19. Duel


1200 mots

Il croît sans cesse, le successeur, il dévore chaque jour mille fois son poids, et quand il sera devenu suffisamment gras et intelligent, il avancera vers la lumière, et la fera disparaître. Ainsi en ont-ils décidé.

Anonyme



Et s'il mentait ? Ikar pouvait-il devenir le prochain magerêve ?

Un instant, Livenn crut voir en lui quelque chose qui sauverait Sol Finis de l'obscurité, de la nuit qui s'abattait chaque jour plus tôt sur le monde. Une fraction de seconde précieuse. Quand elle pensa à la parade, il était déjà trop tard.

Ikar n'avait pas les mêmes préoccupations. Plus efficace, car imperméable aux pensées parasites, il semblait répéter pour la millième fois des gestes habituels.

Les élèves n'étaient pas obligés d'assister aux duels, mais ils s'étaient massés à mesure que celui-ci s'étalait dans la durée. Silencieux, ils décortiquaient la gestuelle et la technique de ces deux adversaires, Ikar et Livenn ; deux solains qu'ils s'attendaient à croiser dans le tableau des avancements.

Les Maîtres avaient suivi un mouvement inverse. D'abord nombreux, certains d'assister à une cuisante défaite qui justifierait l'expulsion de Livenn et de Nadira, ils s'étaient effacés les uns après les autres, tels des spectateurs déçus par la pièce de théâtre que l'on joue devant eux.

Nadira avait posé une seule contrainte : pas de bâton, uniquement de la magie d'Arcs.

Les duels à Khar se déroulaient dans une cour séparée, assez étroite, au sol de pierre recouvert d'une mince couche de poussière. Un cercle de sable noir délimitait l'espace du duel. Les duellistes n'avaient pas le droit de le franchir, ni les spectateurs, tant que l'un des deux ne s'avouait pas vaincu, ou qu'une infraction à une des règles fondamentales terminait le duel et le rendait caduque. Il y en avait toute une liste, qui datait des premiers temps du magistère de Khar. Elles pouvaient être circonvenues de différentes manières. Un bon mage d'Arcs trouvait toujours le moyen de faire ce qu'on lui avait formellement interdit.

Par exemple, sans franchir la frontière du cercle de duel, il pouvait en déformer l'espace à sa guise, ce qui revenait au même.

Profitant de son instant de faiblesse, Ikar traversa le bouclier d'Arcs dont Livenn s'était entourée depuis le début du duel, et qui arrêtait la plupart de ses armes improvisées. Elle vit le solain se séparer en deux formes distinctes – illusion d'optique causée par la déformation de la toile de l'espace, où les rayons lumineux diffractaient sans cesse sur les Arcs malmenés. Il la traversa tel un mirage et réapparut derrière elle. Au dernier moment, Livenn replia l'espace local, comme on retourne la manche d'une chemise. Elle ignorait toute la science ronflante des torsions d'espace. Elle se contentait de réagir à l'instinct ; c'était exactement ce qui ferait d'elle une magerêve. Ikar, qui avait tenté de la surprendre par derrière, se retrouva face à elle.

Leur public perdait le fil à mesure que l'espace autour d'eux s'échevelait en bobine de fil dénouée, en cristal transparent aux millions de facettes, sur lesquelles on ne lisait plus leur affrontement que par fragments.

Le jeune solain massa autour de lui des armes d'Arcs, dans le but de submerger Livenn sous une vague de lames.

« Tu mériterais presque de gagner, Livenn. »

Le temps lui-même ne leur parvenait plus que par à-coups ; de l'extérieur, leurs mouvements se voyaient saccadés.

« Sais-tu quelle est ma position sur le tableau d'avancement ?

— Non. »

Elle n'avait pas voulu voir. Nadira ne lui avait pas dit. Avancée, semblait-il, au vu des pensées qui flottaient autour du cercle. Les élèves s'attendaient à ce qu'Ikar clôture le duel en une seconde, au premier coup. Mais ce premier coup ne l'avait jamais atteinte, car déjà Livenn déformait l'espace, insaisissable, à la manière du caillou dans le bureau de maître Wei.

