15. Ikar
1400 mots
Il y avait, sur Sol Finis, des maîtres d'Arcs, parmi eux des maîtres-guérisseurs et des magerêves.
Or l'usage, ou plutôt, l'influence de Méra et de sa Cour, fit que les maîtres-guérisseurs furent considérés comme des barbiers sans art, et les magerêves, comme de doux rêveurs.
Les maîtres d'Arcs devinrent de simples exécutants à la solde des nobles familles.
Ceux qui avaient échappé à la domestication à Khar, à Téralis, furent méprisés. Les moutons apathiques de Méra rivalisaient d'insultes envers ces nouveaux étrangers. Ils les disaient sauvages, attaque suprême de ceux qui ont été assouplis et liquéfiés par une civilisation déclinante.
Le sauvage nous évoque toujours un certain romantisme ; il nous rappelle la noblesse d'être que nous avons perdue. Dans son procès, le citoyen modèle conjure ses propres pulsions antisociales et se lave les mains de la révolution à venir.
Caelus, Le Monde Solitaire
Les premières semaines, Livenn n'eut aucun contact avec les autres élèves, en dehors des travaux communs et des repas. Elle n'assistait pas aux cours, ni aux duels d'entraînement, qui déterminaient le tableau. Elle mangeait à l'extérieur du réfectoire, assise sur les marches de bois d'un des patios, consciente de vivre une vie différente à Khar. Son monde se superposait à celui des autres élèves, comme un écran.
« Tu permets ? »
Un jeune solain brisa le cercle de ses pensées. Il fit un symbole de salutations, posa son bol sur les marches de bois et commença à froisser une poignée d'herbe aromatiques pour donner un goût à cette bouillie. Principalement de l'ormeil, l'une des rares plantes à survivre à l'extérieur de Khar.
Plus maigre et un peu plus petit qu'elle, il avait dans ses yeux noirs une vivacité d'esprit à rebours de son époque, la profondeur d'un génie incompris. Livenn avait pris l'habitude de détailler les pensées des solains avec acuité, sans se préoccuper de leur apparence ; mais celui-ci était parfaitement opaque. Elle ne voyait aucune image, ne lisait aucun nom. Il n'était pas seulement séparé du monde par une grande muraille, mais pas un désert immense, un espace infini au-delà duquel œuvraient ses pensées secrètes.
« As-tu un nom ? demanda-t-elle.
— Ikar. Toi, tu es Livenn. »
Il avait fini sa préparation et commença aussitôt à manger.
« Tu n'es pas avec les autres, Ikar ?
— Les autres n'ont rien à m'apprendre. »
Était-il aussi réservé par goût du mystère, ou jugeait-il qu'il n'avait rien à dire ? Quel genre de solain ferait de son esprit une telle citadelle inaccessible ? Même des maîtres d'Arcs comme Gao n'y parvenaient pas. Des pensées filtraient ; non de grandes révélations, d'inavouables secrets, mais les choses les plus simples. Une colère passagère, un caillou dans leur sandale.
Ikar se situait sur un autre plan.
« Où est Nadira ? demanda-t-il entre deux bouchées.
— Je l'ignore. »
Elle ne pouvait qu'essayer de deviner ce qui se tramait dans sa tête, comme une solaine dénuée de magie d'Arcs. Cela lui apprenait une forme d'humilité. Ses pouvoirs étant inutiles et sans effet, elle pouvait même en questionner la nature, voire l'existence. Était-elle vraiment mage, ou juste imaginative ?
« Oh, tu es une mage d'Arcs, à n'en pas douter, intervint Ikar. Une bien curieuse personne.
— Parce que je n'ai pas de cornes sur la tête ?
— C'est vrai ? Je n'avais pas remarqué. Ceux qui s'arrêteront à ce détail seront de mauvais mages d'Arcs. Non, Livenn, il y a en toi une forme de pureté candide. On dirait que tu n'as jamais vécu ici. Que tu n'as jamais respiré cet air toxique, jamais mangé ces racines empoisonnées. »
Elle ne sut trop où il voulait en venir.
« Tu viens des terres de la Bordure. Mais la Bordure est désormais abandonnée. Tu es peut-être la dernière solaine a avoir vécu là-bas. Tous ceux qui nous entourent sont de Méra ou des environs. Tu as dû voir, entendre et comprendre des choses qui nous échappent encore.
— Pourquoi ?
— Le néant se referme lentement sur Sol Finis. C'est cela que nous devons affronter. Tu as été si proche de lui que tu l'as peut-être entendu.
— Je ne veux pas... parler de tout cela.
— Tu as peur ? Je peux le comprendre.
