33. Le tunnel


30 juin 2019 – 1800 mots


L'espace est une vue de l'esprit.
Le temps, une contrainte fondamentale.
Ou peut-être est-ce le contraire.

Kaldor, Principes



« Ils sont tous là ? » demanda Seryn en jetant un coup d'œil rapide sur le groupe rassemblé.

Ces futurs maîtres d'Arcs sortaient d'une formation intensive et sévère ; pourtant ils ne savaient encore rien et n'étaient guère préparés à la dureté du monde. Une poignée à peine ; trois dizaines, les quelques fous qui avaient librement choisi d'être affectés à Téralis, ceux qui n'avaient pas eu le choix.

« Tous là » confirma le soldat qui l'accompagnait, un solain jeune d'âge et déjà vieux de corps, endurci par le froid.

Seryn fronça du nez en pensant aux fils de la Cour qui rejoignaient la Capitale en ce moment même. Ils avaient retiré les chaussons de laine et les capes dorées en entrant dans le magistère, ils s'étaient fondus dans l'ascèse de ces lieux et, à peine ressortis, retournaient à la tranquillité de leur monde. De Méra, personne ne pouvait constater la descente progressive de Sol Finis, la disparition de la lumière, la multiplication des démons mineurs. L'avancée du froid.

Sa paume la démangeait, signe que Jarven lui avait transmis un message. Ainsi fonctionnait l'Arc qu'elle avait tracé entre elle et son second à Téralis, qui dirigeait la forteresse en son absence. Elle releva sa main pour bien lire. Jarven était un bon solain, un excellent soldat, mais pas un maître d'Arcs, et ses pensées lui étaient parfois confuses à déchiffrer.

La horde des photosaures a changé de trajectoire. Elle passe à dix lieues de nous.

Seryn reconnut que l'information était importante, bien qu'elle ne sût quoi en faire. Elle secoua la tête, rassembla les pensées qui tendaient à se disperser autour d'elle, resserra les Arcs de ses forteresses mentales et se prépara à la traversée.

Ils avaient fait quelque chemin depuis les murs du magistère, sans toutefois descendre jusqu'au fond du cratère. Quelle idée de s'installer ici, dans le lit de Léviathan. Fertile en apparence durant le premier siècle, le sol infesté de mandres tuait les végétaux à la racine.

La primagister donna un coup de pied dans un bâton planté dans le sol, entre les rochers nus. Elle s'était servie de cette hampe de lance brisée comme repère, quelques années auparavant. Ses précédents déplacements avaient laissé des traces. L'armature de la distorsion qu'elle avait tracée entre ce point et Téralis se faisait encore visible.

« Avez-vous besoin d'aide ? » demanda un élève.

Elle ne les appellerait maîtres d'Arcs qu'après leur baptême du froid. Seryn refusait ce titre aux mages d'apparat pomponnés qui faisaient la fierté de la Cour et de ses princes. Ils étaient bien peu nombreux, en fin de compte, les véritables maîtres capables de lier leur esprit à la nature des choses. Mais leur pouvoir n'était-il pas proche de celui des dieux ?

« Je n'ai pas besoin d'aide » siffla-t-elle.

Elle examina le solain qui venait de prononcer cette phrase. Ses pensées étaient extrêmement bien ordonnées, contrairement à la jeune Livenn. Rien de trop n'en filtrait. Il ferait sans doute un excellent guerrier, si ce calme olympien résistait aux tempêtes et aux attaques de démons.

« As-tu un nom ?

— Ikar, primagister.

— On m'a parlé de toi, Ikar. »

Il ne réagit pas à cette annonce.

