11. Les rêves

1900 mots


Nous nous prétendons matière, mais nous sommes presque entièrement esprits.

En doutez-vous ?

Quelle puissance est celle du manipulateur d'émotions, de l'illusionniste de rêves ! Pourtant il ne tient nulle matière entre ses mains.

Caelus



« Qui es-tu ? demanda-t-elle soudain. As-tu un nom ? »

La silhouette s'affadit jusqu'à devenir une image en deux dimensions, comme un dessin figé dans l'air. Le décor prit la forme d'un couloir du magistère, de sorte qu'elle ne sut pas si elle se trouvait dans le réel, ou dans une duplication du réel.

Projetées par les flambeaux allumés dans la cour, des ombres traversaient les fenêtres et faisaient paraître quelque monstre tentaculaire habitant dans les murs.

Quelqu'un se tenait tout au bout du couloir.

Ce n'était pas Nadira. Ce n'était pas un élève du magistère. C'était une silhouette solaine, à peine pourvue de jambes, de bras et d'une tête, plongée dans l'ombre, car l'ombre faisait partie d'elle – ou le contraire.

« Et toi ? As-tu un nom ?

— Non, je n'ai pas de nom. Nous n'avons pas de nom. »

Livenn apprenait ce qu'était un démon mineur. Il ne lui voulait pas de mal. Il ne pouvait pas vraiment lui en faire, à part perturber son sommeil. Sa volonté, fluctuante, était à l'image de sa forme. Il avait atterri là porté par le souffle du vent, cheminant d'un esprit à un autre comme une tique accrochée dans les fourrures d'un animal. Il se nourrissait de pensées.

« Que voulait-elle dire ? La Nadira de mon rêve ?

— Quel rêve ? Tu en fais beaucoup. Comme tous les autres. Sol Finis est écrasé par le poids de ses rêves. Le monde ne vous supporte plus, et vous ne supportez plus les marées de souvenirs qui vous entourent. Tant de pensées inconscientes. »

Le démon émit un son qui ressemblait à un sifflement, comme s'il respirait mal.

« Ton esprit est comme une plante qui se régénère entièrement à partir de la moindre de ses racines. Cela te sauvera.

— Je ne comprends pas.

— On dirait que tu n'as jamais vécu ici, Livenn. Que tu n'as jamais respiré cet air toxique, jamais mangé ces racines empoisonnées. Tu es encore pure de la corruption de Léviathan. C'est fascinant.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne veux rien dire. Je ne dis rien. Je ne suis qu'un miroir pour tes pensées inavouées. C'est le rôle de quelqu'un comme moi, et tu nous donnes beaucoup de travail. »

Il se laissa glisser contre le mur, s'évanouissant brusquement à l'angle. Livenn hésita, mais quelque chose en elle prit le dessus. Se sachant désormais dans un rêve, elle n'avait pas peur d'en explorer les moindres recoins. Une propension à la curiosité, une habitude à chercher des réponses, comme des verrous que l'on pousse à bout, que l'on travaille jusqu'à ce qu'ils cèdent enfin par lassitude. Voilà ce qui faisait Livenn.

« Tout système auto-organisé, souffla la voix, est capable de s'autodétruire. Tout mouvement irréversible comporte une phase de régression. Tout groupe social finit par voir émerger celui qui causera sa dissolution. Tout cercle divin finit par voir émerger un déicide. Tout monde doit s'éteindre. »

Le couloir se sépara de sa forme première et s'étira en longueur en un boyau interminable, tandis que les fenêtres se déformaient en motifs lumineux artificiels.

« Tout monde doit s'éteindre. Tu l'as vu. Ce ne sera pas la première fois. Tu le sais. Sol Finis est sur la pente.

— Nous le savons tous » répondit-elle.

La voix provenait de nulle part, car la silhouette s'était elle-même dissolue dans l'intégralité de cet environnement transitoire.

« Tout monde doit s'éteindre » répéta-t-elle, car ces êtres infimes que sont les démons inférieurs se restreignent le plus souvent à quelques phrases, comme un mantra sinistre, par lequel ils tentent d'infiltrer les esprits mal défendus.

