34. La Bordure
À Téralis, une ultime garnison de solains défendait son royaume. Mais eux aussi étaient dans l'erreur. Ils se tenaient sur d'anciennes frontières, une bordure montagneuse érigée par les Sermanéens pour marquer quelque limite. Le vrai royaume avait rétréci. Les provinces de la bordure s'étaient vidées de leurs habitants. Téralis se tenait comme un vieux phare entre deux terres désolées, désespérément semblables.
Caelus, Le Monde Solitaire
Quand son esprit remonta à la surface, une grande confusion d'Arcs régnait autour d'elle. Une construction artificielle était en train de se dissoudre. Les rémanences de cette œuvre éphémère flottaient telles un millier d'enfants apeurés. Elle avait mal à la jambe droite ; du sang coulait de ses nombreuses entailles, et son corps ne savait que faire de ses hémorragies internes.
Comme elle était entourée de formes difficiles à cerner, son premier réflexe fut de s'écarter. Elle traça une torsion, s'envola à quelques mètres de là et s'entoura d'une corolle de lames d'or chauffées à blanc.
« Primagister » l'interpella un soldat.
Elle ouvrit enfin ses yeux physiques et revint à ses esprits. Ikar, qui l'avait tirée de l'abîme, ses deux aides et les élèves du magistère l'observaient avec une admiration mêlée d'effroi. Les aurait-elle tous tués sur place ?
« Que vous est-il arrivé ?
— Une avarie de routine. Rien de grave. »
Au premier pas, sa jambe manqua de se dérober sous son poids. Elle saisit la lance que lui présentait le soldat et s'en servit comme canne.
« Bienvenue à la Bordure » dit-elle à ses nouvelles recrues.
L'étendue rocheuse se poursuivait à perte de vue, parsemée de crevasses, de rocs et d'à-pics solitaires. Elle se découpait en larges plaques, comme si Sol Finis s'étendait sur le dos d'un monstre chthonien, et qu'après dix mille ans d'érosion, ses écailles réapparaissaient.
Telle était la vérité sur le Monde Solitaire. Excepté en son centre, où se trouvait la Capitale et une poignée de villages, les solains régnaient sur une terre asséchée, dévastée et irrécupérable.
Seryn déchira une langue de tissu qui pendait de sa cape de voyage, découpée par les vagues d'espace avec une précision micrométrique. Elle la noua autour de sa jambe tout en parlant. Malgré sa tête qui bourdonnait encore, elle resterait debout, ne faiblirait pas. Les soldats qui affrontaient les démons des Confins devaient pouvoir lui faire confiance.
« Il fait encore jour. Nous avons tout juste le temps de marcher jusqu'à Téralis. Lorsque la nuit sera tombée, la température deviendra insupportable. »
Elle prit la tête du groupe, indifférente aux protestations silencieuses de ses deux soldats. Une fois sortis du renflement rocheux où se terminait la distorsion, la cité de la Barrière leur apparut, encore noyée dans le brouillard. En plissant des yeux, la primagister put voir des étincelles apparaître au sommet de ses tours. La garnison allumait des feux pour la nuit.
Seryn précédait les autres de dix mètres, utilisant cette solitude relative pour s'occuper de ses propres pensées – et de ses nombreux problèmes. Maître Wei ne lui avait pas tout dit sur Livenn. La descente dans son âme n'avait pas répondu à toutes ses questions. L'esprit de la jeune fille semblait complexe en apparence ; mais il ne contenait que peu de souvenirs, d'impressions. Une ferme, Othon, Ikar, les étoiles. Et Nadira ? Pourquoi n'avaient-ils pas vu Nadira ? Où était-elle passée ?
Sa sœur était morte des années auparavant, en essayant d'atteindre les Étoiles. Depuis Seryn avait pardonné à Wei ; le vieux maître était l'un de ses rares alliés contre le pouvoirs corrompu de Méra. Mais pas encore à Nadira elle-même. Comment accomplir le deuil de quelqu'un dont la présence n'avait pas quitté Sol Finis, quelqu'un dont les derniers vestiges restaient asservis à sa mission initiale ? Livenn lui avait paru influençable. Même sans le vouloir, Nadira avait très bien pu lui transmettre ce désir d'étoiles, l'incruster dans son esprit, chamboulant les souvenirs qui se trouvaient là. Oui, Nadira avait peut-être rencontré Livenn par hasard, tué la solaine originelle et fait d'elle un outil pour son désir insatisfait. Maître Wei, trop heureux d'avoir retrouvé une magerêve, fermait-il les yeux sur cette effrayante possibilité ?
