

— Ils nous disent quoi ?

— Elle est signée du prince Eil. J'en conclus que c'est lui qui a fini par prendre la tête. Je m'attendais à y retrouver les habituels remerciements à la primagister, pour son travail et son dévouement, mais cette fois aucun mot pour toi. Ils ont dû se lasser de t'être redevable de la sécurité du royaume.

— Ils vivent trop loin des Confins. Ils n'ont jamais vu les démons. Pour eux, ce ne sont que des histoires inventées.

— En revanche, le prince me propose de me relever de mes fonctions ici et de m'inviter à la Cour.

— Ah !

— Ne bouge pas, s'il te plaît, c'est déjà assez compliqué comme ça.

— Prêt à soigner des nobliaux qui se cassent le poignet en tombant de cheval à la chasse ? Tu lui répondras ?

— Je ne sais pas écrire » dit Tibor sur un ton docte, pour la laisser douter du sérieux de sa réponse.

Il parcourut le réseau de coutures internes, des recollements d'Arcs très approximatifs censés guider les réparations de l'organisme, comme des points de suture qui se résorberaient avec le temps. Ce n'était pas parfait, mais il ne pouvait pas mieux faire. Tibor soupira.

« Nous arrivons au moment où je te recommande de limiter au maximum tes déplacements et de prendre une canne si nécessaire. Ai-je une chance d'être entendu ? »

Seryn fit apparaître son bâton de commandement dans sa main droite. La Cour n'appréciait guère que cet objet d'apparat ait été converti à de multiples usages, notamment comme arme. Elle y avait creusé deux fentes pour insérer des lames, à la manière d'un bâton de combat classique, sauf que celui-ci était plus léger et solide.

« Tu vois, je suis tes conseils.

— Essaie de te garder tranquille un jour ou deux. Et par pitié, Seryn, repose-toi. Dors pour de vrai, et pas simplement pour une patrouille astrale. Déconnecte-toi de tous ces problèmes qui t'oppressent.

— Si seulement c'était possible, dit-elle en se relevant.

— Je suis sérieux. Tu t'épuises, c'est évident.

— J'ai des devoirs envers ce monde. »

Elle prit appui sur son bâton, mais put se remettre debout sans aide.

« Merci, Tibor. Bonne nuit. Je te revois demain à la réunion.

— Je vais faire un tour sur le rempart.

— Si tu veux. »

La Cour s'était depuis longtemps déconnectée des problèmes de Sol Finis. La disparition de la lumière, la pression exercée par les démons, la possibilité d'un nouveau Fléau... tout cela n'existait pas pour les princes. La primagister affrontait seule la réalité. Tibor avait en elle une confiance absolue. Mais il la connaissait de mieux en mieux et décelait des failles qui, à l'instar des blessures internes reçues dans la distorsion, pouvaient se réveiller au mauvais moment.


***


Ikar avait laissé Othon seul sur le poste de guet. Il se sentait libre de penser, certain que personne ne pourrait écouter.

« Qu'est-ce que je fais là ? » se demanda-t-il.

L'envie lui prit de partir maintenant, tout quitter, rejoindre Livenn, où qu'elle se trouve. Certes, ils s'étaient affrontés le jour même de leur départ. Mais cela n'avait jamais eu lieu, en réalité. Au contraire, leur relation avait gagné en clarté. Ils ne s'étaient pas dit adieu, mais au revoir. Othon en était maintenant convaincu. Certain.

D'ailleurs, la primagister avait approuvé ce départ. Othon était descendu voir Seryn dans son bureau. Vous étiez vingtième au tableau du magistère, avait-elle remarqué, je ne peux rien vous refuser. D'ailleurs, ce n'est pas mon rôle. Je n'ai que faire d'un soldat qui n'est pas entièrement consacré à sa tâche. Si quelque chose d'autre vous occupe l'esprit, partez.

Livenn lui occupait l'esprit. Il avait bien tenté de la chasser, elle revenait aussitôt.

Othon prit appui sur le rebord de pierre et contempla le paysage qui s'étendait en contrebas de la tour. Dans cette prairie paisible, qui lui rappelait son enfance, se trouvait Livenn. Il l'avait connue durant l'enfance, elle ne pouvait donc qu'être là. À moins qu'ils ne se soient rencontrés au magistère.

