4 : la galerie associative
Dante n'avait jamais vu quelqu'un fumer autant sur un trajet aussi court. Céleste ne tenait pas en place. Sa couronne de cheveux couleur de givre bondissait au rythme de ses mouvements incessants. S'il ne faisait pas rouler une cigarette entre ses doigts, alors il se rongeait l'ongle du pouce à s'en arracher la peau, craquait ses articulations ou trouvait le moyen de provoquer un débat à partir de rien.
Dante l'observait s'agiter avec la fascination d'un éthologue devant un documentaire animalier. En réalité, Céleste lui offrait une distraction suffisante à ce que leur temps de trajet augmente considérablement. Dante profitait de son caractère volatile. Il piétinait dans la neige, répondait à ses nombreuses et rocambolesques questions, lui lançait des paris insensés ou prétextait devoir se moucher, refaire son lacet ou déboutonner sa parka.
À cent mètres de chez lui, il fut saisi d'un doute, lutta contre un haut-le-coeur et le vertige qui l'assaillait. Sa tête lui faisait l'impression d'un tambour martelé par un enfant de six ans à qui l'on venait d'offrir sa première batterie. Il rigola en songeant qu'appeler une gueule de bois, une gueule de pierre, serait un terme plus approprié. Il n'aurait pas eu moins mal si on lui avait enfoncé un pic à glace dans la tempe.
Les deux garçons n'avaient pas échangé un mot depuis plusieurs minutes. L'espace d'un instant, Céleste le dévisagea s'esclaffer tout seul, puis joignit spontanément son rire au sien. Les gloussements de Dante moururent aussitôt et il plissa les yeux dans sa direction, interloqué.
— Pourquoi tu rigoles ? demanda-t-il en se figeant sur le trottoir.
Céleste eut l'air consterné.
— T'en as pas marre de me poser cette question ? répliqua-t-il tandis qu'il s'allumait une énième cigarette. Tu rigolais tout seul comme un idiot y'a pas dix secondes. J'ai ri avec toi par solidarité.
Le blond expira un rond de fumée. Dante le considéra avec la curiosité d'un scientifique penché sur son microscope.
— Par solidarité ?
Céleste haussa un sourcil, perplexe. Le soleil illuminait ses yeux mouchetés d'or. Son visage devint plus sérieux que ce que Dante ne le supposait humainement capable.
— Qu'est-ce qui cloche, Snowflake ? On ne se connaît pas beaucoup mais c'est pas pour autant que je suis aveugle. Ça fait une heure qu'on marche. À ce rythme-là, on arrivera chez toi ce soir.
Les yeux vert lagon de Dante se perdirent dans la neige qui léchait les bords de ses chaussures. Son expression confuse et ses lèvres pincées encouragèrent Céleste à poursuivre.
— J'arrive pas à savoir si tu n'as pas envie que je sois là ou si tu n'as pas envie de rentrer chez toi, reprit-il doucement. T'as qu'à un mot à dire et je te laisse tranquille.
Dante ne répondit pas. Il était embarrassé de constater cet inconnu percevoir dans son attitude un sentiment qu'il n'admettait pas lui-même depuis son réveil. Qu'il refoulait ardemment. Dante n'était pas égoïste. Il avait honte de ce ressenti. Honte de décevoir son entourage.
— Ils vont s'inquiéter pour moi, bredouilla-t-il finalement.
Céleste rit. Un rire sans la moindre trace de méchanceté, chargé de cette profonde gentillesse pour laquelle on se battrait sans hésiter. Son regard étincelait avec plus d'éclat qu'un lingot d'or. Dante ne savait pas qu'un rire pouvait parler autant.
— L'idée n'est pas de faire le mort non plus. Tu peux leur envoyer un message, leur faire savoir que tout va bien et que tu es accompagné du plus extraordinaire beau gosse de la ville, par exemple ?
