Chapitre 6.2

Les nuages grisâtres imposent peu à peu leur présence, plongeant New York dans l’obscurité. Il ne me faut que quelques minutes supplémentaires pour rejoindre le coffee shop. Le souffle court, je descends de mon vélo et épie les alentours. J’espère y apercevoir Tom, même si l’établissement est fermé. Les rues sont bondées en cette fin d’après-midi et les vendeurs à la sauvette restent encore une heure même si le temps se gâte. L’idéal pour négocier les denrées avant qu’elles soient jetées dans les bennes pour des questions de normes qui périssent plus vite que l’aliment lui-même. Tellement de gâchis que la communauté ne cherche plus à le cacher. Des sacs de produits sont mis en évidence afin que les sans-abri puissent se servir et je sais que mon ami participe à ce commerce de l’ombre. Malheureusement, je ne l’aperçois pas. Ni lui ni la brunette à qui j’ai donné rendez-vous. J’espère seulement qu’elle n’osera pas me poser un lapin.

Les dents serrées, je passe par la porte de service et allume les interrupteurs. Fil a rangé la salle, les chaises sont toutes sur les tables et le sol est encore humide à certains endroits. Mes fesses sur le comptoir, j’envoie un texto à Jérémy pour le prévenir de ma soirée improvisée. Je sais que malgré mon échappatoire, notre conversation n’est que reporter, il ne me lâchera pas si facilement. Mais si je peux gagner un peu de temps sans ces cachets, ce n’est pas de refus non plus. Il agit comme ça pour mon bien, seulement me chouter en espérant que mon chagrin disparaisse est une utopie à laquelle je ne crois plus. Je préfère l’affronter et me répéter que si je finis par voler dans les cieux avec Anastasia c’est que je devais terminer là. Après tout, aucun de nous n’est immortel, un jour ou l’autre nous aboutissons tous au même endroit. Et je vais peut-être y aller plus tôt que prévu à force de m’exploser les orbites sur cette horloge. J’ai le cul endormi depuis le temps que j’attends. Cette gonzesse se fout de moi !

L’atmosphère change peu à peu et la nuit prend sa place. Je peux sentir ma poitrine se compresser. J’ignore pourquoi le coucher de soleil m’oblige à dérailler, qu’importe où je me trouve. Je me suis longtemps posé la question. Je pourrais m’analyser comme un vampire qui sort de son sarcophage ou un démon qui serait libre dans l’obscurité, mais je ne suis rien de tout ça. Juste une âme en peine, qui n’arrive plus à tenir le masque quand la lumière s’éteint. Je crois que la solitude m’oblige à raviver mes souvenirs et qu’au fond, c’est devenu une habitude. Mon châtiment duquel je ne pourrai plus m’échapper. Ou malgré la compagnie, je m’éloigne volontairement des autres pour vivre cet enfer. Mes mains errent dans le coin des préparations alcoolisées et j’attrape une bouteille de rhum. Ma gorge me brûle déjà sans même en avoir bu une goutte. Je me dégoûte sûrement tout seul. Néanmoins, je referme le magasin et enfourche mon BMX pour me diriger vers le parc, le goulot en bouche. Je me bats pour quitter les phares tricolores qui me klaxonnent devant ma conduite bancale entre deux voitures. J’esquive le vigile de nuit en passant par l’arrière. Juste avant qu’il mette les chaînes. Je me dépêche à attacher mon vélo et me camoufler dans la végétation. Dès que j’arrive sur le chemin, je sais qu’ils ne me trouveront plus. Le froid de janvier réduit leur tour de garde à l’entrée, assuré d’avoir effectué le nécessaire avant l’heure de fermeture. Je respire enfin l’air à pleins poumons. J’avance les yeux fermés. Je connais assez cet endroit pour m’orienter dans la pénombre. J’entends l’eau couler et c’est presque émerveillé que je rouvre les paupières pour apercevoir mon pont grisâtre baigné par les légers rayons de la lune. Sa lumière blanche se reflète sur le flot éclairant les nénuphars, subtil, mais suffisant pour réchauffer mon cœur. Je passe mes doigts sur la rambarde gelée de la même manière que pour saluer un vieil ami.  Je peux percevoir les arbres qui longent le lac, leurs ombres qui l’entourent m’offrent cette invisibilité tant recherchée. Je m’assois sur le sol, abandonnant ma bouteille sur le côté. J’admire le ciel étoilé en laissant mon esprit s’égarer un moment. Comme à chaque fois, le visage d’Anastasia emplit ma tête. Mon cœur à terre, j’essaye de trouver des souvenirs qui me rapprochent d’elle. Je ressasse le passé, pour oublier mon présent trop flou. Je suis bloqué depuis qu’elle est partie. On devait partager nos vies et ce destin m’a été arraché si violemment que je n’arrive pas à vivre autre chose. Ni même me ressaisir de cette situation. Je pleure et au fond de moi, je me répète que j’en ai le droit. Je ferme les paupières et imagine tomber dans ses bras. Je ne sens pas le froid qui se dépose sur ma peau. Je suis aspiré dans un vertige où mon âme s’égare. Mélangé dans une alcoolémie et une fatigue cuisante, je m’endors sur les dalles de pierre du pont.

