i. bouquet d'églantines et belles de nuit

︶꒦꒷꒷꒦︶


Assis au fond de la classe, tout proche de la porte, Beomgyu rêvassait. Il connaissait déjà ce cours par cœur, pour l'avoir révisé avec assiduité la veille et désormais toute son attention s'en était allée. Il avait commencé par griffonner des fleurs dans les marges de son cahier, avant de finalement poser les yeux sur la nuque d'un des élèves tout devant au premier rang. Il lui arrivait souvent de partir dans ses pensées en le regardant ainsi pendant tout un cours, mais ces dernières semaines, Beomgyu se faisait la réflexion que cela devenait de plus en plus fréquent.

Fréquent comme son cœur qui parfois se serrait, rien qu'en le voyant, ou se mettait à battre plus fort.

Fréquent comme les fantaisies qui lui traversaient l'esprit.

De temps en temps, il se surprenait à penser qu'il aurait voulu être à la place de ce camarade de classe, assis à ses côtés, simplement pour s'éviter ces minutes interminables de contemplation. Mais encore et toujours, Soobin avait sa place attitrée, comme tout le monde dans cette classe et Beomgyu devait se contenter de sa nuque, son épi derrière le crâne et ses épaules qui s'élargissaient de mois en mois. Il se félicitait d'exister dans un monde aussi classique où personne ne pouvait lire dans les pensées des autres : celles qu'il avait le concernant devenaient de plus en plus troublantes et Beomgyu s'en voulait chaque jour un peu plus. Il baissa le regard, se sentant rougir de nouveau en pensant à tout ce qu'il ressentait, à chaque fois que Soobin le serrait dans ses bras quand il était heureux, où qu'il passait une main dans ses cheveux pour le calmer... Ce genre de pensée n'avait pas lieu d'être, Beomgyu le savait.

Sans doute était-il de nouveau trop concentré sur ses notes, car la légère sonnerie de l'interclasse ne l'interpella pas. La voix de Soobin le fit.

- Bah alors, on rêvasse ?

Quand il releva la tête, ce fut pour rencontrer ses yeux rieurs et le visage de Beomgyu se fendit d'un sourire immense.

- De toi, ouais.

Soobin rigola, levant les yeux au plafond. Si tu savais.

- Je crois que je ne me ferais jamais à ton humour ! Allez, on se tire d'ici et on va manger un bout ?
- Avec plaisir !

Il se leva avant de le suivre, les mains dans les poches de son uniforme qu'il ne prenait jamais la peine de repasser.

À ses côtés, Soobin ressemblait déjà un élève de première année à l'université. Ils s'étaient rencontrés au début du lycée et leur amitié avait éclot rapidement. Soobin était un élève calme, tout comme lui, passionné de peinture, de cinéma et de tout plein d'autres activités manuelles et Beomgyu avait finalement mis trois ans à tomber sous son charme.

Au départ, cela n'avait été que des pensées. Des Soobin me manque et des Je serais mieux si Soobin était là. Ce n'était pas des pensées foncièrement orientées sur une potentielle attirance alors, au commencement, Beomgyu ne s'en était pas plus inquiété. Elles avaient lentement évolué jusqu'à devenir ce qu'elles étaient maintenant : trop intimes. Beomgyu s'en voulait, parce que Soobin n'en savait rien, ne devait rien en savoir, et que rien de tout cela n'avait lieu d'être.

- Beomie ?
- Ouais ?
- Cinéma ce soir ?
- Avec plaisir.

Dire non à Soobin lui avait toujours été impossible.


* * *


Quand il poussa la porte de chez lui, sa mère l'attendait dans leur petit salon. Elle venait d'étendre leur lingue dans leur buanderie et l'accueilli d'un câlin aimant.

- Tu as passé une bonne journée mon chéri ? Le film était bien ?
- Passable, mais la soirée était top !

En guise de réponse, elle passa une main dans ses cheveux.

- Tu as mangé maman ?
- Je t'attendais.
- J'ai grignoté un bout... Mais je peux te faire quelque chose rapidement si tu le souhaites !
- Oh, mon cœur, ce n'est pas-

Beomgyu la coupa d'un geste de la main et d'un baiser sur sa joue. L'instant d'après, il était dans la cuisine devant le plan de travail, le petit contenant de kimchi et des œufs sous les yeux. Sa mère le suivit en silence, passant une main sur ses épaules.

- Tu devrais aller te coucher Beomgyu, tu dois être fatigué.
- Pas avant que tu manges quelque chose, répondit-il avec légèreté.
- Qu'ai-je fait pour avoir un fils aussi aimant et parfait, hein ?
- Ne parle pas trop vite !

Elle passa une main dans ses cheveux longs et passa une mèche derrière ses oreilles.

- Je sais bien que tu ne feras jamais rien pour me rendre triste, regarde-toi...

Il se tourna légèrement vers elle, un sourire légèrement crispé sur le visage. Serait-elle triste si elle venait à apprendre pour Soobin ? Sans doute. Beomgyu était son unique fils. Personne ici ne voulait d'un homosexuel comme unique fils. Pour elle aussi, il devait continuer à garder ses rêveries secrètes. Son père l'avait déjà bien trop amochée, il refusait de s'y mettre lui aussi.

Son père qui ne cuisinait jamais.

Qui ne nettoyait jamais.

Qui ne l'embrassait jamais.

Et finalement, qui était un jour parti sans jamais revenir en leur laissant toutes ses affaires.

Il chassa cette image qui remontait désormais à loin de son esprit et se focalisa de nouveau sur le kimchi qu'il faisait revenir dans sa poêle.

- Je te mets de la viande ?
- Garde là pour toi mon cœur, les légumes suffiront.

Il acquiesça et termina de préparer son plat.

Comme chaque soir, il resta avec elle pendant son repas, comme pour l'inciter à manger. Il n'était jamais sûr qu'elle le faisait le reste de la journée ; obsédée par un poids qu'on lui avait souvent reproché, manger était devenu une épreuve pour elle.

- Regarde toi, depuis quand es-tu devenu si grand, hein ?

Beomgyu étouffa un rire du bout des doigts.

- Tu devrais voir Soobin, maman. Il devient immense à mesure que les mois passent !
- Il a toujours été très grand, s'amusa-t-elle.
- J'ai l'air petit à ses côtés.

Elle ouvrit de grands yeux, amusée et avala une nouvelle bouchée.

- Tu sais qu'il est toujours le bienvenu ici ? Je ne le vois plus ces dernières semaines.
- Oh, il révise beaucoup pour l'examen final, s'empressa-t-il de répondre.

C'était faux, Soobin révisait pour sûr, mais pas assez pour l'empêcher de venir passer des soirées ici. Le frein principal, c'était Beomgyu lui-même qui n'osait plus l'inviter par gêne.

