25. Mes chers élèves
Le découpage de l'histoire des temps en grandes ères géologiques est une vue de l'esprit. Même les grandes extinctions d'espèces, les grandes variations de climat et de biotope, se déroulent de manière continue, à une échelle telle que deux jours successifs seront toujours semblables.
La plupart des mondes perdus ont connu une fin similaire. Ils ne pouvaient se rendre compte eux-mêmes de leur disparition. Les vivants, les conscients sont avant tout réceptifs à la discontinuité. Seule celle-ci peut créer le souvenir d'un événement.
Sol Finis ne cessait de disparaître depuis deux siècles, mais d'une manière telle qu'il était possible de l'ignorer.
Caelus
Quand tu marcheras dans les rêves...
Livenn ne dormit pas cette nuit.
Nadira disparue, elle ne se sentait pas plus triste. Cette absence de sentiment la pétrifiait sur place. Attentive à ses inspirations et ses expirations, elle se demandait à chacune si elle était encore vivante. Si la corruption rampante de Sol Finis n'avait pas fait d'elle une chose vile, inférieure aux ombres, qui méritait peut-être le salut de la disparition, et qui, dans l'achèvement de l'œuvre des dieux, trouverait sa rédemption.
Non, elle savait que Nadira n'était à ses côtés que pour un temps. Cela faisait partie du chemin. Dans ses derniers pas, quand elle marcherait dans les rêves, elle serait seule. Sol Finis n'avait plus la capacité de produire des guildes entières de magerêves ; les derniers héros seraient solitaires.
Quant à la persistance de Nadira, ils le savaient tous. Othon, Ikar, les élèves-mages, les maîtres d'Arcs du magistère, Maître Wei. Ils étaient habitués à sa présence. Ils ne lui avaient rien dit. C'était impossible à expliquer ; Livenn devait l'apprendre elle-même.
La délégation de Téralis arriva très tôt le lendemain matin. De derrière les vitres de leurs dortoirs, les derniers élèves de Khar observèrent ce manège. Livenn avait imaginé les maîtres des Confins chevauchant des loups d'argent, comme sur les grandes tapisseries de la bibliothèque, mais ces animaux avaient depuis longtemps disparu du Monde Solitaire.
Wei sortit dans la cour accompagné de Maître Kojia. Les cerisiers enracinés dans le gravier ne montraient plus aucun signe de vie. Lui-même semblait chaque jour plus vieux, plus petit, mais la mort avait renoncé à venir réclamer cet homoncule parcheminé.
Il dit un mot.
Les deux golems-gardiens qui encadraient la porte, de véritables statues de pierre, s'animèrent. Ils firent ce pour quoi ils existaient : déplacer les deux énormes poutres de pierre qui bloquaient l'enceinte de Khar. C'était la seule entrée, à l'exception des grottes que Livenn avait eu le loisir d'explorer.
Wei dit un autre mot.
Les golems-gardiens se figèrent de nouveau.
Un petit groupe de solains, mené par une femme en cape noire, s'avança sur les graviers. Wei s'inclina à leur approche. La femme ne rendit pas le salut, mais elle leva la main et fit le symbole de paix, doigts levés, pouces joints. Livenn ne voyait d'elle que ses cheveux noirs nattés et ses cornes blanchies par le froid.
Elle releva les yeux. On voyait d'ici les vitres de l'autre dortoir, symétrique du leur. Elle n'aperçut ni Othon, ni Ikar parmi ces visages pressés.
Les pensionnaires n'eurent pas un seul regard pour cette vaste salle commune. Ils laissaient derrière eux des années de privations, d'endurance et d'apprentissage. Être formé ici était, en un temps, l'honneur suprême du royaume ; mais le royaume tournait la page des maîtres d'Arcs.
Livenn et Ikar formaient le duo impossible, à la tête de ce tableau d'avancement inique, qui avait représenté toutes les promesses d'une belle vie à la Capitale, et qui se révélait une simple liste de noms écrite à la craie sur un rocher d'ardoise. Les élèves qui avaient placé tant d'espoirs dans cette idole décevante ruminaient leur défaite, hagards, perdus. Chaque jour leur parvenaient de sombres nouvelles de Méra, où disait-on, la nouvelle école de maîtres d'Arcs tardait à s'installer, périclitait déjà.
Le mérite est une chose subjective. Les dieux pensaient sans doute que les solains méritaient le Fléau, pourtant ces derniers cherchaient encore à percer la voûte des étoiles, contre l'avis de leurs créateurs, malgré tous les avertissements – car ils pensaient sans doute mériter un meilleur avenir que le froid et la mort.