— Il ment, dit quelqu'un d'autre. Ikar n'a peur de rien. »
Un autre solain se joignit à eux, qui avait déjà largement entamé son repas. Plus épais, comme un bois mal dégrossi, il avait les yeux clairs, hésitants.
« Nous nous sommes déjà croisés, se souvint Livenn.
— Peut-être, bafouilla-t-il.
— Assieds-toi, Othon, proposa Ikar. Tu en meurs d'envie et personne ne t'en voudra. »
Des éclats de voix retentirent depuis le réfectoire, leur rappelant qu'ils se situaient en dehors du monde. Un trio de personnages étranges. Livenn, l'élève de Nadira ; Ikar, l'élève qui surpassait déjà le magistère ; Othon, qui ne savait jamais où se mettre. Ce dernier semblait suivre la conversation avec un léger retard, ne jamais intervenir au bon moment, chercher ses mots et se tromper toujours. On devait le moquer pour cela, ou juste le laisser à l'écart.
« Comment était votre matinée ? Tenta Livenn.
— Maître Kojia nous apprenait l'inversion de torsion, dit Ikar. Mais il ne sait pas l'expliquer. C'est beaucoup plus simple qu'il ne le prétend. Tu traces d'abord une torsion d'espace, tu la traverses une première fois, et avant qu'elle ne s'efface, tu inverses sa direction. C'est une technique pour maîtriser sa trajectoire, idéale pour voler.
— Je déteste ça, avança Othon. Me sentir en chute libre. Toi, je ne sais pas comment tu fais.
— Eh bien, tu l'as dit, je n'ai peur de rien.
— Avoir peur de rien, cela n'existe pas » protesta timidement Livenn.
Pourtant c'était bien le cas et elle le savait déjà. C'était la spécificité d'Ikar, une des vérités-racines de son être : il ne craignait rien. Si les Sermanéens étaient descendus de leur Séjour Céleste pour venir le maudire, il les aurait accueilli avec la même indifférence de façade que lorsqu'il écoutait les discours éculés des vieux maîtres d'Arcs.
« Pourquoi es-tu ici, Ikar, si tu n'as rien à apprendre d'eux ?
— J'attends d'être ordonné maître. Inutile de presser les choses. »
Othon se mit en devoir de lui expliquer, avec ses mots qui semblaient sans cesse lui échapper, comme des pois sauteurs qu'il fallait attraper au vol.
« À la fin du cycle de formation, Maître Wei consultera le tableau d'avancement, et les cent premiers deviendront maîtres d'Arcs. C'est pourquoi on peut rester à Khar un an, deux ans ou dix ans.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici, tous les deux ?
— Depuis un an, dit Ikar.
— Trois » ajouta son comparse.
Livenn avait attendu ce détail pour remarquer la différence frappante entre eux deux. Ikar ne portait aucune cicatrice, pas même la moindre trace de coupure, la moindre rayure sur ses cornes. L'une d'Othon était ébréchée, un coup avait emporté un fragment de la pointe. Une série d'ecchymoses courait sur son bras nu ; des cicatrices récentes parsemaient sa joue et son menton, signe qu'on l'avait jeté face contre terre et traîné dans la poussière.
« Il a même une dent cassée, dit Ikar pour compléter sa pensée, mais ce n'est pas à cause d'un duel, juste un gros caillou dans son bol. »
Des êtres aussi versatiles que les mages d'Arcs auraient dû savoir ressouder les os et réparer les chairs ; mais la médecine n'avait jamais été leur fort. Avant la chute de Léviathan, les solains n'avaient jamais connu la maladie. Leurs médecins étaient des barbiers ou des bouchers qui recousaient les blessures et remboîtaient les épaules. Leur art n'était pas noble, mais avilissant ; les maîtres d'Arcs de Méra ne s'abaissaient pas aux arrachages de dents. Et pourquoi faire passer la douleur ? il s'agissait au mieux d'une nécessité physique, au pire d'une punition des dieux bien méritée.
« Dis-moi, Livenn, est-ce qu'ils ont décidé de t'inscrire au tableau ?
— Elle n'en a pas besoin » dit Ikar.
Elle n'y avait pas encore pensé. La jeune solaine ne vivait pas avec les autres élèves, alors pourquoi se mesurer à eux ? Cette comparaison serait sans objet.
« Dans ce cas, ils ne l'ordonneront pas maîtresse d'Arcs, rétorqua Othon.
— Cela n'a pas d'importance. Nadira ne forme pas une maîtresse d'Arcs, mais une magerêve. Et ce ne sont certainement pas les maîtres de Khar qui donnent ce titre. »
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