- Cela ne m'étonne pas, il a toujours été très bon élève... Il réussira ce garçon, j'en suis persuadée.
- Moi aussi, souffla-t-il.

Et j'aimerais être à ses côtés quand cela sera le cas maman, j'aimerai si fort.


* * *


Un an plus tard.
Les choses s'étaient compliquées avec l'arrivée des études supérieures. Beomgyu avait suivi Soobin dans sa voie, presque aveuglément, sans vraiment songer à ce qu'il avait envie de faire. Et Soobin avait changé. Beaucoup. Il avait teint ses cheveux en blond à l'instant même où son diplôme de fin de lycée avait été obtenu et entretenait depuis sa couleur impeccable. Beomgyu avait plongé encore un peu plus pour lui. Soobin avait continué de grandir, de s'épaissir et Beomgyu avait tenté d'en faire abstraction, en vain. Et puis désormais, il y avait un tout autre problème et de taille : les filles gravitaient autour de lui comme une nuée d'abeilles autour de leur ruche et Soobin en semblait heureux. Si Beomgyu avait toujours estimé ses chances bien basses, elles lui semblaient désormais complètement nulles.

- Beomgyu !

En voyant son meilleur ami débouler, il lui adressa un sourire immense. Soobin plongea dans ses bras et par réflexe, Beomgyu passa une main dans ses cheveux. Soobin adorait ça, il le savait. Quant à lui, c'était là le minimum qu'il pouvait espérer en plus de leur amitié. Aux côtés de son meilleur ami, Taehyun était encore au téléphone.

Ils l'avaient rencontré lors de leur premier jour de fac et avaient immédiatement accroché. Taehyun était une drôle de personne : très rigide et scolaire, qui passait forcément dix minutes de sa journée au téléphone avec un autre garçon. Taehyun disait qu'il s'agissait de son meilleur ami habitant au sud du pays et qu'il lui manquait, Beomgyu entendait à sa voix qu'il attendait désespérément son retour et qu'il n'était sans doute pas le seul à avoir des sentiments pour son meilleur ami.

- Est-ce que tu viendrais à la soirée d'Eunha ?
- Oh, je...
- S'il te plait, je n'ai vraiment pas envie d'y aller seul et Taehyun n'est pas certain de venir...

À l'entente de son prénom, ce dernier salua Yeonjun et revint vers eux.

- Je viens que si Beomgyu accepte aussi.

Beomgyu soupira. Les soirées n'avaient jamais été son truc, Soobin le savait.

- La dernière fois Soobin m'a planté pour aller draguer, je refuse de revivre ça.
- Taehyun !

Beomgyu le vit donner à coup de coude au plus petit et espéra que son visage soit resté de marbre. Soobin ne lui avait jamais parlé de ça.

- Ok ok, je viens, souffla-t-il.

En guise de réponse, Soobin lui ébouriffa les cheveux et lui jura qu'il ne s'ennuierait pas un seul instant.



La vérité fut que... Beomgyu s'ennuya.

Beomgyu préférait passer ses soirées à lire, où à laisser libre cours à son imagination quand il se penchait sur ses loisirs créatifs. Il regrettait de ne pas être avec sa mère dans leur petit salon, à continuer à apprendre le crochet où à lui montrer les premières formes basiques qu'il avait appris à faire en poterie. Tout était mieux que cette soirée où la musique était mauvaise et les gens barbants. Beomgyu était pourtant une personne solaire pleine d'énergie, mais entouré de gens vivant à dix mille lieux de son petit monde, il ne l'était plus. Il contempla le fond de son verre avec tristesse quand Taehyun apparut dans son champ de vision.

- Ah, dieu merci, tu es là !
- Je ne pars pas sans toi Taehyun, t'inquiète !
- De toute façon je pense qu'on va devoir rentrer ensemble, je pense que Soobin ne finira pas la soirée au karaoké avec nous, râla-t-il.

Pourtant, c'était ce que Soobin leur avait dit. Taehyun n'était pas un mordu de karaoké, mais ils étaient deux personnes avec qui il acceptait de faire des exceptions. Et Beomgyu adorait les karaokés.

- Comment ça ?
- À ton avis !

Beomgyu secoua la tête.

- Fait pas ton prude, on a dix-neuf ans Beomgyu. Chacun son rythme certes, mais Soobin est déjà passé à la vitesse supérieure.
- T'es dégeu Kang !

Taehyun esquissa un sourire amusé. Il ne s'adressait à lui par son nom de famille que lorsqu'il était très sérieux ou agacé, ce soir la deuxième option l'emportait. Il regarda Taehyun finir son verre d'une traite avant qu'il n'attrape son téléphone portable.

- Oh, Jun me téléphone ! J'vais dehors pour répondre, tu me rejoins quand t'en as marre ? Je t'attends avant de partir, je ne reste pas ici deux minutes de plus, leurs goûts musicaux sont pourris.

Beomgyu opina du chef et reposa son verre, sans aucune envie de le finir. Il n'avait jamais été très soju et bière de toute façon ; il préférait le thé.

Il essaya de se frayer un chemin dans la petite maison : le bruit était trop fort et sans doute les voisins de ce quartier calme n'allaient-ils pas tarder à appeler la police de secteur pour les faire taire. Il espéra croiser au moins une fois Soobin pour lui demander de rentrer avec eux, ou lui souhaiter une bonne soirée, mais ne le trouva pas au rez-de-chaussée. Estimant que Taehyun pouvait bien l'attendre encore quelques minutes, il grimpa à l'étage en s'excusant auprès des gens dans les escaliers. Soobin était juste là, en pleine discussion avec l'organisatrice de la soirée. Ils papotaient dans le couloir et Beomgyu se sentit immensément soulagé de le voir ainsi. Il s'apprêta à héler son prénom quand il remarqua cette main autour de sa taille fine et ce sourire beaucoup trop entendu que la jeune femme avait au bout des lèvres. L'instant d'après Soobin l'embrassait à pleine bouche sous les sifflements admirateurs d'autres gens et Beomgyu détourna le regard, rouge cramoisi. Il descendit rapidement les marches deux par deux et se rua dehors, manquant presque d'oublier sa veste.

Il retrouva Taehyun qui en avait terminé avec son appel, et qui l'attendait patiemment accroupi par terre, sirotant un jus de fruit en canette.

- On se tire de là, lui lança-t-il.
- Oula...
- Métro ?
- On peut marcher un arrêt, je ne vais pas en mourir... Beomgyu, ça va ?
- Très bien, merci.
- Tu... Tu veux en parler ?
- De quoi ?

Il marchait de plus en plus vite sans même le réaliser quand Taehyun agrippa par le bras.

- Eh, ralenti !

Il s'exécuta en silence.

- Soobin a refusé le karaoké, c'est ça ? C'est pas grave, on le fera une autre fois.
- Oui... Oui, voilà, une autre fois...

