30. Descente dans l'âme


30 juin – 1800 mots


Cette impression d'unité est un commode mensonge. Vous êtes la somme d'un millier de mondes. Votre identité est englobante ; donc imparfaite, et même vos transformations sont inconstantes.

Kaldor, Principes



Une conscience peut-elle voyager à l'intérieur d'elle-même ?

C'est une forme commune de rêve.

L'âme de Livenn s'était retournée face à un miroir, mais elle ne s'y voyait pas entière. Elle pouvait remonter le long des fils tissés par ses souvenirs, mais ses pensées présentes lui échappaient. Son esprit était comme une immense bibliothèque, confuse et escarpée, que son âme pouvait parcourir de long en large, sans être dans tous les rayonnages à la fois. C'était comme se redécouvrir soi-même, jeter une lumière imparfaite et superficielle sur des souvenirs tous plongés dans l'ombre. Revenir chez soi sans savoir qu'on en était parti.

« Qui suis-je ? » demandait-elle.

La descente dans l'âme n'était pas une procédure légère, et peu nombreux les maîtres d'Arcs à la tenter. Mais depuis dix ans qu'elle avait quitté le magistère, Seryn risquait chaque jour de plus en plus, et voyait ses préoccupations s'effacer derrière d'autres plus grandes. J'ai été pusillanime, se disait-elle toujours. J'ai perdu du temps. Alors elle allait plus vite encore, quitte à blesser ou se blesser soi-même, pour ne pas regretter plus tard. Avec le sort du monde en jeu, mal agir serait impardonnable.

Elle et Wei avaient suivi l'âme de Livenn dans les couches supérieures de son esprit. Ils traversaient sa conscience immanente, une grande cacophonie de perceptions que traitait son cerveau en permanence, l'instance qui faisait l'ici et le maintenant. Livenn connaissait ces tortuosités mieux qu'eux. C'était un chemin qu'elle empruntait couramment.

Souvenirs, rêves, perceptions, décisions, actions s'agglomèrent et forment ce que l'on appelle un conscient. Une étincelle de certitude loge dans ce conscient, que l'on peut nommer âme ; c'est en quelque sorte le seul gué entre l'intérieur et l'extérieur, la seule constante du moi entre le rêve et le réel. Et, malgré tout, une hypothèse simplificatrice.

Tous ces schémas, comme toute matière et toute information dans cet univers, étaient faits d'Arcs. Des connexions, des liens. Et tous les Arcs avaient droit à leur existence, fût-elle conceptuelle, car il n'y a pas d'abstraction sans un début d'existence. Maître Wei et Seryn volaient, ou marchaient, ou flottaient dans ce monde d'Arcs qu'était Livenn.

À la différence d'Othon, qui n'avait pas demandé l'irruption du cauchemar, ils avaient volontairement suivi Livenn dans son labyrinthe, dont elle ouvrait les portes à leur demande. Seryn était frappée par une telle complexité chez une solaine si jeune en apparence. Même parmi ces couches supérieures, tout était de trop. Les chemins se ramifiaient en bandes métalliques mouvantes, jetées parmi des montagnes qui, dans toutes les directions, se percutaient et se dévoraient.

Nul esprit n'est semblable à un autre. Son état en dit long sur la personne, sur son humeur. Lorsque l'on accédait au conscient de Maître Wei, à la strate la plus superficielle de son âme, on ne trouvait qu'un arbre solitaire, planté sur un lac de pierre. Un monde horizontal, pourvu d'un seul trait d'union entre ciel et terre.

Quant à Seryn, elle avait elle-même creusé dans les faubourgs de son esprit pour des travaux de terrassement, comme on aplanit une dune ou une montagne pour faire passer un pont. C'était une vision conceptuellement pauvre, mais efficace, du contrôle de soi.

« Où sommes-nous ? » demanda brusquement Livenn.