L’esprit embrouillé, je sursaute après avoir entendu un son strident. J’ai à peine le moment de me remémorer où je suis que le bruit se répercute dans mes oreilles. Beaucoup plus clair cette fois, me remettant immédiatement les idées en place. La pression s’introduit dans tout mon corps et j’ai juste le temps de choper ma bouteille avant que le garde n’arrive sur mes talons. Je l’entends hurler et souffler dans son sifflet tandis que je détale aussi vite que je le peux. Je maudis les ronces qui s’accrochent à mes chevilles et la gelée du matin qui mouille mon pantalon. Cette connerie va me donner la crève en prime. Mon endurance commence à défaillir, j’inspire comme un malade et avec mon haleine de chacal, je manque de vomir à plusieurs reprises. Toutefois, je ne peux pas m’arrêter, les képis derrière moi sont toujours présents et semblent se multiplier. Bordel de merde, je ne sais même pas où j’ai foutu mon vélo… 

Je saute par-dessus les fougères et vire mon alcool dans la poubelle qui longe le sentier. C’est maintenant ou jamais !

Mes talons foulent les graviers à m’en donner mal aux mollets, j’ai l’impression d’être bip bip qui veut échapper au coyote. Mon palpitant frappe dans ma gorge quand j’emprunte les barrières. Le petit matin m’octroie néanmoins une jolie opportunité. Les passants me regardent d’un air surpris débouler sur la route, les freins des voitures en crissent. Je pose ma paume sur l’un des capots qui se stoppe juste à mes pieds. Le conducteur m’offre des billes choquées avant de m’insulter par sa fenêtre. J’en profite pour poursuivre mon chemin et cours me réfugier dans la foule qui se dirige vers le marché. Je pense que je vais devoir zapper le parc un petit moment. Du moins, le temps que ma tête soit oubliée. C’est en sueur que je rentre à l’appart. Heureusement, Jerem dort encore. Pour le coup, même si ma cuite de la veille est passée ne me laissant qu’une faim de loup comme effets secondaires. Je sais qu’il l’aurait remarquée directement vu mon état déplorable. Je me réfugie sous la douche en maudissant toujours l’absence de savon. Le sort s’acharne, semble-t-il !

Mon shampoing conviendra pour cette fois, au moins je suis sûr de ne pas avoir de pédicules sous les bras, c’est plutôt positif. Dès que je sors, je m’habille et enfonce mes écouteurs dans les oreilles pour m’atteler à mes œufs. Mon jogging et mes chaussettes me donnent l’aspect d’un véritable adolescent ce qui désespère mon ami quand il m’aperçoit avec la poêle à la main.

— Tu sais, il n’y a aucune fille à impressionner ici, juge-t-il bon de me rappeler.

— Tu dis ça, parce que tu es jaloux de mon corps d’Apollon.

J’effectue un déhanchement en lui donnant son petit-déj qui lui décroche au moins un sourire. Jeremy a toujours détesté le sport, c’est bien la plus grosse différence qui nous sépare. J’adore ça. Et même si j’ai abandonné la boxe, je m’entretiens fermement. C’est d’ailleurs, la seule habitude que j’ai gardée depuis qu’on a quitté Stowe pour se mettre en coloc, ici, à New York.

Un écouteur dans l’oreille, je m’assois sur le tabouret pour enfourner mon assiette quand un tube orangé apparaît dans mon champ de vision.

— Tu m’as promis, me rappelle-t-il en le poussant vers moi.