Taehyun pouvait-il comprendre au fond ? Beomgyu n'en savait rien, et n'avait pas envie de tenter sa chance ce soir de tout lui expliquer. Son ami le rattrapa en deux petites foulées et lui lança un regard inquiet.

- Tu as prévenu Soobin qu'on partait au moins ?
- Pas la peine, il est grandement occupé.

Taehyun soupira et attrapa son portable, sans doute pour envoyer un message à son meilleur ami.

- Je viens de le faire, lui glissa-t-il. Pour éviter qu'il s'inquiète.
- Super.
- Beomgyu... Ne sois pas sec comme ça, je ne t'ai rien fait.

Il se figea au milieu de la route en le réalisant. Taehyun inclina légèrement la tête, les sourcils levés et le visage de Beomgyu se décomposa lentement.

- Désolé Taehyun... Tu as raison.
- Eh, c'est rien... Tu... Tu veux qu'on aille quand même se faire un karaoké tous les deux ?

Il acquiesça timidement.

- Allez, vient. Il y en a un pas trop loin de chez toi qui est sympa.
- Merci Taehyun.

Ce dernier passa un bras par-dessus ses épaules, visiblement heureux. Il se remercia de l'avoir à ses côtés ce soir-là. Sans le savoir, Taehyun venait de le sauver d'une soirée triste à se morfondre dans son lit.


* * *


Beomgyu regardait son ouvrage sans grande conviction. Il n'était plus très certain des choix de laine pour son nouveau pull et sa petite moue n'échappa pas à sa mère.

- Tout va bien mon chéri ?

Il secoua la tête. En fin de compte, le choix des laines n'était peut-être pas le problème. Le problème c'était peut-être le réseau social sur lequel il avait passé des heures à regarder les mêmes vidéos en boucle de son meilleur ami embrassant une fille, ou les photos qu'ils avaient partagées tous les deux le reste de la soirée. À côté, son adorable photo avec Taehyun au photomaton du karaoké lui avait à peine réchauffé le cœur. Il l'avait épinglé sur sa lampe de chevet, car elle était jolie, et que Taehyun se prêtait trop rarement au jeu pour qu'il ne la laisse dans un coin. Mais Soobin avalait toutes ses pensées. Sa mère se glissa à ses côtés et passa une main dans ses cheveux.

- Tu veux en parler ?
- Tu aimerais que je sois différent maman ?
- Comment ça ? Est-ce que tu essaie de me faire comprendre que tu veux partir ?
- Oh non, maman, non... Je ne te quitte pas tout de suite.

Sa mère lui adressa un sourire rassuré. Ce n'était pas la bonne manière d'aborder les choses, Beomgyu le savait, mais tout garder enfoui au fond de lui devenait de plus en plus dur. Sa mère était la personne en qui il avait le plus confiance au monde ; ils se disaient tout et il détestait lui cacher les choses trop longtemps.

- Tu veux... Changer de style vestimentaire ? tenta-t-elle.
- Non plus, rigola-t-il.

Il était bien trop à l'aise avec ses vêtements amples.

- Est-ce que tu accepterais si... Si je te présentais une personne qui soit loin de tes attentes ?

Sa mère haussa un sourcil, curieuse.

- Comment imagines-tu mes attentes ? Nous n'avons jamais parlé de ça mon chéri, si tu souhaites en parler...
- Si je te présentais un homme et pas une femme.

Sa mère le regarda bouche bée avant de reposer sa tasse de tisane.

- Maman, pardon, c'est un peu abrupte je...

Elle secoua la tête. Elle sembla réfléchir, un peu trop sérieusement à son goût, et Beomgyu sentit son pouls s'emballer. Une idée désagréable lui traversa l'esprit et il agrippa son avant-bras, soudain paniqué à l'idée de la voir se lever. Pourquoi avait-il fallu qu'il rumine à haute voix ! Les doigts plantés dans le pull qu'elle portait, il s'agglutina contre elle comme, comme un enfant terrifié de voir sa mère partir sans lui.

- Ne pars pas comme papa, s'il te plait...
- Bon dieu, Beomgyu, jamais...

Elle l'attira contre lui et le serra fort dans ses bras. Elle le berça doucement, avec moins de facilité qu'autrefois, car Beomgyu avait grandi et Beomgyu la dépassait désormais de deux bonnes têtes.

- Je m'y étais préparé tu sais, murmura-t-elle. Je suis ta mère, je sens ces choses-là.

Beomgyu se demanda depuis quand. Depuis quand sa mère se gardait bien de lui poser des questions, de percer un peu sa carapace... Finalement, elle ne l'avait jamais fait, sans doute pour ne jamais le brusquer.

- Merci...
- Ne me remercie pas enfin... Et pour répondre à ta question, oui, je l'accepterai.

Il se redressa, surpris, et la dévisagea la bouche entrouverte.

- Je vais finir par me vexer, rigola-t-elle.
- C'est que...
- Je suis ta mère Beomgyu, ta mère. Quel genre de mère n'accepterait pas l'enfant qu'elle a mis au monde, hein ?

Elle attrapa ses joues en souriant et lui embrassa le bout du nez.

- Du coup... Tu souhaites m'en parler ? Du genre d'homme que j'aurais l'honneur de rencontrer aux bras de mon fils ?
- Maman !
- D'accord, d'accord, j'ai compris... Ce n'est pas pour tout de suite, rigola-t-elle.

Si toutefois une chose pareille était encore possible, Beomgyu aima un peu plus fort sa maman ce jour-là.


* * *


Choi Soobin était un jeune homme observateur.

Ou du moins, le croyait-il. Il pensait connaître Choi Beomgyu par cœur, sur le bout des doigts, mais il devait reconnaître que plus les mois passaient, moins la chose lui devenait aisée. Les soirées chez Beomgyu étaient devenues de plus en plus rares et ce détail l'avait interpellé. Il n'avait pas osé lui demander pourquoi ; les soirées chez Taehyun lui convenaient tout autant et il n'avait pas souhaité le mettre mal à l'aise.

Beomgyu avait quitté l'uniforme scolaire en même temps que lui et portait désormais ses jeans troués plus souvent, ses pulls pastel et ses tee-shirts bariolés tous les jours. Soobin ne se moquait plus de sa taille: bientôt il fut presque aussi grand que lui et il réalisa toute la nostalgie qu'il éprouvait pour cette époque où Beomgyu était plus petit.

Ce jour-là, il avait la tête posée sur ses épaules et l'écran de son téléphone sous les yeux. Soobin faisait défiler sous ses yeux les profils de leurs camarades de classe, zyeutant avec curiosité les sorties des uns et des autres, les photos esthétiques de ces gens qu'il jalousait un peu pour réussir à rendre leur vie aussi photogénique. La main de Beomgyu était dans ses cheveux et ses caresses ne désemplissaient pas ; Soobin le lui avait quémandé pendant quinze minutes avant qu'enfin, il ne flanche et accepte en grommelant quelque chose comme « t'es pas possible toi, t'es accro ma parole ! ». En face d'eux, Kang Taehyun les regardait d'un air inquisiteur, quittant de temps à autre des yeux son roman ennuyant. Soobin n'avait jamais réellement compris toute la passion qu'il vouait aux chiffres.