Trop peu habituée aux voyages intérieurs, son âme perdait le fil. Son apparence était proche de la réalité, hormis ces mains à cinq doigts, où manquait un pouce. C'était un fait rare, car nul ne sait se souvenir de ses propres traits. Maître Wei, par exemple, était une tortue d'eau flottant dans l'espace. Seryn était un loup-argent. Son avatar spirituel était constellé de cicatrices. Toutes les blessures infligées par la vie, invisibles dans la réalité, se répercutaient ici. Elle ne savait pas bien guérir son esprit. Tout ce qu'elle faisait, c'était ajouter des tours aux forteresses abritant ses plus mauvais souvenirs, creuser des fossés autour de ses enfers intérieurs.

« Vous avez vu cela ? souffla-t-elle au principal de Khar. Elle est restée la même.

— Oui, comme Nadira, si vous vous souvenez bien. »

Seryn fronça du museau à la mention de sa sœur. Ils n'étaient pas là pour parler d'elle.

Ils marchaient sur une terre de souvenirs heureux. C'était une toute petite parcelle de terrain, une petite ferme reconstituée à l'identique.

« Regardez cela » dit Wei.

Les parents de Livenn se trouvaient sur le perron de la maison de bois, figés tels des statues. Seryn crut voir dans leur regard la déception de résonner dans le vide, leur visage incomplet, tel une œuvre d'art inachevée. Quelque chose avait endommagé irrémédiablement ce souvenir. Si Livenn le chérissait comme Wei ses jardins, c'était de l'affection que l'on porte à un animal blessé.

« Nous sommes-nous perdus ? demanda patiemment Wei.

— C'est par ici » dit Livenn.

Elle les guidait comme une somnambule, ne sachant plus exactement qui ils étaient et ce qu'ils voulaient.

La bouche d'un tunnel s'ouvrait au bout de la colline, d'abord minuscule, puis si vaste qu'elle en avala toute lumière. Des étoiles échappées du Cercle de Lumière dansaient sur ses parois hypothétiques.

Seryn s'attendait à tout, mais le premier cauchemar à passer à côté d'eux, embrumé de mystère, fut le jeune Othon. Cela la surprit jusqu'à ce qu'il ouvre la bouche et déclare avec candeur :

« Adieu, Livenn. »

La certitude qu'ils ne se diraient même pas au revoir. De tous les cauchemars de Livenn, celui-ci avait l'horreur de s'être réalisé.

« Sommes-nous arrivés au lieu de ta vision ? » demanda Wei.

Une brume les encercla. Seryn grogna, par réflexe. Les décors changeaient souvent dans cet esprit. Livenn était dérangée ; ce n'était pas le fait de leur présence à eux trois, mais plutôt de ce qu'elle gardait ici.

Lorsque le brouillard s'écarta, elle reconnut la banquise interminable des Confins et Téralis, plantée sur la chaîne de montagnes de la Barrière telle une chouette sur sa branche. Avec le temps, les assauts du froid se faisant plus féroces, la ville s'était vidée de ses habitants, se muant en garnison pathétique d'une poignée de soldats et de maîtres d'Arcs pressés d'être réaffectés à la Capitale.

Comme ils se trouvaient au-delà de la ville, ses tours leur faisaient face, ainsi que le mur érigé autrefois pour fermer le col. Là-bas, chaque jour depuis deux cent cycles, soit quatre-vingt mille jours, les derniers gardiens du royaume affrontaient le froid et les démons qui rampaient hors des Confins.

Le brouillard neigeux qui fermait habituellement l'horizon s'était étrangement levé, et Seryn eut l'intuition qu'il fallait regarder derrière elle, ce que fit également maître Wei. Livenn venait de tourner la tête. Son cauchemar lui revenait – elle revenait à lui. Elle se mit à courir.

Une marée de ténèbres avançait vers eux. La fumée semblait vivante, comme un seul monstre lancé dans une galopade fantastique, qui avalait les kilomètres avec fureur, qui se jetterait avec hargne sur les tours de Téralis – qui les abattrait peut-être, bien qu'il ne soit que vent et poussière.

« Que faites-vous ? » demanda maître Wei.

La tortue volante fit un cercle autour de Seryn qui s'était assise.

« Je veux savoir. De toute manière, elle nous rattrapera. Ce genre de chose nous rattrape toujours. »

C'était sans commune mesure avec ce que l'on croisait habituellement aux Confins.