« Alors, parlons, dit Livenn. Viens avec moi. »

Elle était belle.

« Je voulais te dire que...

— De quoi parles-tu ? »

En essayant de la voir plus précisément, il se rendit compte que Livenn n'était pas aussi chaudement vêtue que l'exigeait le temps extérieur. Ce qui était logique, puisqu'il ne faisait pas froid, comme en témoignait la plaine verdoyante au pied de la tour, à portée de main. Gêné, il ne parvint pas à détourner le regard.

« Je suis désolé, dit-il. Nous avons fait chacun notre choix, nous avons notre chemin, les choses sont mieux ainsi.

— Tu ne veux pas de moi ? » lui dit-elle du bas de la tour, à deux mètres à peine, moins d'un air suppliant qu'étonné. « Je serais bien avec toi, Othon. »

Qu'elle prononce son nom lui fit un choc inexplicable, comme la prise en charge d'une grande responsabilité, d'un grand honneur.

« Je suis désolé, je ne peux pas, dit-il alors que son cœur criait le contraire. Tu comprends, je dois monter la garde.

— Il n'y a rien à garder. Regarde : Téralis est abandonnée depuis des lustres. »

En effet, la terre désolée en deçà de la Barrière avait repris ses couleurs ; une herbe grasse s'y prélassait. Un véritable paradis.

« Rejoins-moi. C'est tout ce que je te demande. N'est-ce pas ce que tu veux ? »

Gêné, Othon se gratta la tête juste sous ses cornes. Il avait du mal à répondre à cette question, car aucun argument ne venait étayer la nécessité de rester ici, alors que Livenn lui proposait si gentiment de descendre.

« Tu aurais tort de refuser, ajouta-t-elle en riant.

— Mais je dois rester ici, protesta Othon. Je dois tenir mon poste.

— Quel poste ?

— Le poste de garde. J'étais avec Ikar il n'y a pas un instant.

— Ikar ? Qui est-ce ? »

Il regarda ses pieds.

« Tu sais bien qui c'est.

— Tu crois qu'il y avait quelque chose entre moi et Ikar ? Ce n'est pas vrai, Othon. Toi et moi, nous sommes libres. Allez, descends.

— Non, je suis désolé.

— Tant pis pour toi, je m'en vais, annonça-t-elle d'une façon qui se voulait toujours un jeu.

— Attends...

— Non, je ne t'attends pas. Toi, descends. Tu n'as qu'à enjamber la barrière. »

Othon se rapprocha du bord pour mieux la voir. Un instant, il crut qu'une déchirure sombre traversait la plaine, comme si un gouffre sans fond s'y ouvrait, pour se corriger subitement.

« Tu viens ? »

Une étincelle craqua à côté de lui. La silhouette d'Ikar se découpa en flammes rouges. Le solain brûlait la matière abstraite du rêve pour l'extraire de son illusion. Il tendit une main vers Othon, qui se voulait une injonction, un ordre ferme.

« Je t'aime ! » chanta la sirène.

Ikar tendit une main vers elle. Une flèche d'Arcs partit dans sa direction telle une fusée. Elle entra au niveau du torse, brisa la silhouette en éclats de porcelaine et tira avec elle les pans de l'illusion, qui se déformèrent en milliers d'aberrations chromatiques. Le maître d'Arcs arracha Othon à son propre rêve, qui s'effondrait sur lui-même. Le chemin de ronde retrouva son identité. Mais le jeune solain recula avec stupeur en redécouvrant l'à-pic vertigineux, les lointains bâtiments de Téralis et le souffle glacé du vent, tous omis tandis qu'on l'enjoignait à enjamber le parapet.

Puis il vit la créature informe qui grimpait le long de la muraille du col. Le démon n'avait pas vraiment de corps, habilement camouflé dans un brouillard violacé, dont émergeaient profusion de visages montés sur des cous malingres et élastiques. Ils se reformaient sans cesse à mesure qu'il parcourait les esprits de ses proies.

« Démon intermédiaire, reconnut Ikar. Pas mal, pour notre troisième jour. »

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