1. Un matin


En média : le thème principal de Sol Finis / Livenn.

---------------------------------------------------------------


Nous savons que l'essence des choses est liée à leur mouvement.

Nous faisons l'expérience du mouvement de soi, et ainsi, de notre nature propre, nous disposons d'indices.

Mais le mouvement autre, nous le percevons de manière discontinue. Nous créons nos impressions en interpolant des images fixes. De là vient que l'essence des autres choses nous est inaccessible, et que nous nous trompons en confondant l'objet et son image – ce mirage dans notre regard. De là vient que cet univers demeure dans l'inconscience de lui-même.

Kaldor, Principes


Sol Finis, Deux cent jours avant la transmigration


Un matin, Livenn sut que le monde allait s'éteindre.

Elle avait entendu ses parents se lever, bien qu'aucune lumière n'eût encore filtré par les panneaux de bois qui fermaient sa fenêtre. Elle se sentait vide de toute énergie. Elle n'avait pas faim, pas soif, guère envie de rejoindre ses parents dans les champs.

Les adultes croient tout savoir et veulent toujours avoir raison ; ils font souvent illusion, tant qu'il ne s'agit que de répéter les mêmes choses auxquelles ils sont habitués, appliquer les mêmes recettes apprises sur le tas. Ils font grand mystère de l'acquisition de cette science, comme un ésotérisme avancé, alors qu'il n'est aucun mystère, aucun secret, sinon que personne ne sait vraiment.

Au contraire, leur progéniture avance sans préavis dans ce monde. Cette contrée nouvelle lui sera étrangère jusqu'à ce qu'elle y trouve sa « place ». Elle peut, mieux que quiconque, affronter le changement. Lorsque les certitudes approximatives compilées jusqu'alors échouent à l'analyse, son instinct de compréhension reprend le dessus, et se montre largement supérieur.

Ainsi, Livenn avait su qu'ils quitteraient leur maison avant même que ses parents ne formulent cette douloureuse hypothèse ; elle avait su que le monde s'éteindrait alors que personne ne voulait le dire à haute voix.

Livenn sortit de la petite maison de bois cernée par les champs, une bâtisse artisanale toute sèche et vrillée par l'âge. Il régnait un terrible silence. L'aurore tardait à se manifester, comme si la lumière s'était figée dans le ciel, à son approche. Le peu qui leur en restait se diluait en nappes laiteuses. Les arbres solitaires projetaient autour d'eux des ombres floues et alanguies.

Il n'y a pas de soleil sur Sol Finis. À l'aube, la lumière semble descendre du ciel et au crépuscule, elle s'efface à l'horizon comme un rêve.

La vie procède de la lumière ; cela est aussi vrai pour les plantes, dont elle est la source d'énergie exclusive, que pour les solains. Depuis des mois, les voisins jetaient l'éponge les uns après les autres. Les familles désertaient ces fermes autrefois productives, empilaient leurs bagages sur un chariot et le traînaient en direction de la capitale. Le village le plus proche se désertifiait. Jour après jour, Livenn surprenait ses parents, figés eux aussi, le regard dans le vague, face à un désastre dont ils peinaient à prendre la mesure. Elle entendait leurs disputes. Ils ne se parlaient plus, ou à peine ; avec les nerfs à fleur de peau, chaque mot de travers pouvait déclencher l'orage.

Elle descendit l'allée en les cherchant du regard. Plus loin dans son enfance, Livenn avait vu ces champs fertiles, ces blés chargé de vie, si touffus qu'elle pouvait s'y perdre. Mais les tiges jaunies, séchées sur pied, ne portaient plus la moindre graine. À l'instar des fermiers, la vie végétale avait lutté contre l'apathie, perdant peu à peu espoir, jusqu'à s'arrêter d'épuisement. La terre s'asséchait. Quand elle venait, la pluie ruisselait rageusement sur ces champs morts, formait des torrents dans les allées, s'enfuyait on ne sait où. La boue séchait ensuite, puis se craquelait, puis redevenait poussière et s'envolait au premier coup de vent. Le monde était bloqué dans ce cycle de désolation.

Les insectes fouilleurs de paille ou dévoreurs de cadavres s'étaient multipliés, sentant approcher l'heure des charognards. Leurs colonies grouillantes, qui se formaient spontanément au bord de la route, offraient le plus triste spectacle d'une vie de mandibules et de carapaces, qui rentrait dans la terre, nourrie de ses derniers vestiges, se dévorant elle-même jusqu'à disparaître.

Livenn chercha leur dernier troupeau du regard. Son père avait-il emmené les vaches paître plus loin, dans un champ voisin dont le fourrage n'aurait pas pourri sur pied, qui pourrait les nourrir quelques jours de plus ?

Ils avaient eu de nombreux animaux. C'était même leur fierté. Ceux-ci avaient vu venir la disparition de la lumière bien avant les solains. Ses parents les avaient cru malades, à les voir affronter sans raison la barrière de leur enclos, dans des crises d'hystérie collectives aussi subites que violentes. Gagnés par l'apathie, ils avaient bientôt refusé de se lever, de se nourrir, de boire. Une fois les premiers morts, c'était comme si les autres avaient compris où ils se dirigeaient tous, hormis quelques irréductibles toujours plus rares. Ses parents avaient demandé l'aide du village pour brûler tous les corps. Le vent avait tourné sans cesse ce jour-là, et l'odeur féroce s'était insinuée dans leur maison, comme un relent de culpabilité. On la sentait encore.

En descendant la colline, Livenn aperçut une silhouette solaine, puis une poignée de bovins couchés en travers de la route. Des corps creusés par la faim, comme déjà morts depuis longtemps – tels ces vieux arbres solitaires plantés à intervalles réguliers dans les champs qui, après avoir fait illusion quelques mois de plus, perdaient toutes leurs feuilles.

Sa mère, seule, pleurait.

La lumière, sur Sol Finis, est un don des dieux. Hela, figure maternelle et protectrice de la race solaine, est chargée de la distribuer selon un cycle d'alternance immuable entre le jour et la nuit.

La légende racontait qu'avant l'avènement des dieux, les unes et les autres duraient cent ans. D'inquiétants démons occupaient alors le monde, qui se gavaient d'énergie durant ce siècle d'été, pour survivre à la longue disette de l'hiver stellaire, en hibernation. Hela avait permis la floraison de la vie telle que la connaissaient les solains. Leur race s'était alors multipliée sur Sol Finis, sous le regard bienveillant de ses dieux.

Rien ne disait ce qui arriverait après les dieux, sinon l'hiver et la nuit éternelle dont, déjà, les doigts de glace descendaient du ciel.

Rien n'arriverait après les dieux.

Hormis Livenn.


--------------------

Au fait, le bouquin fait 70 chapitres. Ne partez pas, c'est pas fini.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top