Le jeune solain attendait l'instant propice. Les modifications sans cesse apportées à la toile d'Arcs, comme des coups de burin brutaux fracassant une statue de maître, avaient fini par intriquer leurs esprits avec cette maille de forces et de structures. Des images flottaient autour d'eux, arrachées des strates supérieures de leur pensée. Cela avait permis à Ikar de deviner plusieurs de ses coups, parmi ces intentions dispersées tels des avertissements. Livenn, en retour, n'apprenait rien de lui, rien que des symboles et des concepts abstraits qui entouraient sa véritable pensée comme une armée de gardiens impavides.

« Nous allons bientôt partir de Khar. Tous les deux. »

Le sol se déroba sous ses pieds. Ikar lui tendait un piège. Elle se sentit tirée en arrière, des Arcs se refermant sur elle comme la mâchoire d'un titan.

« Tu es meilleure que les Maîtres du magistère, reconnut-il, mais tu le sais, je dispose sur toi d'un avantage. Ma volonté est telle que je ne doute pas et que je n'ai peur de rien. Or tu n'es que doute et peur. Il me suffit de tendre la main, je pourrais ramasser un de tes cauchemars et te le renvoyer en plein visage. »

Livenn se débattit. En effet, elle ne craignait pas Ikar, car il s'agissait d'un adversaire raisonnable et amical. Elle craignait que des démons profitent de la confusion pour l'assaillir. Dans l'éclatement d'images qui avait réduit leur horizon, il lui semblait apercevoir une sombre aura courir d'une face à l'autre, qui profitait de sa nature de fantôme pour se rendre invisible, jusqu'à se refermer sur sa proie.

Il croît sans cesse, le successeur, il dévore chaque jour mille fois son poids, et quand il sera devenu suffisamment gras et intelligent, il avancera vers la lumière, et la fera disparaître. Ainsi en ont-ils décidé.

Nadira sortit d'un des miroirs ; les yeux grand ouverts sur un gouffre sans fond, les bras squelettiques sur lesquels flottaient des vestiges de chair. Livenn ne pouvait pas croire que des choses aussi affreuses pussent élire domicile dans son propre esprit. Ikar soutint l'illusion. Ce regard ne pouvait pas l'atteindre. Il n'avait pas peur.

Un instant, ils furent dans le théâtre de son rêve, environnés de brumes qui encageaient l'horizon à quelque distance, d'où surgissaient sans cesse des ombres suspectes, comme des poissons chasseurs sautant parfois hors de l'eau. Une chose plus vaste, qui se devinait de loin, grondait dans le décor. Elle attirait à elle bon nombre de ces créatures insignifiantes, qui réagissaient à la moindre promesse. Elle absorbait et grossissait.

C'était assez pour Ikar. Ses lames d'Arcs volèrent et brisèrent en mille éclats les miroirs ouverts sur les rêves, dénouant aussi les torsions et les circonvolutions de l'espace, qui s'empressa de regagner son état d'équilibre. L'extérieur leur réapparut, comme une eau troublée qui retrouve son repos. Livenn, lâchée par sa prison d'Arcs, retomba au sol. Leur duel était devenu si abstrait qu'elle ne croyait plus au sol, au ciel, au magistère ; il fallait se réhabituer à la présence indéniable du monde physique.

« Tu as gagné » déclara-t-elle.

Ikar l'aida à se relever. Le groupe des élèves se dispersa en silence, hormis quelques curieux qui posaient toutes sortes de questions auxquelles elle était incapable de répondre. Ils parlaient dans un langage étranger. De quel maître as-tu appris ta technique de torsions ? Comment traverses-tu les barrières filamenteuses ? Es-tu plutôt adepte des transformations physiques ou topologiques ? À quoi ressemble la gravité ?

Le soir même, Livenn apparaissait à la deuxième place sur le tableau des avancements, juste après Ikar.

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