- Les gars...

La voix de Beomgyu lui fit quitter son écran des yeux et il leva le nez vers son ami. Taehyun referma son livre, comme s'il sentait lui aussi la discussion sérieuse en devenir.

- J'ai un truc à vous dire.

Soobin se demanda s'il devait prendre peur, l'encourager ou simplement rester là sans rien faire. La main de Beomgyu quitta ses cheveux et il se redressa alors, optant pour la dernière option.

- Oui ? le relança Taehyun.

Soobin l'encouragea du regard et Beomgyu se gratta la gorge, visiblement mal à l'aise.

- Je... Je voudrais me confier à vous, puisque vous êtes mes deux plus proches amis et...

Pourtant, son regard ne quittait pas le sien et Soobin sentit comme une pierre lui tomber dans l'estomac quand il poursuivit.

- Et je voudrais être franc avec vous, pour éviter toute surprise. Ce qui est idiot, rigola-t-il nerveusement, parce que je ne devrais pas à avoir à faire une annonce, ça devrait être, normal et euh...
- Respire et dis-nous tout, le coupa Taehyun avec douceur.
- J'aime les gars.

Son cœur loupa un battement. La sensation de la main de Beomgyu dans ses cheveux lui revint en mémoire et la joue qu'il avait appuyée longuement sur son épaule le brûla subitement. Au même moment, il brisa le contact visuel et baissa son regard vers ses mains, nouées sur ses cuisses.

- Ah.

La réponse de Taehyun était digne de Taehyun.

- D'accord, c'est noté ! J'éviterai de le glisser à mes parents, ils n'aiment pas ce genre de truc. Mon père ne cesse de me rabattre que ce n'est qu'un effet de mode.
- Taehyun...

La voix de Beomgyu s'était soudainement brisée.

- Oh, mais je ne partage pas son avis ! Je m'en fiche moi des gens qui t'attirent, je suis très flatté que tu nous le dises !

Soobin lui glissa un regard ; Taehyun avait reposé son livre, tout sourire, presque... Soulagé ? C'était une réaction qu'il ne comprenait pas, mais Taehyun restait Taehyun : avec lui les mystères n'avaient jamais de fin. Il semblait soudainement très impliqué dans le coming-out que venait de leur faire Beomgyu. Un coming-out. Beomgyu. Pourquoi avait-il fallu...

- Et toi Soo' ?

Avec désarroi, Soobin comprit que Beomgyu attendait surtout sa réponse, sa réaction.

- Oh euh, oui. Évidemment que tu restes mon ami !

Le visage rond Beomgyu s'illumina. Non, non c'est une catastrophe, c'est... Pourquoi lui ? Et moi qui lui demande de me masser la tête à chaque fois qu'on se voit ! Il va s'imaginer des choses, il va... Il secoua la tête, sentant le rouge lui monter aux joues. Tu t'entends penser ? Soudain mal à l'aise, il essaya de ne pas repenser à toutes les fois où il avait dormi chez Beomgyu, toutes les fois où il lui avait quémandé un câlin pour aller mieux et... Soobin se noya dans ses réflexions aussi bêtes que vide de sens. Il le savait, au fond, mais il savait aussi que depuis que la chose existait, il allait manifester avec ses parents en face des pride sur Séoul, scandant haut et fort des slogans que son père avait écrits en noir sur ses pancartes faites main. Beomgyu n'en savait rien, parce qu'au fond, Soobin en avait toujours eu terriblement honte. Honte de ce que faisait sa famille, mais honte de se sentir soulagé en les accompagnants. Honte de penser comme eux, mais honte de s'en vouloir le soir même, recroquevillé dans son lit.

Pourquoi ne pouvait-il pas être détaché de tout cela comme Taehyun ?

Désormais, Beomgyu venait de tout faire voler en éclat.

L'un de ses plus proches amis aimait les hommes et il le sentait affreusement trahi.


*


Le chemin du retour aux côtés de Taehyun lui sembla infini. Sans doute parce qu'il peinait à oublier les mots de Beomgyu et qu'ils ne cessaient de marteler son esprit, encore et encore.

- Eh, Soobin...
- Mmmh ?
- La prochaine fois, fais au moins semblant de ne pas être dégoûté au point de lui vomir dessus.
- Pardon ?
- Pour Beomgyu.
- Qu'est-ce que tu racontes...
- Pas à moi, je sais que nos parents ont des valeurs alignées sur ça. Et j'ai cru comprendre que tu les rejoignais, mais par pitié, je refuse de faire un choix entre vous.
- Ce n'est pas du tout ce que je te demande ! s'offusqua-t-il.
- Très bien, alors la prochaine fois qu'on verra Beomgyu, tâche de sembler moins... Moins comme tu étais dans le salon tout à l'heure. J'ose espérer qu'il est passé à côté de tout, soupira Taehyun.
- Comment j'avais l'air... ?
- Je te l'ai dit, on aurait dit qu'il venait de te mettre une claque et que tu allais fuir d'un instant à l'autre.
- Merde.
- Ouais, merde comme tu dis. Reprends-toi mon dieu, ce n'est pas le seul ni le dernier que tu vas croiser ! Statistiquement, cela serait hautement improbable.
- Est-ce que tu essayes toi aussi de me dire quelque chose ?

Taehyun pila net et arqua un sourcil, visiblement agacé.

- Non Soobin, non, s'agaça-t-il. Tes amis ne se sont pas tous réunis ce soir pour t'annoncer qu'ils sont homo, cesse d'être parano comme ça !
- C'est que ça fait beaucoup ! se défendit-il.
- Mais enfin, Soobin ! C'est Beomgyu, sérieux ! Tu es vraiment étonné ?
- Oui.
- Alors tu es aveugle ma parole.
- Est-ce que tu sous-entends que ça se voit ?
- Bah oui.
- Et comment ? Et épargne-moi tes clichés sur les gars qui tricotent.
- Je n'avais pas de clichés sur les gars qui tricote imbécile, tu en as. Je ne sais pas, c'est sa vibe.
- Sa vibe.

Ils recommencèrent à marcher. Il se fiche de moi...

- Eh bien écoute, je ne suis pas comme toi, à décrypter les gens aussi bien, pardonne-moi d'avoir été choqué.

Taehyun s'arrêta une nouvelle fois et cette fois-ci, lui attrapa le bras avec force.

- Surpris, le reprit-il.
- Pardon ?
- Putain, Soobin, un petit effort. J'ai été surpris. Pas choqué.

