23. Lueurs nocturnes


1600 mots

Rappelez-vous que vous êtes des êtres de lumière.

Kaldor, Principes



Après une demi-heure de marche dans le tunnel, l'obscurité devint si dense qu'ils eurent l'impression de nager dans un océan infini. Le sol incertain pouvait se dérober à chaque nouveau pas, car il s'ouvrait parfois en de profondes crevasses creusées par l'érosion.

Livenn s'arrêta brusquement. Othon, qui la suivait depuis tout à l'heure, n'était pas ici en terrain connu. Il copiait chacun de ses gestes et tendait sans cesse la main en avant, comme s'il désirait prendre la sienne pour se rassurer.

Livenn souffla un peu de buée dans ses mains. Un colibri émergea de la condensation, solidifié depuis l'atmosphère elle-même. Il se secoua pour se débarrasser de toute matière inutile. En prenant son envol, il s'entoura d'une puissante corolle de lumière, qui eut tôt fait de révéler les deux solains ainsi que les parois du tunnel, lisses et spongieuses. On aurait dit qu'ils cheminaient dans les entrailles d'un serpent de mer, et que ce filet d'eau serpentant à leurs pieds rejoignait plus loin l'estomac du titan.

Othon, ébloui et surpris par la lumière, fit un pas de côté qui ressemblait à un petit bond, ce qui la fit sourire.

« Es-tu certaine de ton chemin ?

— Je le connais par cœur. »

Pour corroborer ce qu'elle avançait, Livenn se tourna vers lui et fit quelques pas à reculons. À nouveau elle le vit lever la main, inquiet, comme pour la rattraper si jamais elle chutait dans un gouffre. Elle s'arrêta à quelques pouces à peine d'une entaille dans la pierre noire, trop étroite pour l'avaler tout entière, mais largement suffisante pour emporter sa jambe et briser un os dans l'élan.

« Combien de fois es-tu venue ici ?

— Les doigts d'une main. Six. »

L'oiseau de lumière, indifférent à leur conversation, les attendait patiemment. Sa lumière ne faiblissait pas. Si Livenn oubliait de le remettre dans sa main, peut-être errerait-il ici pendant des années, tel un témoignage. Elle essaya de s'imaginer ce même tunnel dans un futur lointain ; et comme il arrive à ceux qui n'ont jamais vécu que les mêmes rituels immuables et cycliques, elle ne parvint qu'à visualiser deux solains du magistère, identiques à eux, portant les mêmes vêtements, descendant le même boyau rocheux, pour la même destination.

Passé ou futur, Sol Finis n'avait ni l'un, ni l'autre.

« Viens » dit-elle sur un ton impérieux, comme si le jeu devenait soudain d'un sérieux inébranlable.

L'expression d' Othon valait son pesant d'or ; hésitant, inquiet, et pourtant toujours prêt à la suivre.

Inspirer une telle confiance la rassurait. Elle se sentait plus forte, plus capable. Peut-être pourrait-elle devenir une magerêve et sauver Sol Finis.

« Par ici » chuchota-t-elle en prenant pied sur un rocher émergeant du sol.

Le tunnel se séparait en plusieurs embranchements, dont un goulet qui remontait en ligne droite. Livenn saisit des prises déjà éprouvées pour se hisser deux mètres plus haut. Elle attendit qu'Othon la rejoigne. Le solain semblait déjà fatiguer. Il ignorait si leur périple allait bientôt prendre fin, ou s'ils n'en étaient qu'à la moitié, et n'osait pas poser la question.

Il manqua de glisser ; elle attrapa sa main et l'aida à monter, puis, étendant les bras dans un geste théâtral, déclara :

« Nous sommes des êtres de lumière. »

Le colibri, une émanation de son esprit qui se trouvait intimement lié à sa volonté, passa dans son dos telle une étoile filante, en tirant derrière lui des filaments de lumière électrique, qui semblaient se déposer sur les parois de cristaux. Livenn et Othon, sitôt à l'intérieur de la géode, éclatèrent en un million de reflets moirés. Elle se délecta de son émerveillement avant d'annoncer, brutale :

« Mais ce n'est pas ce que nous sommes venus voir.

— Serons-nous au moins rentrés avant l'aube ?

— Le magistère se vide. Qui va remarquer notre absence ? »

Othon posa la main sur les cristaux, comme pour en tester la corporéité, évitant leurs arêtes coupantes.

Pourquoi ne pas le suivre dans les Confins ?

Livenn avait déjà imaginé mille destins possibles, et dans aucun d'entre eux elle ne pouvait continuer à voir Othon. Leurs existences devaient s'accomplir, pour elle en tant que magerêve ; pour lui, quelque part sur la bordure qui ceignait leur Monde Solitaire.

« Tu me manqueras » dit-elle.

C'était dit sur un ton trop égal, de manière trop quelconque, comme si elle lui demandait de passer le sel. Elle faisait naître des formes d'existence d'un claquement de doigts ; pourtant Livenn ne savait pas donner une vie similaire à ses mots. Elle était une mage d'Arcs, rien d'autre. Les rêves enfermaient moins de mystères pour elle que la vie réelle.

« C'est par ici » dit-elle encore en se baissant pour avancer. « Fais attention. »

Ils émergèrent à l'air libre et le colibri, sentant que son existence n'avait plus de sens, se dispersa en une pluie de flocons de lumière.