Ma bonne humeur s’estompe. Je serre la mâchoire. J’ai horreur de ces trucs, elles me rendent stone une bonne partie de la journée. J’en prends tout de même deux pour éviter une confrontation matinale. J’avale mon jus d’orange avant de lui tirer la langue pour lui démontrer que j’ai bien tout ingurgité. Ce dernier plaque sa main contre ma tronche pour me rappeler qu’il mange. Petite nature. J’en profite pour recommencer avec une fourchette de mon omelette entre les dents. Je m’esclaffe devant sa mine désespérée. Me supporter n’est pas simple, j’en ai conscience. On s’est connus à l’école primaire, lorsque j’étais aussi fin que lui. Tête de Turc à cette époque, j’en ai vécu des vertes et des pas mûres. C’est le sport qui m’a sauvé. Je me suis transformé, non pas en alien, ou en bombe nucléaire comme j’imaginais dans mes rêves, mais bien en moi, plus confiant, plus fort, et surtout avec la volonté de me relever et de m’imposer face à mes tortionnaires. Cela m’a voulu une belle retenue, où j’ai rencontré Jerem, le petit délégué assigné pour me surveiller. Finalement, il n’a jamais cessé de me tenir à l’œil depuis ce jour-là.

Mon moment de conneries s’arrête dû à mon téléphone qui s’agite sur le plan de travail. Surpris par le destinataire, je décide de prendre de la distance avant de décrocher, bien que la cuisine ne soit pas très grande. Adossé au frigo, j’écoute cette voix me saluer. Elle est toujours aussi grave et enrouée. Une intonation qui me ramène dans le passé un court instant.

Je revois la verdure de ce jardin fraîchement coupé. Cette bâtisse blanche aux jardinières remplies de tulipes roses. Anastasia en avait horreur. Ça paraissait trop « princesse » pour elle.

— Vous êtes sûrs de vouloir vous y rendre à pied ? nous demande-t-il pour la deuxième fois.

Amusé, je saisis les doigts de ma belle brune avant qu’elle perde patience.

— Ça ira, Monsieur Hope, le stade est juste à côté du lycée, lui rappelé-je, un sourire aux lèvres.

J’ai su immédiatement que j’avais raconté une bêtise lorsque mon bras s’est tendu comme la laisse d’un chien. Et bien, quand j’ai croisé le regard furibond du paternel, j’ai obéi, docilement, en me rapprochant de ma petite amie. 

— Nous rentrerons dès que le match sera fini, papa.

Un léger fond sonore d’approbation nous a répondu avant que nous dévalions la côte d’un pas rapide. Toujours liés l’un à l’autre, nous nous laissons porter. Je profite de son doux parfum qui nous accompagne. Du lys blanc, sa fleur préférée, qu’elle revêtait à merveille sur sa peau. Ses deux pupilles bleu océan me happent en délaissant le monde alentour. Elle avait l’habitude de me remettre les pieds sur terre, d’une manière très personnelle.

— Va vraiment falloir que tu contrôles ton sens de la répartie, soupira-t-elle, mon père va finir par t’étriper.

— Matt, tu es toujours là ? 

Le doux visage d’Ana s’évapore laissant place à cette cuisine carrelée et peinte d’un blanc immaculé. Je cligne des paupières plusieurs fois avant de refermer les phalanges sur mon cellulaire.

— Oui, Monsieur Hope, aucun problème. On se voit la semaine prochaine. 

J’en avais presque oublié que les vacances de février approchaient. Le cœur battant, je reste immobile en songeant, déjà presque un an que je n’ai pas remis les pieds dans ma ville natale. Je me tapais beaucoup l’aller-retour au début de notre installation, je me sentais bien dans mes quartiers. L’idée d’un autre départ, d’une nouvelle vie, me paniquait. Heureusement, j’ai réussi à surmonter tout ça en trouvant ce parc, qui malgré un manque total de souvenirs, était le point d’ancrage que j’ai perdu ce matin. Retourner chez moi maintenant me paraît au final un signe du destin.

— Tu es sérieux, tu vas vraiment aller voir ce mec ?

Je soupire devant l’intervention de mon meilleur ami. Je sens déjà l’animosité qu’il dégage. 

— Je croyais que tu allais retrouver ta mère durant les vacances ? reprend-il.

J’enfonce mon téléphone dans ma poche et m’approche de lui. Ses sourcils froncés attestent mon ressenti.

— C’est le cas. Je te rappelle qu’on est tous dans le même village.

