16. Et s'il n'y avait pas d'étoiles ?
1200 mots
Le doute était certainement l'arme la plus puissante des Sermanéens.
Elle aurait pu leur suffire.
Et si tout cela n'était qu'un mirage ? Et s'il n'y avait pas d'étoiles ?
Caelus
Des heures durant, Nadira l'entretenait de la magie d'Arcs et, bien plus souvent qu'elle ne s'y attendait, finissait par parler de sa propre vie, dont des détails surgissaient entre deux phrases énigmatiques.
« Ma sœur, mon frère et moi, nous étions d'une famille noble de Méra, avec un nom. Mon frère était destiné à venir ici par tradition familiale, nous l'avons toutes les deux suivi par opposition à nos parents. C'est ici que nous avons découvert ce que vivait réellement Sol Finis depuis la chute de Léviathan. On nous a appris la magie d'Arcs, c'est vrai, mais cela n'a pas d'importance – on peut tout raconter en une semaine, et si l'enseignement paraît prendre autant de temps, c'est que les Maîtres hésitent sur la manière de l'aborder. Beaucoup d'énergie est gaspillée en de vains duels qui ne font progresser personne. Lorsque nous avons quitté le magistère, nous ne sommes pas reparties à Méra. Nous avons abandonné notre nom. Je suis devenue Nadira.
— Où êtes-vous allés ?
— Les destinations possibles pour un Maître d'Arcs se sont raréfiées à mesure que le royaume abandonnait ses forteresses et que les grandes villes de la bordure se désertifiaient. »
Nadira suspendit sa dernière phrase. Elle semblait comprendre que ce qu'elle disait n'intéressait pas beaucoup Livenn.
« Tu veux me poser des questions » comprit-elle.
Gênée, la jeune solaine reposa son regard sur les alentours. Elles avaient une cour du magistère pour elles toutes seules ; à peine entendait-on les échos des séances d'entraînement des autres élèves-mages, à l'autre bout du domaine. Cet isolement inquiétait Livenn ; elle sentait les regards des autres Maîtres se faire toujours plus pesants, tandis que Wei feignait d'ignorer ce manège. C'était une expérience ; il laissait faire Nadira comme elle l'entendait, elle qui n'était pourtant pas Maîtresse, sans se soucier de ce qui en sortirait. Livenn n'était qu'une pièce rapportée. Elle n'était pas entrée par les voies habituelles du magistère, ce bouche à oreille qui drainait les plus doués, parmi les derniers enfants de la race des solains. Des villages affamés aux faubourgs tranquilles de Méra, le magistère de Khar était encore le dernier lieu de Sol Finis qui rassemblait des fragments du monde entier, un point névralgique encore actif au milieu de cette toile qui s'effondrait sur elle-même. Livenn n'appartenait pas à ce phénomène de convergence ; elle aurait dû errer bien plus loin, en dehors de la sphère d'attraction du magistère, de la zone d'influence de Maître Wei.
« J'entends tout ce que tu penses » dit la solaine aveugle.
Elle agita la main, comme pour faire un tri dans ces pensées invisibles mais perceptibles que Livenn, inconsciemment, avait poussées vers elle.
« Tu te demandes quel est le but de tout ceci. Cette question reviendra périodiquement jusqu'à ce que j'estime mon enseignement achevé. Je ne pense pas pouvoir y apporter de réponse qui te satisfera durablement. Nous n'avons qu'un but, Livenn : tourner le dos aux Sermanéens et rejoindre les étoiles qui brillent dans le Cercle de Lumière.
— Et s'il n'y avait pas d'étoiles ? »
La solaine aveugle sourit, comme un parent indulgent forcé de s'attaquer à toutes les contre-vérités, tous les mensonges insidieux qu'un enfant peut rencontrer sur le chemin de son indépendance morale.
« Nous ne doutions pas de l'existence des étoiles lointaines, jusqu'au Fléau des Sermanéens. Après la chute de Léviathan, des interrogations ont commencé à émerger. Et si tout cela n'était qu'un mensonge pour nous détourner des dieux ? Un complot des mages d'Arcs pour s'accaparer le pouvoir, avant de renverser le régime de Méra ? À ton avis, Livenn, qu'en est-il ? »
Elle soupira.
« Le doute est une arme commode pour les Sermanéens. Elle ne leur demande aucun effort. Dans les cycles qui ont suivi sa chute, le corps de Léviathan s'est très rapidement décomposé et sa matière est retournée à l'air. Mais il a laissé derrière lui le pire des poisons. Des fragments plus lourds que l'atmosphère, qui flottent parmi nos rêves, qui se sont plantés dans le sol tels des échardes, qui s'accrochent à nous comme des graines de lin. Des fragments de doute. De simples phrases. De simples impressions qui se transmettent et qui s'amplifient, et qui ont su sans doute faire mieux que Léviathan lui-même...
— Dans quel sens ?
— Les mages d'Arcs avaient montré le Cercle de Lumière. Durant deux siècles, nous avons eu les étoiles sous les yeux, et pourtant nous ne les avons pas rejointes.
— Serait-ce impossible ?
— Tu tenteras, Livenn. Après seulement seras-tu en droit de donner ton opinion sur la question. »
Quelque chose, dans ce sérieux appuyé, ce ton péremptoire, ou simplement un écho qui passait par là, lui sembla en décalage entre deux réalités. Elle se sentit osciller entre le malaise et l'amusement, et finalement, se laissa aller au rire, que les solains ne connaissaient guère. Livenn n'avait jamais ri. Ce fut une sensation étrange, elle se sentit à la fois légèrement coupable et plus sage, certaine que les poids qu'elle laissait partir n'étaient là que pour l'entraver, non l'aider.
Elle se promit néanmoins de ne pas recommencer, car les autres solains prendraient ces entrechoquements et ces hoquets comme un signe d'étouffement ou une attaque.
Nadira laissa s'écouler l'interlude ainsi qu'une averse entre deux éclaircies.
Othon surgit dans le patio comme s'il avait toujours été là et attendait le moment opportun pour surgir. Couvert de poussière, une nouvelle série de coupures sur les bras, il sortait d'entraînement ou de duel. À le voir, Livenn se prit à penser qu'elle n'était pas à sa place ici, que Nadira la couvait simplement pour lui éviter le choc de la réalité.
« Maître Gae veut la tester, dit-il.
— Merci. »
Nadira se leva sans bruit.
« Vois-tu cette pierre ? demanda-t-elle en désignant un gros caillou à demi enfoui dans le gravier, comme un monstre des sables dont n'émergent que les yeux voraces. Peux-tu la soulever ? »
Livenn rua son esprit dans cette direction, chercha le piège et n'en trouva point. Elle tira la pierre vers elle en contractant les fibres de l'espace, puis chercha les Arcs qui lui conféraient son poids et en coupa la plupart, jusqu'à ce qu'elle soit plus mobile, malléable. L'objet reviendrait tantôt à son état initial ; le petit caillou se souviendrait de cette terre dont il avait été arraché, il retomberait au fond du puits de gravité où se trouvait son équilibre habituel. Livenn lui donna une petite impulsion et il monta d'un demi-mètre.
« Ils apprennent et transmettent l'art du combat au bâton, mais la moitié des Maîtres d'Arcs ne savent pas faire cela, commenta Nadira. Je ne veux pas que tu deviennes une guerrière. Cela n'a pas d'importance. Je veux que tu évolues parmi les Arcs avec autant d'aisance que dans le réel. Je veux que tu deviennes une magerêve. »
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