La filiation implicite entre la sœur disparue et sa remplaçante était une évidence.
Et voici qu'à Méra, selon la rumeur, Sol Finis se préparait pour un pacte honteux : revenir auprès des dieux ! La Chambre des délibérations, le Triumvirat, le Duumvirat, Seryn se fichait de savoir qui lui donnait des ordres. Le monde allait-il tirer un trait sur ses rêves et s'agenouiller devant les Sermanéens ?
Un esprit s'approcha d'elle, dont elle reconnut la conformation.
« Que me veux-tu, Ikar ? lança-t-elle.
— Nous avons besoin de parler.
— Toi oui, en tout cas, si je comprends bien.
— Je suis heureux que Livenn devienne magerêve. J'espérais que cela se passerait ainsi – que maître Wei ferait d'elle la nouvelle Nadira. »
L'expression lui donna la nausée, mais elle était juste. Wei avait promis de ne jamais remplacer sa sœur ; mais Nadira elle-même lui avait confié Livenn dans ce but.
« Elle est capable de renoncer à tout pour rejoindre les astres lointains.
— Moi aussi, j'ai déjà renoncé à beaucoup » indiqua-t-il en fronçant des sourcils.
Cela la fit sourire. Seryn connaissait ces solains prompts à se faire comptable de leurs sacrifices. Rarement les plus méritants ni les plus impliqués.
« J'ai vu des solains mourir dans les assauts de démons, dit-elle. D'autres sont morts de froid, dehors, surpris par la nuit. Le reste ne vaut pas en comparaison.
— Vous êtes descendus dans son âme, n'est-ce pas ?
— Livenn ?
— Qu'avez-vous vu ?
— Cela ne te regarde pas.
— Othon et moi-même avons expérimenté sa vision des Confins. Ce que vous avez appris nous intéresse.
— Rien de définitif.
— Vous mentez.
— C'est parfois mon rôle. »
Son assurance l'énervait. Lisse, sans aspérité aucune, son esprit ne se laissait pas facilement aborder. De ce qu'elle voyait, Seryn pouvait conclure qu'Ikar ne posait pas la question par peur, mais par curiosité. Quoi qui les attende aux Confins, même un deuxième Fléau, ce ne serait pas suffisant pour lui.
« C'est toi qui a battu Livenn en duel ?
— Oui, c'était délicat, mais faisable.
— Tu penses que rien ne peut t'atteindre, que tu n'as peur de rien ? Sache que nous avons tous un point faible. Les démons des Confins sont des créatures d'Arcs, semi-matérielles, proches de l'état de rêve. Lorsqu'ils ne peuvent pas prendre ton corps, ils tentent les voies de l'esprit. Ils retourneront tes faiblesses contre toi. Tu ne pourras pas enfermer tous tes regrets. Il te faudra apprendre à les surveiller, les contrôler. Collaborer avec tes mauvais souvenirs.
— Je ne regrette rien, dit abruptement Ikar. À ma connaissance, je n'ai peur de rien non plus.
— Alors, transmets ce message à ton ami Othon, car il a le cœur lourd, je l'entends d'ici.
— Oh, ce n'est pas tout à fait un ami. Plutôt une connaissance. C'est quelqu'un qui manque d'attention. Livenn lui en a donné suffisamment pour le lier à elle. »
Seryn ne demandait pas davantage de ses réflexions. Elle se retourna pour reprendre un contact visuel avec son groupe, lorsqu'un coup sourd retentit au lointain, suivi d'un écho, deux secondes plus tard. Puis un martèlement continu, comme plusieurs tambours, chacun calé sur son propre rythme.
« Qu'est-ce c'est ? s'enquit Ikar, sur le ton de quelqu'un qui fait la conversation, même si elle ne l'intéresse plus. On dirait que le bruit provient de Téralis.
— Non, c'est la réverbération sur la Barrière qui te fait penser ça. Le son passe d'abord dans la pierre, puis dans l'air, puis il nous revient après s'être cogné contre la montagne. Ils sont derrière nous.
— Qui ? Quoi ?
— La horde des photosaures... »
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