3. Le Cercle de lumière
22 juin – 1730 mots
Observez les mondes qui vous entourent. Plongez la main dans le terreau de leurs mythes ancestraux.
Les pseudo-humains peuplent leurs légendes de variations d'eux-mêmes : colorés, plus grands, plus petits, à écailles, à six doigts, ces cousins fantasmés sont des types. Les paramètres de l'hybridation déterminent leur caractère, leurs relations vis-à-vis des créateurs du mythe, leurs objectifs et leur manière d'agir.
Observez que parmi toutes ces inventions se trouvent deux motifs récurrents, plus forts que les autres. Deux motifs qui, depuis deux mille ans, naviguent dans les sphères de l'imaginaire, où ils tiennent des rôles versatiles et souvent prépondérants.
De même que le dragon est une figure emblématique des légendes, dont nous étudions les variations de représentation, et non la présence ou l'absence.
Les humains dotés de cornes et les humains dotés d'ailes ; tantôt les anges, tantôt les démons.
Caelus
Livenn émergea d'une absence. Elle constata que la nuit était tombée sur Sol Finis. Le temps des fantômes qui, selon la légende, surgiraient de la terre et emporteraient avec eux les morts de la journée, les derniers déçus des dieux.
Sa peau brûlait encore, comme un écho de la lumière intransigeante qui avait irradié les plaines de la Bordure ; mais elle avait l'impression que la présence de la solaine aveugle amoindrissait sa douleur. Comme si elle partageait son fardeau.
« J'ai cru que tu étais un rêve. »
D'un geste délicat, l'inconnue l'invita à la suivre.
« Qui es-tu ?
— Nadira.
— Et où sommes-nous ? »
De toute son enfance, dont les souvenirs encore parcourus de remous formaient l'assise instable de son esprit trop jeune, Livenn n'avait connu que les vastes plaines des régions extérieures de Sol Finis. Là où le regard portait à des dizaines de lieues, la désolation en marche ne pouvait se cacher. Or une arête rocheuse lui volait maintenant son horizon, comme l'épaule grise d'un géant sur l'indigo nocturne.
Sol Finis n'avait pas plus de lune que de soleil ; les solains n'auraient jamais compris qu'on puisse suspendre dans leur ciel un disque de lumière. La nuit peignait un fond légèrement trouble, parcouru de traînées nuageuses, une voûte céleste unie, qui encerclait le monde de sa phosphorescence.
« Nous sommes sur le Chemin de prière.
— Est-ce que je rêve encore ?
— Qu'en penses-tu ? »
Des marches grossièrement taillées montaient devant elles et disparaissaient à un tournant. Nadira s'assit sur le bord, jambes croisées, la tête tournée de biais. Malgré le tissu qui recouvrait ses yeux, elle ne semblait avoir aucun problème à se repérer, comme si chaque recoin du monde était sa propre maison.
« Tu vois, n'est-ce pas ? » l'interrogea Livenn.
L'assurance calme et la résolution qui émanaient de cette solaine étaient un phare à suivre. Livenn avait vu la petite ferme de ses parents disparaître. Des drames plus grands encore allaient venir et les solains échoueraient à les empêcher, comme ils avaient toujours échoué... sauf si Nadira s'interposait. Tel était son raisonnement inconscient, mêlé de respect et d'admiration.
« C'est un autre œil qui me permet de voir, dit-elle en désignant son bandeau. Tu le possèdes également.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles.
— Que sais-tu, Livenn ?
— Que suis-je censée savoir ?
— D'où viens-tu ?
— Nous avions une maison...
— Je sais. J'ai vu tout cela. »
Nadira passa une main dans ses cheveux noirs, pensive, comme pour lui suggérer de faire de même.
« Tu es une étrange personne, Livenn. Pourquoi n'as-tu pas de cornes ? »
À vrai dire, elle ne s'était jamais vraiment posé la question. Ce n'était pas important. Livenn passait la majorité de son temps à la maison ou dans ses alentours ; elle n'avait vu le village voisin que rarement, et ne s'en souvenait même pas. Qui lui aurait fait remarquer sa petite différence ? Ses parents ? Ils s'en étaient accommodés. Un tel détail disparaissait avec l'habitude.
Nadira se leva sans bruit, pas même un froissement d'étoffe, et elle commença à grimper les marches.
« Attends ! l'interpella Livenn. Ne me laisse pas...
— Tu disais le contraire, tout à l'heure.
— Je n'ai nulle part où aller.
— Je connais un endroit.
— Montre-moi.
— Regarde, Livenn. »
Les formations nuageuses s'étaient écartées. Dans une direction difficile à estimer jaillit une pluie d'étincelles minuscules, fixes, scintillant au gré du vent qui passait devant elles. Comme une œillère ouverte, un tunnel percé dans la voûte céleste. Livenn découvrait l'existence des étoiles. Elle découvrait le Cercle de Lumière.
« Quand tu étais seule sur cette route de pierre, reprit Nadira, que voulais-tu faire ? Partir. C'est ce que nous voulons tous. Là-bas se trouve notre nouveau départ. Ces lueurs sont des mondes comme le nôtre. Puisque nos créateurs nous refusent cet espoir, nous devons tourner le dos aux Sermanéens et lever la tête vers les étoiles lointaines. Le Cercle de Lumière est la preuve que les solains peuvent poursuivre leur chemin. Qu'il y a un but. Livenn, tu peux faire partie de ce rêve, si tu le désires.
— Comment ?