Soobin le dévisagea sans comprendre, les lèvres pincées. Taehyun n'était pas de son côté. Cette réflexion termina de l'accabler.

- On parle de Beomgyu, notre ami... Je ne veux pas qu'il se sente mal à l'aise parce que tu as décidé que qui il était te mettait mal. Si c'est vraiment le cas, joue cartes sur table et dis-lui. Mais moi, je ferais en sorte qu'il se sente bien avec moi. Mets-toi deux minutes à sa place : il ne sera sans doute jamais libre d'être qui il est dans ce pays ou alors, quand nous serons vieux et fripés. Je ne serais pas cet ami faux qui l'empêchera d'être qui il est pour mes beaux yeux.

Cloué sur place, Soobin ne sut pas quoi répliquer. Taehyun était dans le vrai, tout son être le lui hurlait. Pourtant, une part de lui lui soufflait aussi qu'il était très certainement confus et perdu lui aussi.

- D'accord, fini-t-il pas articuler avec peine.
- Wow, je pensais avoir besoin de plus pour te convaincre... Aller, on y va !

Avec le sourire le plus faux qu'il avait en stock, Soobin le suivit sans rien ajouter.


* * *


Beomgyu avait changé et Soobin le voyait. Comme si tout leur dire lui avait retiré un poids des épaules, il le trouvait encore plus lumineux et souriant. Et chaque jour qui passait, Soobin tentait de voir. Il tenter de percevoir la fameuse « vibe » dont avait parlé Taehyun. Il essayait de comprendre comment, après tant d'années, il avait pu demeurer aussi aveugle. Puis au fil des semaines, les choses changèrent : ce n'était plus sur Beomgyu qu'il se focalisait, mais sur les autres garçons qui gravitaient autour de lui. D'abord tous leurs camarades de classe : Beomgyu avait-il le béguin pour l'un d'entre eux ? Savaient-ils ? Ensuite pour ceux du club où se rendait Beomgyu pour apprendre la poterie. Même question. Absolument tous les garçons gravitant autour de lui devinrent des obsessions, jusqu'à ce fameux jour où Beomgyu manqua de le percer à jour.

- Tu connais monsieur An ?

Il sursauta en entendant la voix de Beomgyu par-dessus son épaule. Ce dernier venait de le rejoindre à la cafétéria de leur université. Il avait attaché ses cheveux en une minuscule queue de cheval, relevé les manches de sa chemise à carreaux noire et blanche qui Soobin trouvait trop larges et... Il cessa immédiatement de le détailler. Il ferma le profil Instagram dudit monsieur An et bafouilla :

- Je euh...
- J'ignorais que tu t'intéressais à la poterie !
- Oh c'est...
- Mon prof de poterie, ouais. Plutôt pas mal dans son domaine.
- Pas mal ?
- Ouais ? Il est genre... Super doué et super original ? Avec lui, les cours ne sont pas ennuyeux, il sait les rendre super intéressants !
- Oh euh, ha ha, ouais !

Beomgyu fronça légèrement les sourcils.

- Soo'... Ne me dis pas que tu pensais que je disais... Pas mal, du style, il me plait.

Cramé.

- Mais enfin, rigola Beomgyu. Le jour où tu me verras flasher sur un type de quarante-trois ans n'est pas arrivé !
- C'est quoi ton type ?

La question était sortie toute seule. Et Soobin le regretta immédiatement parce qu'au fond, il n'avait aucune envie de connaitre le style de Beomgyu. Ou peut-être que si. Juste une infime partie de lui le voulait. L'autre regrettait déjà ses paroles, car Beomgyu, dans son éternelle franchise, s'apprêtait déjà à répondre.

- Je ne sais pas si c'est un type en particulier, mais euh...

Beomgyu semblait profondément heureux de lui répondre. Ce fut peut-être ce qui serra sa poitrine un peu plus fort.

- Une personne qui partage mes passions, avec qui je peux rire, parler sans me prendre la tête, c'est déjà beaucoup pour moi.

Beomgyu n'avait rien dit sur le physique ni sur l'âge. Une part de lui demeura donc frustrée, l'autre étrangement satisfaite.

La seconde qui suivit, Beomgyu s'installa à ses côtés, passant un bras par-dessus ses épaules. Presque immédiatement, Soobin se retira, paniqué.


* * *


- Donc, si je suis bien ton histoire... Tu veux rendre Soobin jaloux.
- Ouais.

Taehyun arqua un sourcil, visiblement peu emballé.

- Mais... Tu sais qu'il n'aime pas les hommes ?
- Idiot. Bien sûr que je sais. Je veux juste qu'il réalise ce qu'il n'aura jamais et à quel point c'est fâcheux.
- Ta logique me dépasse Beomgyu.
- Kang ! Fais attention à la cire !

Juste avant qu'une catastrophe ne se produise, Taehyun se jeta sur le petit pot de cire chaude qui tenait en équilibre précaire entre les deux paires de jambes.

- On était obligé de faire ça dans le salon de ta mère ?
- Ouais.
- Et si elle rentre ?
- Et bien elle verra son fils se faire aider par son plus tendre ami pour éradiquer tous poils de ses mollets.
- Pourquoi ça sonne aussi étrange quand tu me le dis comme ça... Je t'apprécie beaucoup pour le faire, tu le sais ça ?
- Je sais que tu le fais aussi, c'est pour ça que je t'ai demandé, s'amusa-t-il.

Taehyun grommela dans son coin et attrapa la petite spatule en bois.

- Ne me brûle pas hein.
- Ne commence pas où j'te jure que je te colle ça au milieu de la figure et tu finiras sans sourcils.

Beomgyu lui jeta un regard plein d'appréhension. Au fond, il faisait confiance à Taehyun, car ce dernier était minutieux et soigneux. Il le regarda étaler la cire avec délicatesse et s'en amusa.

- Attention je tire.
- Ne me préviens pas ! Tire tout simplem-aAaargh !
- Voilà.
- Bon sang !
- Continue aller, finissons-en !
- Continue de me parler de ton plan diabolique.
- Il n'est pas diabolique...

Pas tellement. Beomgyu se demandait même pourquoi il lui tenait tant à cœur. Mais de voir Soobin s'éloigner de lui ainsi progressivement... Le rendait malade. Il ne savait pas réellement ce qu'il attendait, au fond. Soobin ne l'aimerait jamais simplement plus qu'un ami. Un bon vieux pote hétéro. Car c'était ce que Beomgyu était encore et toujours à ses yeux, il le savait. C'était comme si, finalement, Soobin refusait d'admettre qui il était. Cette pensée le rendait malade.

Taehyun arracha une nouvelle bande de cire et il soupira.

- Je pourrais faire semblant de sortir avec quelqu'un.
- Alors, je te vois venir et-
- Tu pourrais être mon quelqu'un ?
- Rêve.
- C'est vrai, pas toi, ça ne tiendrait pas la route.