« Je vais former la distorsion, reprit-elle, pour nous transporter sur Téralis. N'interférez pas avec mes constructions d'Arcs. Si la structure perd en stabilité, si le pont s'effondre alors que vous vous trouvez encore au-dedans, vous pourriez y perdre plus que vous ne l'imaginez. Je n'ai que faire de soldats estropiés, morts, ou même de corps sans âme. Donc ne touchez à rien. »

Seryn ferma les yeux pour y voir plus clair. Son troisième œil, qu'elle avait construit quelques années après être sortie du magistère, facilitait la capture des Arcs ambiants. Son esprit suivait ces fils et retraçait des images abstraites, faites de grandes toiles incomplètes et mouvantes, comme des métiers à tisser en perpétuelle évolution.

Les élèves-mages savaient construire des torsions, des boucles locales dans la structure de l'espace. Les propriétés de la matière – masse, gravité – étaient inchangées mais le support même du mouvement pouvait être retourné. Un petit tour de magie qui permettait de marcher dans le vide ou de sauter à dix mètres de haut, en faisant croire à l'univers que l'on chutait. Livenn en avait donné un très bon exemple lors de ses déplacements dans le cercle de duel.

La dis-torsion complète n'avait rien à voir. Seryn construisait, ou plutôt remettait en route, un pont d'Arcs entre deux points éloignés du monde, le magistère et Téralis.

Pour les élèves et les soldats, qui voyaient avec leurs yeux et non leurs âmes, un cercle se découpa dans l'atmosphère, entouré d'une brume violette, qui s'évasa soudainement en une profondeur infinie. De ce point abstrait, l'autre bout du pont fut tiré comme une corde ; un nouvel horizon se mit en place. Seryn examina la structure, vérifia que rien ne manquait, qu'elle avait la stabilité requise pour le déplacement d'objets matériels.

« Allez-y » ordonna-t-elle d'une voix forte.

L'espace ambiant refusait la présence de ce pont. Il réagissait comme tout organisme blessé, en tentant de circonvenir et de cicatriser cette blessure. C'est pourquoi la création et le maintien d'une distorsion coûtaient une énergie immense. Mais Seryn n'était pas primagister pour rien.

Ikar, manière de montrer la confiance qu'il lui accordait, fut le premier à entrer dans la matrice. Son corps laissa derrière lui une silhouette transparente. Une aberration optique. Elle ne disparut que lorsque l'univers daigna se mettre à jour et prendre acte du déplacement du jeune solain.

Des irisations coururent autour de la distorsion comme si une vie se manifestait à ses abords. Des rides parcouraient le cercle de l'intérieur vers l'extérieur.

Les autres élèves suivirent, puis les deux soldats. Seryn vérifia que son repère était toujours bien planté entre les rochers, puis elle fit un pas dans le tunnel abstrait. C'était une sensation à peine comparable à l'immersion dans un lac d'eau trouble ; disparaître de l'univers, entrer dans un espace intermédiaire. La matière physique ne pouvait pas résister si on ne donnait pas au pont les propriétés requises à son maintien. Forces de cohésion des atomes, masse, champ de Higgs, toutes ces lois complexes que les mages d'Arcs avaient décortiquées durant des siècles.

Ils avaient reconstruit un savoir que les dieux pensaient garder pour eux seuls. Plutôt que de s'émerveiller du chemin parcouru par leurs créations, les êtres divins, confits d'orgueil, s'étaient sentis battus dans leur vanité.

Seryn vit alors sa jambe droite partir. Une ride d'espace. Exactement ce qu'il fallait éviter. À cause de la pression exercée par l'univers de chaque côté du pont d'Arcs, des déformations locales parcouraient sa structure. Réversibles, elles ne causaient aucun dommage à la matière, qui reprenait sa forme à l'autre bout du tunnel, semblable à un élastique que l'on tend et que l'on détend à volonté. À ceci près que l'espace prenait sur lui la déformation, non l'élastique lui-même. Mais si la ride évoluait en déchirure, les objets pouvaient voler en éclats.

Il est de notoriété courante que le corps solain s'accommode très mal d'être coupé en deux, trois, voire un million de fragments.

Ça va aller, se dit Seryn. Je l'ai fait des dizaines de fois. J'ai voyagé de Téralis au magistère, de Téralis à la Capitale, je n'ai jamais eu de problème.

