14. L'arme du crime
1000 mots
Qui dispose d'un quelconque pouvoir, croit que celui-ci est supérieur à tous les autres.
Qui croit en sa supériorité trouve toujours la défaite.
Ainsi, le monde est en perpétuel déséquilibre, car le pouvoir est en perpétuel mouvement.
Kaldor, Principes
À peine surgie d'une torsion d'espace, tandis que l'univers meurtri refermait derrière elle une cicatrice violacée parsemée de petites étincelles, Néa interpella l'Intendant de Méra.
« El Golgar ! »
Le solain se retourna pesamment, guère surpris par cette irruption. À Méra, les mages d'Arcs pouvaient aller et venir selon leur gré. Aucun secret n'était inaccessible à un maître des torsions, sauf une autre torsion, plongée dans une illusion d'Arcs ; le meilleur moyen pour se prémunir d'eux consistait donc à contrôler soi-même les plus puissants.
El Golgar appartenait à ce courant de pensée pragmatique que Néa trouvait de plus en plus répandu à la capitale. Pour lui, les mages d'Arcs étaient des outils de travail ; il fallait les entretenir et les remplacer si nécessaire.
« Ah, Néa, avança-t-il, comme si leur entrevue, dans ce couloir obscur des quartiers du prince Tommus, était prévue de longue date. Néa, c'est bien cela ? Combien vous ai-je proposé comme traitement et salaire, la dernière fois ? Quelle que soit cette somme, je la double.
— Je ne suis pas ici pour me vendre.
— Je gage que vous changerez bientôt d'avis. De grands bouleversements nous attendent, vous pourriez regretter plus tard de telles offres que la mienne.
— Je suis au service du Triumvirat » rétorqua-t-elle en prenant tout à coup conscience de ce qu'elle disait.
Que se passerait-il lorsque le Triumvirat aurait disparu ?
L'Intendant El Golgar, habitué à côtoyer les maîtres d'Arcs, était difficile à lire. Il masquait ses pensées derrière des rideaux d'images désagréables, grossières, obscènes. Ce n'était qu'un avertissement. Son esprit n'était pas inatteignable, mais encerclé de torrents de boue. Sa seule proximité suffisait à lui donner la nausée.
« Que souhaitiez-vous me dire ? dit-il sur un ton faussement obséquieux.
— J'ai appris que le prince Derring était mort.
— Oh, le prince, en effet, pauvre solain. Il méritait mieux que cela.
— Vous voulez dire que ce n'est pas vous qui avez ordonné sa mort ?
— Moi ? Que voulez-vous... non, c'est le Duumvirat qui en a décidé ainsi. »
Duumvirat ? Ainsi nommerait-on le commandement des deux princes restants ? Et lorsqu'il n'en resterait plus qu'un seul, comment appellerait-on cela ?
Un royaume ?
« Quelquefois, les nécessités du pouvoir nous forcent à prendre des décisions difficiles, voire tragiques. Vous avez joué un rôle dans ce drame et je comprends votre trouble, Néa. Cependant, sachez que vous avez bien agi, car les intérêts de Sol Finis ont été préservés. Notre royaume se libère de ses démons. Affranchies de toute menace intérieure, nos forces vives partiront à l'assaut de notre prospérité future.
— Il est donc nécessaire que le prince Eil devienne roi ?
— Je ne comprends pas ce que vous dites. Mettez-vous en doute les actions entreprises par le Duumvirat ?
— Je m'interroge.
— Ce n'est pas votre rôle que de vous interroger. »
El Golgar eut un sourire féroce.
« Parce que si c'était le cas, asséna-t-il, vous feriez bien mal votre travail. Vous êtes une excellente mage d'Arcs, Néa. Méra et sa Cour ont grand besoin de vos services, et vous récompensent pour cela. Mais vous êtes une exécutante. Vous avez été recrutée pour accomplir certaines tâches. Ne cherchez pas à faire plus : vous sortiriez de votre domaine de compétence. »
L'Intendant considérait la conversation finie, mais Néa le força à rester en place d'un simple geste, comme si une toile invisible s'était tendue devant lui.
« Quand j'ai entendu dire que Derring était mort, je me suis souvenue de quelque chose que disait votre prédécesseur. Le gouverneur Fagon venait juste d'être assassiné. Deux jours plus tard, son plus proche confident disparaissait dans les Confins. Je revois l'Intendant dire aux princes : sans arme du crime, il n'y a pas de crime.
— Des mots d'une rare sagesse.
— Je suis l'arme d'un crime, n'est-ce pas ?
— Je vois où vous voulez en venir. Vous craignez que votre participation à certaines affaires ne vous mette en danger. Je veux vous dire tout de suite : ne craignez rien. Tant que vous êtes utile au royaume, il n'aura aucune raison de se retourner contre vous. Mais c'est une raison de plus de vous concentrer sur votre travail, et exclusivement sur les missions qui vous sont confiées par le Duumvirat. Il est important que vous soyez efficace. »
Dans ses quelques années de carrière, Néa avait vu le nombre des maîtres d'Arcs et leur qualité décroître en flèche. Ils maintenaient les apparences, mais rapetissaient comme des loups domestiqués, privés de libre arbitre, enfermés dans un pré carré toujours plus réduit. Ils n'étaient plus admirés pour leur mérite actuel, mais pour leurs aptitudes passées. On les collectionnait comme les toiles d'un artiste mort depuis longtemps.
Néa, malgré elle, avait donné de l'eau à ce moulin, fait partie de ce microcosme. Elle n'y voyait pas d'issue. Elle n'envisageait même pas de partir, car l'avenir politique de Sol Finis se jouait sous ses yeux. Elle espérait seulement que, quand viendrait le dénouement, quand le prince victorieux prendrait la décision de détruire l'arme du crime, elle saurait s'en sortir.
Je ne vaux pas mieux qu'eux, se rendit-elle compte. Au final, je ne ferai pas davantage que survivre.
« Ne commettez pas l'erreur de vous retourner contre vos maîtres, dit El Golgar. Ne croyez pas que vous êtes indispensable, vous n'êtes pas la seule mage d'Arcs à Méra. Et peut-être n'avons-nous pas besoin de mages d'Arcs.
— Une dernière question, Intendant. À votre avis, le Duumvirat a-t-il encore beaucoup d'ennemis à la Capitale ?
— Tout ce que je peux vous dire, c'est que notre travail continue.
— Ne craignez-vous pas de vous retrouver du mauvais côté ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Vous êtes l'arme du crime, vous aussi.
— Oh, mais vous oubliez quelque chose. L'État ne commet aucun crime et il a toujours raison. Au final, Sol Finis nous sera redevable et se montrera très reconnaissant pour nos sacrifices.
— Vous faites de vos désirs des réalités, Intendant.
— Bien entendu. Et cela fonctionne. C'est ce qu'on appelle le pouvoir, le véritable pouvoir, largement supérieur à tous vos tours de magie d'Arcs. »
Il lui fit un clin d'œil et reprit sa maraude.
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