Les yeux de Taehyun lui lancèrent des éclairs avant qu'il n'étale à nouveau une petite bande de cire jaunâtre.

- Ok, une fois que tu as fini, j'ai une idée.
- Beomgyu...
- Quoi ?
- Je pense que Soobin n'a jamais rien envisagé avec toi... Regarde-le, il collectionne les conquêtes. Toutes plus fades les unes que autres, si tu veux mon humble avis.

Beomgyu se renfrogna.

- Ne te prends pas la tête avec ça, laisse couler, soupira Taehyun.
- Mais je ne veux pas laisser couler !

Taehyun tira sur la bande.

- Aïe, râla-t-il pour la forme.
- Tu craques sur lui ?
- Hein ? Moi ? Peuh, ah ! Ha ha, t'es bête.
- Je vois.
- Tu ne vois rien du tout !
- Si, un énorme déni. Sinon pourquoi tout ça ?
- Parce que ! Mais tu m'enquiquines !

Taehyun haussa les épaules. Il n'avait pas à savoir toutes les fantaisies toutes plus osées les unes que les autres qu'il imaginait avec Soobin. Elles étaient dignes de ses yaoi les plus explicites et devaient rester bien planqué dans son esprit et jamais ô grand jamais Beomgyu n'avait envisagé de lui en parler.

Une dizaine de minutes plus tard, Taehyun avait terminé. Déterminé, il se leva en direction de la cuisine dans laquelle il farfouilla quelques instants à la recherche de sa nouvelle idée. Taehyun le regarda faire sans rien dire, simplement un sourcil arqué, attendant de le voir revenir.

- J'ai !
- C'est quoi ce truc ?
- Un aspirateur à bureau. Un format mini si tu veux.

Taehyun l'attrapa entre ses mains et Beomgyu lui adressa un sourire immense.

- C'est ça ta brillante idée ? Un aspirateur de bureau ?
- Taehyun, écoute-moi : je sais que tu te refuseras à me le faire autrement et le maquillage serait une idée foireuse. Si on s'embrassait toi et moi et que-
- Mais ça va pas ?
- Rooh, écoute-moi ! Imagine que tu m'embrasses.
- Dans tes rêves les plus fous et mes cauchemars les sombres. Mais continue, je te prie.

Beomgyu lui tira la langue.

- Imagine juste ! Soudain, on s'échauffe un peu et là... Tu vois ?
- Non.
- Un peu d'imagination !
- J'en ai, crois-moi. Mais mon imagination n'inclut pas un de mes meilleurs amis et des suçons.
- Ah ! Voilà !
- Tu veux que je t'en fasse ?
- Avec l'aspirateur ! Ça fera tout comme !
- Ma parole mais personne ne t'en a déjà fait, c'est ça ?

Beomgyu fit la moue, gêné que Taehyun ne le perce à jour aussi facilement.

- Ça fera l'affaire !
- J'y crois pas, tu es complètement cinglé.
- Taehyun !

Il regarda le visage de Taehyun passer par toutes les phases de dépit, puis de réticence. Finalement, Beomgyu su qu'il avait gagné.



Sa mère était rentrée au mauvais moment. Elle avait retrouvé Taehyun minutieusement penché sur le cou de son fils, avait ouvert de grands yeux et Taehyun était devenu aussi rouge qu'une tomate. Finalement, au lieu de se trouver des excuses, Beomgyu avait pris la fuite avec lui, très vite, s'excusant rapidement envers sa mère et lui lançant qu'il ne dînerait pas avec elle.

- Est-ce que tu te rends compte, Choi Beomgyu !! s'égosilla Taehyun.
- Rooh, ça va...
- Non ! Que va penser ta mère !
- Elle t'adore, dans le pire des cas.
- Mais... Mais enfin !

Taehyun avait le visage cramoisi.

- Ne t'en fait pas, je lui dirais qu'on testait des choses toi et moi.
- Tu as raison tient, rend la chose encore plus suspecte... Tsss...

Beomgyu lui adressa un sourire immense.

- Du coup, on s'est barré de chez toi... On va où ? râla Taehyun dont la pression semblait redescendre.
- J'en ai aucune idée... On se pose dans un parc ?
- Vendu.

Ses pas le guidèrent machinalement à cet endroit non loin de leurs domiciles à tous les trois. C'était un parc déserté par les enfants, clairement envahi par les ados en journées, et peuplé par de jeunes adultes comme eux le soir. Taehyun acheta des onigiris en guise de repas, deux bouteilles de sodas survitaminés et ils se posèrent sur un banc pour manger ensemble.

Beomgyu le regarda pianoter sur son portable quelques instants, sans toutefois épier ses messages. Taehyun devait parler à son meilleur ami, encore et toujours. Sans doute lui racontait-il leur essai catastrophique avec l'aspirateur de bureau et Beomgyu opta pour ne pas lui en tenir rigueur. De toute façon, il n'était pas voué à rencontrer Yeonjun, et Yeonjun n'était pas voué à venir le juger en personne sur ses idées foireuses. Quoi que... Au fond, ce Yeonjun l'intriguait. Peut-être ne le jugerait-il pas vraiment ?

- Dis Taehyun...
- Oui ?
- J'aimerais trop rencontrer ton meilleur ami un jour.
- Vraiment ?
- Ouais, de ce que tu dis, il a l'air vraiment cool.
- Il l'est.

Le visage de Taehyun s'était fendu d'un large sourire, profondément sincère et Beomgyu aurait presque pu sentir la chaleur s'étaler sur ses joues. Il le vit lever une main en sa direction et écarter avec douceur les cheveux longs qui lui tombaient dans le cou.

- Je n'arrive pas à croire que je t'ai fait ça... Sérieux, rigola-t-il.

Beomgyu l'imita aussitôt. La chose avait été plus ardue que prévu, mais le résultat était là. Il s'apprêta à répondre quand une voix à quelques mètres d'eux les fit sursauter tous les deux :

- Les gars ?

Soobin se tenait là, une petite poche de course dans une main, une canette de soda dans l'autre. Tout sourire, il ouvrit le portillon du square pour se diriger vers eux. Soudainement, Beomgyu se sentit fébrile. Il secoua légèrement la tête pour faire tomber ses cheveux davantage sur son visage, sa nuque et son cou et ce détail n'échappa pas à Taehyun. Je t'en prie, ne me juge pas. Parce que Taehyun avait compris, de toute évidence. Taehyun n'était pas idiot et quand bien même Beomgyu lui avait maintenu que Soobin ne l'intéressait pas, il connaissait forcément la vérité. Sentant ses genoux se mettre à tressauter, il essaya de regarder partout sauf en face de lui. Il n'avait plus envie de voir Soobin finalement. Sa confiance dégonflait à vue d'œil et désormais, Beomgyu se demandait bien ce qui avait pu lui passer par la tête.