— Suis-moi. »
***
L'enseignement de Livenn commença sur cet escalier à demi effacé par le temps, qui suivait cette crête rocheuse, semblable à l'échine d'un seigneur chthonien endormi. Les paroles de Nadira flottaient vers sa nouvelle apprentie comme d'invisibles messages de paix. Elles appartenaient toutes les deux à la nuit.
La solaine sans cornes ne parvenait pas à détacher son regard du Cercle de Lumière. Après avoir tout perdu, elle redécouvrait l'espoir : le Cercle se gravait dans son esprit comme l'ultime frontière, cette barrière que devraient franchir les héros futurs – elle ne rêvait pas encore de faire partie de ceux qui sauveraient le Peuple Solitaire. Livenn faisait de nouveau partie d'un tout. Nadira serait sa nouvelle mère, qui au fil de leur marche, semblait se faire à ce rôle.
« Elles forment sans doute un cercle par un effet d'optique. Cette lumière qui nous parvient de loin n'a pas seulement traversé l'espace sidéral qui nous sépare du reste de l'univers : elle a suivi des voies détournées, creusées par les premiers magerêves.
— Qui ?
— Tu sais ce qu'est un mage d'Arcs, n'est-ce pas, Livenn ? Eh bien, on donne ce titre supplémentaire à ceux qui voyagent entre le réel et le rêve – personne, aujourd'hui, ne mérite cet honneur.
— Pourquoi ? Que doit faire un magerêve selon toi ?
— Transcender la magie d'Arcs. Dépasser toutes nos illusions, et la plus forte d'entre elles : l'opposition entre l'esprit et la matière. »
Nadira s'arrêta. Une légère brise faisait danser ses courtes mèches noires. Livenn aurait voulu s'accrocher à elle, l'entourer de ses bras et peut-être, pleurer sur sa vie passée ; mais la solaine aveugle se situait au-delà de tout cela. Livenn l'adorait déjà comme une idole sacrée, qu'elle ne souhaitait pas salir de sa propre souffrance. Avec ce naturel propre aux plus jeunes de toute race, elle avait changé en quelques instants à peine : désormais tout son espoir tendait vers le Cercle de Lumière ; tout son amour vers Nadira.
« Il y a plusieurs choses importantes que tu dois savoir, Livenn. Le reste, tu pourras l'inventer toi-même ; ce que diront les mages d'Arcs, même moi, ne compte pas vraiment. Nous ne sommes pas des savants. Nous manquons cruellement de lumière, nous aussi. Notre assurance ne vient pas de nous-mêmes, mais des solains qui placent sans cesse leurs espoirs en nous. Nous sommes poussés dans un rôle pour lequel nous sommes trop petits.
— Dis-moi.
— Nous sommes des êtres de lumière.
— Que veux-tu dire par là ?
— C'est à toi de faire signifier ces mots. Pas moi. »
Trop occupée à l'écouter et à compter les étoiles du Cercle, Livenn trébucha sur une marche trop étroite. Alors que son corps tombait en arrière, dans une chute sans fin, cherchant vainement à s'accrocher à quelque chose, sa main se referma sur une corde invisible dans l'air devant elle.
« Qu'est-ce que tu as fait ? Dit-elle en se remettant debout, tremblante.
— Moi, rien. Tu pensais que je viendrais à ton secours. Tu le désirais tellement que tu t'es sauvée toi-même. On apprend beaucoup sur le Chemin de prière, jeune solaine : tu es une mage d'Arcs.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Tu nous connais de nom, mais rien de plus ?
— Tout ce que vous souhaitez devient réalité. C'est quelque chose comme ça ?
— Presque. Peut-être en deçà, sinon Sol Finis serait déjà sauvé. »
Elle attendit que Livenn reprenne sa marche.
« Nous, les solains, avons été engendrés par les Sermanéens. Que cela soit un bien ou un mal, nous avons hérité d'un don des dieux. La magie d'Arcs. Elle est en germe chez nous tous. Chez certains, comme toi, elle se manifeste de façon particulière.
Les mages d'Arcs savent, mieux que quiconque, qu'il n'y a pas de réalité. Ou à l'inverse, il n'y a pas de séparation entre l'imaginaire et le réel. Tout ce que tu penses existe, à un certain degré de réalité. Ce degré ne dépend que de toi. De ta concentration. De ta science. De ton art. »
Nadira ouvrit la main comme pour en libérer quelque chose ; un coléoptère vrombissant surgit de sa paume, qui tournoyait en dispersant des éclats de lumière.
« Si tu le vois, c'est qu'il existe ? l'interpella-t-elle. Non. Il existe parce que tu le vois. Tu le vois parce que je lui ai donné une forme, une lumière. Je ne lui ai pas donné de masse ni de corporéité. »
Le scarabée doré fonça vers Livenn et la traversa, sans arrêter sa course.
« Voilà une petite partie de ce dont nous sommes capables. Nous pouvons infléchir la réalité. Plus nos illusions sont proches du réel, plus maintenir leur existence coûte d'énergie et de concentration.
— Vous pouvez tout créer ?
— Ce n'est souvent pas nécessaire. La matière est une chose tangible, mesurable, mais elle contient une immense quantité d'énergie. Corps et esprit sont liés, et si le corps ne réagit qu'à la matière, l'esprit, lui, navigue dans un torrent d'illusions.
Songe, Livenn, que lorsque tu auras détourné le regard, ce monde n'existera plus. »
-----------------------
De l'exposition ! Toujours plus d'exposition !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top