À force de s'étendre, le couloir finit par se briser. Il se produisit un déchirement de lumière clignotante, une explosion rougeâtre qui vira ensuite au bleu. Livenn supporta ces absurdités sans ciller. Se confronter au réel est une chose. Se heurter aux frontières abstraites du monde des rêves en est une autre. Même sans direction précise, et ne faisant que suivre son instinct, elle se sentait ici à sa place, même parmi les souvenirs d'autres personnes. Livenn était ce voyageur qui, dans chaque hôtel où il dépose ses affaires, agit en client habitué.

Une bourrasque glacée manqua de l'emporter et une poutre de bois vola à quelques mètres d'elle.

Livenn avait cessé d'être Livenn. Elle vivait de nouveau l'histoire par les yeux d'une autre. Elle agissait selon ses gestes, pensait selon ses pensées, avec l'illusion de décider pour elle-même.

Elle était le dernier être debout dans une rue de la capitale, à braver les rafales de vent brutales qui arrachaient les toits des maisons. L'ombre de Léviathan planait sur elle, sans limites, si vaste qu'il avait séparé Sol Finis de son ciel. Un brouillard très proche, à quelques centaines de mètres à peine, roulait au-dessus de la ville comme un océan vu à l'envers, qui en descendant, se préparait à l'asphyxier. Chaque mouvement du monstre faisait frémir ce front de fumées dans lequel se drapait le Fléau divin.

Au sol, la présence de Léviathan provoquait des troubles dans l'atmosphère, la formation de dépressions brutales, de trous d'air qui se remplissaient aussitôt de vents contradictoires.

Livenn tenta de se donner du courage. Elle pensa à ce qui lui importait le plus. Des visages lui vinrent à l'esprit ; la personne du rêve les crut nets, mais Livenn voyait bien qu'ils s'étaient effacés, comme de vieilles gravures.

À la faveur d'une accalmie inattendue, des silhouettes surgirent derrière les vitres brisées, des portes s'ouvrirent ; les solains de la capitale sortirent à pas furtifs, comme s'ils espéraient encore échapper à la colère des Sermanéens. Seule au milieu de la rue, Livenn n'échappait à leurs regards interrogatifs que parce qu'ils paraient au plus pressé : fuir la ville.

Cela ne fonctionnera pas, songea-t-elle, tout en essayant d'imaginer un moyen d'évacuer le plus grand nombre.

Une torsion ? Un pont d'Arcs ? À cette distance ? En était-elle capable ? Livenn n'avait pas la science des mages d'Arcs qui, en ce moment même, affrontaient Léviathan par les airs.

Des floraisons bleutées, au travers des nuages, jetaient des taches de lumière crue sur la capitale. Livenn entendit des cris non loin. Elle vit des solains hébétés assis sur le trottoir, les jambes coupées par la sidération.

Une masse noire perçait le brouillard et tombait sur la capitale, comme si un autre monde entrait en collision avec Sol Finis, dont ce serait la plus haute montagne. Léviathan frappait. D'instinct, Livenn traça une torsion d'espace en direction d'un groupe de quelques solains arrêtés dans leur fuite, des soldats qui désertaient face à la colère des dieux. Elle leur hurla un ordre qui ne fut clair pour personne, pas même elle, et se mit devant eux, bras ouverts, prête à affronter l'onde de choc.

La patte inférieure de Léviathan ressemblait à une forêt d'aiguilles. Elle heurta un des palais de la capitale, qui disparut aussitôt dans une montée de fumée. Livenn serra les dents. La terre trembla. Un grondement brutal retentit ; les vitres explosèrent et les murs se gondolèrent comme des nappes que l'on secoue. Les bâtiments semblaient hésiter ; la moitié choisit de s'effondrer, attendant pour cela la vague de fumée qui arriva dans la seconde suivante.

Les solains, secoués puis jetés à terre, essayèrent de se mettre à l'abri ; mais la vague abattit les murs derrière lesquels ils s'étaient retranchés, comme un chasseur particulièrement retors, qui attrape ses proies où qu'elles se trouvent. Ceux qui échappèrent par miracle furent noyés dans la poussière étouffante.

Livenn arrêta de maintenir son bouclier d'Arcs. Elle avait sauvé une poignée de solains. Des débris énormes retombèrent devant eux, dans lesquels on reconnaissait une demi-statue de Sermanéen. Les dieux avaient abattu jusqu'aux temples qui leur avaient été élevés, comme dans un accès de colère puérile.