Les limites de Sol Finis étaient mal définies, comme si la maille d'Arcs que constituait cet espace n'avait jamais été vraiment achevée par les dieux, trop pressés de donner vie à leurs créations. Dans ces interstices où la réalité s'effilochait, avant de plonger dans les abîmes du néant, remontaient des absurdités, comme les fumerolles d'un volcan en activité, ou les vapeurs qui émergent d'une lointaine source brûlante. Les démons mineurs, résidus d'existence guère pressés de retourner aux limbes, grimpaient le long de ces fils lâches et s'accrochaient au réel. La plupart, piètres assaillants, perdaient prise et retombaient aussitôt. D'autres plus coriaces rampaient jusqu'à la Barrière.

Leurs formes variées empruntaient à toute la faune de Sol Finis, dans ses temps d'abondance. Ils avaient un ou deux becs, des pattes, des gueules soufflantes. Leurs corps étaient parfois si mal formés que des morceaux d'os leur étaient plantés dans le ventre ou dans le dos, ou qu'ils se mouvaient à peine – parfois ils n'en avaient pas. Ils pouvait leur manquer la couleur, l'odeur, la consistance. Il ne s'agissait alors que de spectres rapidement dissous par les lueurs de l'aube.

Régulièrement, un groupe de démons hardis jetait son assaut contre Téralis, le point faible de la barrière rocheuse, et les maîtres d'Arcs repoussaient la horde de hyènes chimériques, de dragons sans ailes et de golems sans nom.

Le brouillard qui avançait vers Seryn n'avait rien de ce chaos de formes – ou plutôt, il les avait toutes absorbées. C'était comme s'il s'était nourri des démons pour se grandir, porter plus loin cette exhalaison fétide remontée des gorges de l'oubli.

La primagister perdit du regard Maître Wei, qui la laissa seule affronter le cauchemar. Elle crut que l'impact serait effroyablement violent, mais tout au plus un alizé souffla-t-il entre ses cornes blanches, agitant ses cheveux.

Mais l'ombre se trouvait là, partout autour d'elle, bloquant sa vision.

« Je suis une maîtresse d'Arcs, dit-elle. Je suis la primagister. Je suis capable d'accéder à la réalité de toute chose. »

Le simple fait qu'elle ait dit cela à haute voix trahissait surtout la réalité de son appréhension.

Je n'ai pas de réalité, répondit l'ombre.

Elle sentit que quelqu'un était derrière elle. Toujours. Il avait toujours été là. Il ne se révélait que maintenant. Ce quelqu'un était là pour elle, comme il serait là pour chacun des autres solains du Monde Solitaire. C'était la mort. Le deuxième Fléau. Le dévoreur du monde.

« As-tu un nom ?

— Pas encore. Bientôt, j'aurai tous les noms. »

Maître Wei reparut. Il agita l'ombre trouble jusqu'à ce qu'elle disparaisse, comme une tache se dilue dans l'eau.

Cette vision, s'agissait-il d'un message envoyé par les dieux ?

Livenn avait-elle été choisie pour porter leur ultime avertissement ?

« Les lois de l'univers ne permettent pas de remonter la flèche du temps, dit le solain-tortue. Mais chaque chose se trouve en germe quelque part. Si nous savons entendre, nous pouvons même écouter les pensées des dieux.

— Voilà leur pensée. Les dieux vont nous envoyer un Fléau » conclut Seryn.

Elle se débarrassa du cauchemar comme d'une matière collante particulièrement tenace. Le trouble persistait à vouloir infecter son esprit ; c'était une terreur efficace.

« Pourquoi maintenant ?

— Nous arrivons à un point de basculement, jugea Wei. Notre guerre touche à sa fin. Les dieux le devinent. Ils devinent que notre assaut final vers les Étoiles lointaines, même confidentiel, sera féroce.

— Un assaut mené par une seule personne ? »

Des étoiles s'étaient dispersées sur le chemin du retour. Face à ce rappel que Livenn avait intégré au plus profond de son âme, Seryn se prit à songer. Peut-être l'optimisme de Wei n'était-il pas vain.

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