Un des cratères de Léviathan s'étendait à cent mètres sous leurs pieds. Un parmi les enfoncements rocheux où le Fléau des dieux avait frappé l'ancienne cité de Méra, faisant des milliers de morts en quelques secondes – et beaucoup plus dans le sillage de l'impact : la disette, les épidémies, la guerre.

Le magistère de Khar les surplombait comme un vieux gardien. Il avait bien servi son temps, il avait bien joué son rôle. Un phare pour répondre aux Sermanéens. Nous sommes encore là, nous avons survécu, notre civilisation perdure. Votre colère illégitime, vos châtiments disproportionnés n'y changeront rien.

Othon vint s'asseoir à côté d'elle. Un filet d'eau tombait entre eux deux dans le vide, une eau issue du choc entre les nuages et les hautes montagnes encerclant le magistère. Ils étaient ici au calme, aucun golem-garde ne viendrait les renvoyer à leurs dortoirs respectifs ; l'air extérieur au magistère avait un parfum de liberté.

Livenn pointa le doigt vers le ciel, mais c'était inutile – ils ne voyaient que cela.

Le Cercle de Lumière.

De tout cet horizon étendu devant eux montait un souffle lumineux ; un écho, un reliquat persistant de la clarté homogène qui nimbait le ciel de Sol Finis durant la journée. Le Cercle n'avait rien à voir. C'était comme si, en un endroit précis de la voûte céleste, autrement unie dans l'indigo, on avait gratté et percé au burin, pour révéler quelques éclats de beauté cachée.

« Voilà pourquoi nous existons encore » dit Livenn, sans détacher ses yeux de la pluie de lumière qui surgissait dans le lointain, comme une corne d'abondance ouverte vers laquelle il suffisait de tendre la main.

« Maintenant que nous avons tourné le dos aux Sermanéens, il n'y a pas de retour en arrière.

— Ce n'est pas ce que semblait dire l'Intendant El Golgar.

— Sommes-nous d'accord sur le fait que c'est un sot ?

— Lui, et beaucoup d'autres. »

Un élan fou fit battre son cœur. Elle percerait la voûte céleste ! Elle creuserait de ses propres mains le chemin qui permettrait aux solains de quitter leur monde, à leur civilisation de survivre, de trouver un nouveau foyer parmi les étoiles.

C'était un projet si grandiose qu'il fallait le répéter en permanence comme un mantra. Les plus grands obstacles venaient de l'esprit lui-même, sans cesse ramené à des préoccupations grégaires. Le tableau d'avancement ! La politique de Méra ! La bonne humeur du prince Tommus ! Chaque solain, brisé par ce vent de face qui convergeait sur lui, s'installait dans un rôle déjà caduque, jouait dans un théâtre dont tous les spectateurs avaient déjà fui.

« J'admire les magerêves qui ont dévoilé le Cercle de Lumière. Ils ont accompli la plus grande part du chemin. Ils ont ouvert la voie. Tant que nous sommes bloqués ici, le Cercle est notre phare. Notre balise. Il est la preuve tangible que quelque chose existe, ailleurs, dans cette direction ; que nous ne sommes pas condamnés à mourir sur Sol Finis. »

Livenn n'était pas de nature à se résigner face à la première contrariété. Elle portait en elle ce trait caractéristique des vrais solains, qui consistait à interroger chaque nécessité, comme un objet curieux qu'on examine sous tous les angles avant de conclure qu'il est bien formé. Livenn était de la race qui avait contredit ses propres dieux.

Malgré cela, ils étaient condamnés, tous deux, à se laisser partir.

« J'ai peur, avoua Othon.

— Moi aussi.

— Si tu franchis l'espace, Livenn, si tu vas sur les autres mondes... nous emmèneras-tu ? »

La question était honnête, sans arrière-pensée, mais elle l'interpella. Livenn n'avait tout simplement pas pensé à cela. Traverser le Cercle de Lumière était son but, son unique objectif. Mais elle ne s'imaginait pas suivie par la foule des solains, toute une civilisation accomplissant son périple initiatique, la suivant sur son chemin. Cette idée lui donna le tournis.

« Bien sûr, répondit-elle précipitamment.

— Nous nous retrouverons là-bas.

— Je te le promets. »

Livenn se retourna vivement. Quelque chose les observait de l'entrée du tunnel – du moins en avait-elle l'impression. Mais elle n'entendit que le grattement d'un rat d'eau.

Elle se sentit nerveuse. C'était son dernier moment avec Othon. Elle savait qu'il ne durerait pas, que l'aube serait bientôt là. Elle voulait se forcer à graver chaque détail dans son esprit.

La solaine sans cornes ne s'expliquait pas ses sentiments pour son jeune homologue. Othon était simple. Accessible. Tout le contraire d'Ikar, avec qui il formait pourtant la paire.

Merci de m'avoir laissé croire, semblait-il vouloir dire, sans qu'elle pût le contredire, comme s'ils n'avaient tout deux fait que se raconter des histoires, pour réenchanter leur monde. Et cet instant de contemplation se brisa lorsque Livenn en comprit l'ambiguïté. Elle espérait qu'il partageait son sentiment. Elle n'en serait pas certaine. Et le temps s'apprêtait à les séparer.

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