Elle repoussa la fumée et se mit en marche, libérant un espace à mesure de son passage. Des visages couleur cendre apparurent sur son chemin ; des yeux larmoyants s'ouvrirent, dans lesquels brillait une forme d'admiration.

La terre continuait de trembler. Léviathan avait frappé ailleurs à Méra, et son corps monstrueux, sans limites, descendait encore. Il réécrivait cette ancienne cosmogonie où le ciel et la terre s'unissaient pour donner vie aux premiers titans. Comme s'il parodiait la parole des dieux, et lui-même titan, n'embrassait sa prétendue mère que pour mieux l'infecter. Car grouillant de griffes chitineuses, recouvert d'une armure d'écailles invincibles, parsemés d'yeux qui voyaient et jugeaient tout, Léviathan n'était pas seulement horrible à voir et à sentir. Il répandait la puanteur de la mort et de la peste ; là où son bras avait touché terre, la maladie prenait déjà racine.

Pire encore, une oppression écrasante accompagnait sa descente. Léviathan entendait corrompre leurs propres esprits.

« Partez d'ici tout de suite ! » Cria Livenn aux solains qu'elle venait juste de sauver.

Mais ces derniers, hagards, se laissaient emporter par les obnubilations qui tombaient sur eux en vagues grondantes. Léviathan les encerclait et réduisait leur pensée à un frémissement d'insecte. Ils ne comprenaient plus rien du monde, perdaient conscience de leur présence, de leur être-à-soi ; pour ceux qui étaient assez forts pour résister au déferlement, telle Livenn, Léviathan réservait les pires cauchemars. La mage d'Arcs s'agrippait à des êtres aimés, matérialisés par ces visages ; Léviathan les démonterait un par un, effacerait chacun de leurs traits, prouverait qu'elle n'avait jamais compté pour eux, qu'ils n'avaient jamais compté pour elle, qu'ils n'avaient jamais existé.

Livenn hurla un défi à l'attention du monstre, indifférent à sa présence, tout occupé à sa tranquille œuvre de destruction. Il était trop tard. Elle ne pouvait rien sauver de la capitale. Elle se trouvait ici, entre les décombres, les morts et ceux en passe de l'être, incapable d'en porter un seul hors du sinistre. En vérité, elle périrait avec Méra. Et Sol Finis périrait avec cette capitale. Les dieux en avaient décidé ainsi et, puisque les Sermanéens avaient décidé, peut-être cela était-il un bien.

Son esprit bouillait de la confrontation avec ces pensées qui se faisaient passer pour siennes. Dans la tourmente, elle laissa tomber plusieurs bonnes idées, avança presque sans but. Le vent jouait avec les débris agglomérés des habitations, qu'il projetait parfois en vastes geysers.

Livenn aperçut une statue dont le visage, blanc de céruse, émergeait des décombres.

Non, pas une statue. Un enfant miraculé, aphone, les yeux ouverts, étrangement sourd à la cacophonie ambiante – tant les grondements et crissements d'une terre qui se déchire, que les insinuations toxiques de Léviathan, comme une pluie acide qui vient après l'incendie.

Livenn l'arracha du sol. Il la regardait fixement. Elle était son nouveau phare. S'accrocher au premier guide venu dans les moments de crise n'est pas le monopole des enfants ; au contraire, ils font parfois preuve en la matière d'un très bon sens pratique.

Il ne l'était pas encore, mais Livenn reconnut Maître Wei. Rien d'étonnant à ce que la structure même du magistère de Khar, entre ses fondations, ses poutres, ses cloisons et ses tapisseries, soit intriquée avec l'histoire du solain qui en assurait la garde.

Partir, disait la Livenn du rêve. Partir. Cet ordre mental outrepassait tout. Et l'enfant y était pour quelque chose. Lui qui deviendrait plus tard un mage d'Arcs, il résonnait avec elle de la même injonction. Partir.

Elle s'élança dans une première torsion d'espace, qui la porta en chute libre entre deux nappes de brume ; la terre secouée par les frappes de Léviathan et le ciel bouillonnant de sa rage. Puis une deuxième torsion. Puis une troisième. Et Maître Wei vécut.

Partir, songea-t-elle alors qu'elle s'arrachait au cauchemar. Tel a toujours été notre destin.

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