- Comment ça va tous les deux ?
- Bien, bien ! Tu fais quoi dehors toi ?
- Quelques courses d'appoint, je suis tout seul ce week-end et je peux enfin m'enfiler les nouilles les plus caloriques que ce pays à a nous offrir ! s'exclama Soobin. Ça va Beomgyu ? T'as l'air un peu bizarre...
- Oui oui je... je vais bien.

Il redressa un peu son visage pour lui adresser un sourire immense que Soobin lui rendit aussitôt. Il ne sut pas s'il était forcé ou non, mais s'en contenta. Ces jours-ci, Soobin se comportait trop étrangement avec lui pour qu'il ignore son geste.

- Tu as quoi dans le cou ?
- Je me suis fait piquer, répliqua-t-il à toute vitesse.

Taehyun lui lança un drôle de regard.

- Ha ha, ouais, toute l'après-midi... J'ai pas arrêté de lui dire qu'il était mon bouclier humain, aucun moustique ne s'est attaqué à moi ! renchérit Taehyun.

Beomgyu eut envie de le serrer contre lui en guise de remerciement. Soobin sembla s'en contenter et se posa à leurs côtés, avant de poursuivre sur ô combien sa journée avait été ennuyeuse. Beomgyu, lui, ne l'écoutait déjà plus. Incapable de calmer ses pensées, de se focaliser sur autre chose que ses lèvres lorsqu'il parlait, de ses mains qu'il remuait dans tous les sens quand il était heureux d'expliquer quelque chose : il se noyait dans un flot d'émotions contraires. Il aurait voulu disparaître de ce square, que Soobin le laisse manger en paix, que Soobin quitte ses pensées pour de bon. Perdu dans sa contemplation et dans ses lamentations intérieures, il remarqua à peine qu'il s'était tourné vers lui en parlant.

- Ça ressemble quand même drôlement à des suçons c'que tu as dans le cou.

Douche froide. Il n'assumait plus rien. Tout à l'heure sur son canapé, l'idée lui semblait cohérente. Maintenant ? Il avait envie de s'enterrer six pieds sous terre. Les yeux se Soobin se plissèrent et Beomgyu raccrocha enfin avec la réalité.

- Vous me cachez un truc ?
- Ne va pas t'imaginer quoi que ce soit, grommela Taehyun.

Mais Soobin fronça les sourcils.

- Vous avez passé l'après-midi ensemble, c'est ça ?
- Je le répète Soobin, reprit Taehyun. Ne. Va. pas. T'imaginer. Quoi. Que. Ce. Soit.

Beomgyu agita la tête pour appuyer ses propos. Il sentait dans la voix de Taehyun un agacement grandissant et ne voulait pas voir les choses dégénérer.

- Alors c'est qui ? redemanda le blond.
- Tu es sérieusement en train de jalouser un moustique ? s'amusa Beomgyu en tentant de se donner l'air convainquant.
- À d'autres.

Taehyun ne répondit rien cette fois-ci et recommença à manger, au grand désespoir de Beomgyu.

- Ça ne te regarde pas, lança-t-il en s'accoudant au banc en tentant vainement de se donner un air décontracté.
- Je vois.

Taehyun ne savait plus où se mettre et Beomgyu... Beomgyu tentait avec peine d'avoir l'air cool.

- Pourquoi tu ne me dis pas que tu sors avec un mec ? s'agaça Soobin. Tu penses que ça va me gêner ?
- Non, du tout.
- Alors pourquoi ?
- Parce que je ne sors avec personne. C'était juste... C'était juste comme ça.
- Donc tu admets que ce n'était pas un moustique.

Taehyun souffla à côté d'eux et s'empiffra de son onigiri.

- Et tu as demandé à Taehyun de mentir ?
- Que...
- Je pensais qu'on était ami.
- Bien sûr !

Beomgyu n'avait pas voulu perdre le contrôle de sa voix. Encore moi le peu de prestance qu'il lui restait. Mais Soobin avait l'air un peu... Atteint ? Pas de la façon dont il l'avait imaginé. Soobin se releva, les sourcils froncés. Sa frange blonde tombait juste en dessous de ses sourcils, lui donnait un air plus fermé qu'il ne l'était déjà. Et sans un mot, Soobin quitta le parc. Beomgyu resta assis là, les yeux ronds, sans rien dire. À ses côtés, Taehyun n'avait pas ajouté un mot, sirotant sa boisson. Ce ne fut que quelques minutes plus tard que son meilleur ami prit la parole.

- Beomgyu... Je n'ai rien compris à ce qui vient de se passer.

Beomgyu aurait aimé avoir de bonne réponse. Mais tout dans son esprit était en vrac. Absolument plus rien ne faisait de sens et il se sentit plus stupide que jamais.


* * *


La chose le heurta bien plus tard dans la semaine. Soobin n'était pas à l'aise avec lui. Bien assez vite, Beomgyu comprit le fond du problème. Ce jour-là, il se sentit plus abandonné que jamais. Peut-être que ce jour-là, Beomgyu aurait dû essayer de parler. Au lieu de ça, il se passa une tout autre réaction dans sa tête. Si Soobin était à ce point repoussé par le fait qu'il puisse aimer les hommes, alors Beomgyu allait lui en mettre plein la vue.


* * *


Soobin voyait bien que Taehyun se retenait à chaque fois en sa présence. Taehyun gardait ses mots pour lui et Soobin n'aimait pas ça. Taehyun avait toujours été franc avec lui. Mais depuis quelque temps... Ce n'était plus le cas.

- Crache le morceau, soupira-t-il.

Taehyun releva les yeux de son ordinateur, intrigué.

- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Ah, je suis heureux que tu me le demandes.

Taehyun ferma son ordinateur et en cet instant Soobin comprit que la chose devenait sérieuse. Merde.

- Il se passe quoi entre Beomgyu et toi ?

Soobin leva les yeux au plafond et Taehyun lui donna un coup de pied sous la table, le rappelant à l'ordre.

- Tu peux faire semblant avec lui, faire comme si rien ne te touchait réellement, mais pas avec moi.
- Rien de spécial, fini-t-il par dire.
- Vous vous évitez comme la peste un jour sur deux, puis quand vous êtes dans la même salle il y a cette espèce de tension...
- De tension ?

Soobin se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. De quelle tension Taehyun parlait-il ?

Il n'y avait pas de tension. Juste... Des regards en coin. Des froncements de sourcils. Des soupirs à chaque fois que Beomgyu battait des cils en souriant juste pour l'agacer, comme s'il savait ce que cela provoquait chez lui. Le savait-il, au fond ? Soobin était persuadé que oui. Beomgyu le testait. Il en était persuadé. Beomgyu voulait voir jusqu'où allaient ses limites. Sinon quoi d'autre ?