Contrairement à moi, les Hope auront employé plus de temps pour quitter le navire. Ils déménagent. C’est sans doute la dernière fois que je pourrai leur parler, et bizarrement ce sentiment m’oppresse. J’ai pourtant tout entrepris pour les éviter. Au cimetière, je m’assurais de passer à des horaires où j’étais solitaire. Au fond, je crois que j’ai peur qu’ils me mettent la mort de leur fille sur le dos. Après tout, j’aurai toujours ma part de responsabilités. C’est moi qu’elle venait voir ce jour-là. Elle arrivait pour me soutenir, me rejoindre. Et il a fallu d’une seule faute, telle une garde un peu trop baisser pour percevoir qui rentrait dans la salle pour que tout s’enchaîne. Je me suis pris tant de coups que j’ai fini KO sur une visière. Sans m’imaginer une seconde qu’à quelques mètres, des ambulanciers portaient également le corps de la femme que j’attendais après qu’un chauffard lui ait coupé la priorité. Un instant, une action, une erreur et nos mondes se sont écroulés. Sa vie s’est arrêtée tandis que la mienne se poursuit loin de l’avenir que j’avais tellement idéalisé. Jamais plus je ne pourrai remonter sur un ring. Pas sans elle. Pas sans nous.

— Tu peux m’expliquer ce que ça va t’apporter de les revoir à part t’enfoncer un peu plus ? Je ne serai pas là Matt pour te changer les idées ou même te réveiller si tu hurles dans tes cauchemars. Hier, tu es sorti pour la première fois depuis des lustres, tu veux vraiment prendre le risque de foutre tout ça en l’air ?

Ma résiliation est identique à la colère qui empoigne mon meilleur ami. Je pense qu’au fond c’est face à sa peur que je me dresse. Il veille sur moi comme du lait sur le feu. C’est touchant et sûrement utile en vue de ce qui s’est passé ce matin, mais ça lui vaut également ces valises qu’il traîne sur ses pommettes.

— Hier est tombé à l’eau Jerem’. J’ai merdé comme à chaque fois.

Je peux apercevoir la déception envahir ses iris. Il me fixe tellement intensément. Je crois qu’il aimerait que ça s’arrange, que les choses changent. Au lieu de ça, j’enchaîne les échecs et il me ramasse à chaque circonstance.

— Tu aurais dû m’appeler, me réprimande-t-il.

— Je sais, Jerem’. Mais au moins, tu as pu profiter de ta soirée. On ne va pas se le cacher frérot. Toi aussi tu as besoin que je prenne le large. On est fatigué et les examens approchent. Cette virée nous procurera le plus grand bien pour nous deux.

Aucun mensonge entre nous, c’est notre règle fondamentale. Il a saisi qu’il ne peut ni nier ni esquiver. Mais je le connais suffisamment pour savoir qu’il n’abandonnera pas. Son cerveau carbure à la recherche d’une faille. Une solution pour appuyer son sentiment

— Ce n’est pas une raison pour t’imposer ça.

La voilà. Plutôt simple, mais efficace avec ce petit ton qui pique comme une faute. L’idée de le blesser me rend muet quelques secondes. Il s’améliore. La répartie peut parfois être complexe. Elle permet de transmettre nos envies, nos attentes. Toutefois, dans la plupart des cas, elle a un but de manipulation. Certains appellent ça le marketing ou le savoir-faire. Pour les plus proches, c’est de la science infuse. Le plus utile au final, c’est qu’elle est souvent contagieuse.

— C’est ma mère qui l’a prévenu de mon retour. J’imagine qu’elle doit penser que si je vois que ses propres parents ont avancé, il serait temps que j’agisse de la même façon.

Une explication valable, qui détient ce qu’ils souhaitent tous. Ils espèrent que j’aille mieux, que je remonte la pente. Observer un être aimé souffrir n’a rien de plaisant. J’analyse son hochement de tête, timide, mais suffisant pour attester que ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée. C’est en lui assignant un coup dans l’épaule que je lui signale qu’il est la bourre. Jérémy étudie au Best Grad Schools, une université de droit. Je m’imagine déjà rire devant sa tunique noire et ses froufrous d’acre à essayer de sortir sa voix la plus grave. Rien que pour ça, j’ai hâte qu’il obtienne son diplôme. Je le regarde, jurer en courant vers la salle de bains, le sourire moqueur aux lèvres. Finalement, encore une fois, il égaye ma journée.

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