Livenn noua sa tunique et se mêla au flot des élèves, ou plutôt, tenta de s'y inclure, car les visages se tournaient souvent vers elle avec interrogation, les corps s'écartaient comme si l'on craignait quelque contamination. Livenn ne se sentait pas étrange. Mais là encore, c'était subjectif. Son combat contre Ikar avait marqué les esprits.
Du reste, elle ne serait jamais maîtresse d'Arcs ; elle se fichait de ce titre. Seul à sa portée se trouvait le rôle de magerêve, que nul n'avait tenu avant elle depuis deux siècles, hormis Nadira.
Les deux groupes d'élèves se formèrent dans la cour d'honneur. Maître Wei, qui avait déjà pris place dans un siège inhabituel, battit des mains comme pour espérer que cela accélérerait le processus. Debout, alignés, les élèves firent le symbole de salut en attendant que le maître leur réponde.
Son regard, trop puissant pour un être aussi chétif, chemina au-dessus des crânes cornus comme s'il cherchait quelque chose. Son sourire s'élargit ; il répondit à leur geste, signe qu'ils pouvaient maintenant croiser les mains derrière le dos.
« Mes chers élèves. »
On s'attendait toujours à ce qu'il chevrote comme un aède à la retraite, mais il n'en était rien. Maître Wei parlait fort et clairement.
« Aujourd'hui, vous quittez tous le magistère. Vous êtes cent jeunes gens d'exception. Certains d'entre vous se rendront à Méra, où ils exerceront divers rôles, sous le titre de maître d'Arcs ; d'autres ont choisi de rejoindre la garnison de Téralis, où sous ce même titre, ils défendront Sol Finis. »
Livenn chercha du regard la femme qui était arrivée ce matin. Wei ne l'avait pas présentée. Elle devait se trouver de l'autre côté du dispositif, derrière le groupe des élèves. Impossible de la voir.
« Je n'ai pas beaucoup à dire. Vous m'avez déjà beaucoup entendu et vous avez déjà appris à détester mes longs discours. Aujourd'hui, vous allez tous franchir cette porte pour la dernière fois. Vous allez vous disperser de par le monde et remplir d'importantes missions. Nous vous avons préparé du mieux que nous avons pu. Mais nous ne vous avons pas préparé à tout. Cela, personne ne le peut. »
Son regard s'assombrit. Maître Wei cessa de sourire et, fait encore plus rare, il se leva en plein discours et commença à descendre les marches. Tout en parlant, il les observait comme un joaillier examine sa dernière œuvre, vérifiant qu'il ne subsiste aucun défaut.
« Deux siècles sans Fléau se sont écoulés, dit-il. Moi qui ne serai sans doute bientôt plus de ce monde, je suis aujourd'hui le dernier solain à avoir vécu la chute de Léviathan. »
Son regard se fit vague, soucieux.
« En ces temps-là, je croyais assister à la fin de notre monde. La capitale avait été détruite, la famine et la maladie nous décimaient. La lumière commençait sa lente déshérence. J'ai fermé les yeux ; mais quand je les ai ouverts de nouveau, nous étions encore là. »
Il ferma complètement les yeux, tout en poursuivant son chemin, pas à pas.
« Les dieux ne sont pas parvenus à nous arrêter. Les Sermanéens eux-mêmes ont été impuissants face à notre résilience. Nous sommes peut-être les parasites de ce monde, nous, les solains, et peut-être nous haïssent-ils avec autant de force qu'ils nous avaient aimés. Un nouveau Fléau viendra sans doute. La lumière disparaîtra peut-être. À moins... à moins qu'elle ne puisse pas disparaître tout à fait, tant que nous serons là – car nous sommes des êtres de lumière. »
Il rouvrit les yeux et sourit de nouveau. Livenn crut que son regard rencontrait le sien.
« L'avenir de notre civilisation et de notre race se trouve ailleurs. Notre futur tarde à se concrétiser, vous semble-t-il. Mais l'escalier a déjà été bâti dans sa majeure partie. Il est étroit et abrupt. Rares sont ceux qui auront le courage de s'y confronter. Mais un univers nous est promis, là-bas, et d'autres mondes nous attendent. »
Maître Wei était revenu à sa position initiale. La femme de la matinée apparut alors à ses côtés. Elle s'était jusqu'ici maintenue invisible, cachée derrière un rideau qui brouillait la perception des élèves. L'œil glissait sur elle et ne la voyait pas. La vague de surprise qui parcourut la cour fit sourire le vieux principal du magistère.
« Ils sont à vous, primagister. »
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Histoire du jour : au début de l'écriture, j'avais complètement négligé le parallèle avec le réchauffement climatique. Maintenant, vous pouvez voir Sol Finis en partie comme une immense métaphore (à ceci près qu'il faudrait une fin alternative, dans laquelle les solains ne quittent par leur monde, ce qui changerait significativement le reste de l'histoire).
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