Elle flottait maintenant dans l'espace du pont. Son seul horizon était le maillage d'Arcs visible pour son troisième œil ; ses seuls repères, de petits points lumineux laissés par les précédents passages, comme d'infimes poussières.

J'ai peut-être fait passer trop de monde. Le pont ne s'en accommode peut-être pas.

Seryn voulait attendre que la vague passe avant de compléter sa traversée. Elle vit sa jambe revenir vers elle et s'en félicita. L'intérieur du pont contenait une sorte d'air artificiel, qui pouvait remplir les poumons des solains, mais sans assurer aucune des fonctions attendues de lui. C'était une fausse matière. Seryn était donc en apnée sans en avoir l'impression.

C'est bientôt fini, se dit-elle.

De derrière elle, son troisième œil vit venir la vague suivante, mais elle ne put rien faire pour l'éviter – elle ne pouvait pas se déplacer dans cette apesanteur molle sans risquer d'arracher sa jambe.

Une fissure parcourut l'espace tout près de sa tête, manquant de fendre son crâne en deux, comme si un golem donnait un coup de hache au hasard. Une mèche de cheveux noirs dérivait maintenant à côté d'elle. Quant à sa jambe, elle s'éloigna de plusieurs mètres au moins. Difficile d'estimer les distances dans un espace qui n'en avait qu'une notion floue.

Des sensations de cisaillement juste au-dessus de son genou l'informèrent que des déchirures locales étaient en train de se propager. Seryn appela des lianes d'Arcs pour ramener à elle son membre récalcitrant. Mais il ne se trouvait pas à deux mètres, ni dix, ni cent. Des lieues, des millions d'années-lumière la séparaient maintenant en deux.

Comme souvent dans le cas des aberrations d'Arcs, Seryn ne parvint qu'à s'enferrer davantage dans les circonvolutions qui dévoraient maintenant son pont. Et son stock de dioxygène arrivait à ses limites. Elle avait du mal à réfléchir. Elle allait sombrer dans l'inconscience.

Eh bien, soit.

Seryn s'endormit.

Le sommeil n'était qu'un état de conscience alternatif, son esprit s'y trouvait tout aussi valide qu'en état de veille, voire plus encore.

Elle accentua ses efforts pour récupérer le plein contrôle de son corps. Elle jeta un pont à l'intérieur du pont, colmata la brèche, installa une notion locale de distance, tordit les lois physiques à son avantage. Il lui restait encore quelque temps avant les premiers dommages du manque d'air dans son cerveau.

L'image de maître Wei lui vint en mémoire. Seryn passait son temps à courir d'un bout à l'autre de Sol Finis. Elle ne se reposait jamais. Elle ne s'arrêtait jamais. Le Temps était son adversaire ultime, contre qui elle perdait toujours. Un monstre craint de tous, même des dieux. Le vieux maître n'avait-il pas des préoccupations aussi grandes ? Pourtant, il ne paraissait jamais pressé, toujours à cultiver son jardinet d'herbes médicinales, ou à faire de grands sermons à ses élèves.

Enfin, malgré les lésions internes et les grandes estafilades, très propres, découpées dans ses vêtements flottants, son corps se reforma entier. Seryn tendit la main vers l'autre côté du tunnel. Elle avait passé beaucoup trop de temps ici.

Elle crut que quelque chose la retenait en arrière.

L'ombre était là. Le Fléau la regardait.

Non, ce n'était qu'un rêve, remonté de son esprit pour venir la tourmenter.

Je ne suis pas un rêve.

Il se coula autour d'elle et s'enroula autour de l'ouverture, la percée vers le salut, se refermant tel un diaphragme.

Seryn ne pouvait plus rien faire. Elle reconnaissait sa défaite. Rien ne pouvait contrebalancer la juste colère des dieux.

Seryn, donne-moi ton nom.

Quelque chose la tira en avant.

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