- J'ai l'impression qu'il me drague.

Taehyun haussa un sourcil et Soobin essaye de savoir s'il était amusé ou affligé.

- Quoi, la chose te parait improbable ?

Taehyun ne répondit rien. Au lieu de ça, il ouvrit à nouveau son ordinateur en soupirant et Soobin se vexa immédiatement.

- Eh ! s'agaça Soobin.
- Quoi ? Vous me fatiguez. Tous les deux.
- Taehyun, crache le morceau, s'exaspéra-t-il.
- Regarde toi Soobin, tu deviens malade rien qu'en imaginant Beomgyu avec un mec. Soigne ton homophobie mec.
- Je-
- Je maintiens ce que je viens de dire. Tu es mon pote, alors je suis honnête avec toi.
- Je ne suis pas homophobe, souffla-t-il tout bas pour éviter d'être entendu.

Taehyun souffla par le nez.

- Et je n'imagine pas Beomgyu avec des mecs, c'est dégueulasse enfin !

Taehyun le regarda par-dessus son écran, la mine sombre.

- Je rajoute le tag « in the closet » et « miscommunication » à votre histoire, répliqua-t-il avec son plus bel accent anglais.
- Que...
- Maintenant, si ça ne t'ennuie pas, je voudrais bosser.
- Taehyun...
- Je suis sérieux Soobin, un mot de plus et je vais perdre patience.

Comprenant que oui, son meilleur ami était terriblement sérieux, Soobin soupira.

Taehyun n'était pas de son côté. Pire, Taehyun l'accusait de choses... De choses graves. Il fronça les sourcils, désormais incapable de se concentrer sur ses propres prises de note. Il n'imaginait pas Beomgyu avec d'autres hommes. C'était stupide. Cela lui était arrivé peut-être une fois ? Deux ? Trois ? Mais pas plus. Certainement pas quatre.

- Salut vous deux !

La voix chantante de Beomgyu le fit sursauter et il s'apprêta à répondre quand la main de l'autre garçon se glissa sur son épaule. Il se raidit, les yeux ronds et leva la tête, juste assez pour voir le sourire immense et provocateur de Beomgyu. En face, Taehyun leva à peine les yeux pour le saluer et replongea dans sa lecture. Beomgyu se détacha enfin et se laissa tomber sur la chaise à côté de lui, sourire, les jambes croisées. Immédiatement, Soobin décroisa les siennes et se redressa.

Est-ce que Beomgyu se comportait comme ça avec les autres camarades de classe ? Est-ce que Beomgyu les regardait de la même manière ? Est-ce qu'il laissait glisser sa main sur les épaules, assez longuement pour qu'elle finisse par leur brûler la peau ? Soobin se reprit, sentant son visage chauffer à nouveau. Évidemment que non, Beomgyu ne faisait cela qu'à lui. Il en était persuadé. Et si cette idée le révoltait, elle le confortait aussi d'une certaine manière et sans qu'il ne comprenne pourquoi.

- J'ai fini mes cours, vous en êtes où vous ?
- Nous travaillions nos devoirs de la semaine, répondit Soobin peut-être un peu trop sèchement. Pas toi ?
- Ils sont terminés.

Beomgyu était un rapide. Pas le meilleur élève qui soit, mais un rapide pour rendre ses travaux individuels.

- J'ai mon cours de crochet dans vingt minutes, je comptais passer le temps avec vous en attendant, continua-t-il tout sourire.
- Ton cours de crochet..., marmonna Soobin.

La poterie, le crochet... Beomgyu avait tous les jours ou presque un cours d'art manuel.

- Oui, tu sais, le crochet que je pratique depuis des années, s'agaça Beomgyu en levant les yeux au ciel. Tout comme la poterie, la peinture, et tout un tas d'autres trucs qui ne te posaient aucun problème avant que tu saches que j'étais gay.

Soobin releva les yeux vers lui, choqué. Taehyun avait arrêté de taper sur son clavier et ne disait plus un mot aujourd'hui.

- Oh oui j'ai compris Soobin, je ne suis pas idiot.

Il essaya de déchiffrer son regard. D'y voir de la colère. Peut-être de la rancœur. Mais tout ce que Soobin y vit fut de la douleur et de la tristesse. En cet instant, une part de lui eut envie de le prendre dans ses bras et de fondre en larmes. L'autre, celle qui lui martelait que lui et Beomgyu étaient radicalement différents, le fit resté assis, bouche bée.

Il regarda Beomgyu s'éloigner, vexé, la mine sombre, sans pouvoir ajouter quoi que ce soit. Taehyun lui lança un regard en biais et Soobin comprit qu'il avait merdé.

- Tu comptes le rattraper pour t'excuser ? lui demanda Taehyun.
- Je devrais ?
- C'est ce que font les gens, le plus souvent.
- Dans des films à l'eau de rose.
- Soobin, je te jure que-
- Ok ok, j'y vais !

Il se leva de sa chaise, remballa toutes ses affaires et s'élança derrière Beomgyu, déjà loin. Il héla plusieurs fois son prénom, en vain, son meilleur ami (l'était-il toujours ?) ne se retourna pas. Dépité, il s'assura d'être hors de la vue de Taehyun se stoppa. Beomgyu ne voulait pas parler ? Bien. Il n'était pas un de ces protagonistes parfaits de drama.

Et puis après tout, avait-il réellement été insultant ? Soobin ne le croyait pas.

Soudain hors de lui, il prit la direction du chemin retour. Au diable ses devoirs. Ils attendraient. La simple idée demain matin de partager un énième cours où Beomgyu était son voisin de table le minait.

Comment avait-il pu en arriver là ? Il se posait la question tous les jours.

Il avait adoré Beomgyu. Beomgyu son adorable meilleur ami, Beomgyu qui le regardait toujours de ses grands yeux brillants, Beomgyu qui rigolait à toutes ses blagues (même les plus mauvaises), Beomgyu qui le connaissait par cœur, Beomgyu qui...

Soobin eut envie de se donner des claques. Il n'avait que lui, lui et encore lui en tête et cela le révoltait, pire, le révulsait.



Deux jours plus tard, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre au sein de leur promotion. Beomgyu avait craqué sur un garçon, des filles de leur classe avaient fini par le remarquer. Au départ, le nom était resté anonyme. Seulement pendant la matinée. Puis Beomgyu avait sans doute eu l'idée de se confier à au mauvais camarade de classe, et personne ne sut réellement laquelle. Mais le prénom de Soobin fut cité.

Quand il rentra chez lui le soir même, il se jura de ne plus jamais croiser son regard.

Ce jour-là il avait rejeté son meilleur ami au détour d'un couloir, en toute discrétion et Beomgyu avait simplement souri, triste comme jamais il ne l'avait été, mais comme s'il y était toujours attendu.

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