Dante leva les yeux au ciel et réprima un éclat de rire. Un nuage fit éclipse au pâle soleil hivernal. La température chuta méchamment. La cigarette de Céleste s'était éteinte. Il pinçait le mégot entre son pouce et son index, masquant son impatience avec difficulté.
— J'ai besoin de ton téléphone portable, j'ai plus de batterie, annonça Dante en ignorant la morsure de culpabilité qui lui comprimait l'estomac. Tu as quelque chose en tête ?
Céleste lui tendit son téléphone – un véritable fossile de technologie – et son visage s'illumina.
— Ta question est rhétorique et je t'interdis formellement de la prononcer à partir de maintenant ! décréta-t-il en riant. On va faire une liste des questions que je bannis de ton vocabulaire.
Céleste enveloppa un bras autour de ses épaules et lui fit faire volte-face.
— J'ai toujours quelque chose en tête, Snowflake.
Après avoir rebroussé chemin et définitivement abandonné la rue du Vieux Pont, Céleste et Dante grimpèrent dans un bus. Le chauffage avait été poussé au maximum de ses terrifiantes capacités, l'air était irrespirable. L'atmosphère aux allures de fournaise laissèrent entrevoir à Dante un aperçu de ce que serait probablement l'enfer s'il y croyait.
Pendant l'intégralité de cet étouffant trajet, Céleste l'avait enselevi sous un million de références provenant de La Divine Comédie, du poète florentin Dante Alighieri. Dante ne savait plus sur quel pied danser, avec cet énergumène. Le blond était tantôt extravagant, tantôt compréhensif, tantôt plus cultivé qu'il ne le serait jamais.
— Autant que savoir, douter me plaît ! cita-t-il joyeusement. Tu t'appelles Dante. T'es obligé de lire ce livre, Snowflake. Bon, j'ai le prénom de la compagne de Proust et je n'ai pas lu toutes ses œuvres.
Dante se retint de lui faire une prise de karaté susceptible de le faire taire. La chaleur du bus le rendait irritable. Il n'avait pas pris la douche dont il rêvait tant chez Sawas, les différentes odeurs que le bus exhalait lui piquaient les yeux et un trio de femmes aux faciès de harpie les toisait bizarrement depuis un quart d'heure.
— On descend au prochain arrêt, sortit Céleste entre deux anecdotes concernant Alighieri.
Dante le mitrailla du regard. Céleste n'avait pas l'air de souffrir de la chaleur. Il s'était mis à fredonner. Dante était ahuri. Soit ce type avait un contrôle exceptionnel sur la gestion de sa température corporelle, soit il était le descendant d'une sorte de lézard.
— C'est la deuxième fois que tu me dis ça et que tu te trompes, fit Dante d'un ton amer.
— Je n'étais pas attentif, répondit Céleste en haussant les épaules.
Dante avait l'air d'avoir croqué dans un fruit trop acide.
— Ce sera la dernière fois si on descend pas rapidement, menaça-t-il, les joues écarlates.
Céleste faillit lui lancer une ultime provocation – de celle qui l'aurait certainement conduit à se faire terrasser dans un bus, une première dans son palmarès d'improbables bagarres – lorsque le véhicule freina et qu'un vive élan d'espoir drapa le visage cramoisi de Dante. Il ne pouvait pas lui faire ça sans risquer de se faire démolir.
— Viens, Snowflake.
Céleste fendit la foule de passagers, arrosa le trio de harpies d'un sourire enjôleur et atterrit dehors. Dante accueillit la température glaciale avec un soupir de soulagement. Il avait la tête d'un nageur ayant retenu sa respiration trop longtemps. Son front étincelait de sueur. Céleste étouffa un rire contre son poing.
— Suis-moi.
Ils quittèrent l'arrêt de bus à grandes enjambées et s'enfoncèrent dans le centre-ville. Dante subissait silencieusement le contrecoup de son coup de chaud. Le vent froid fouettait sa pellicule de transpiration et accentuait sa sensation de froid. Il haïssait les transports en commun. Céleste avait le teint plus frais qu'un bébé sorti du bain.
— On y est presque, promit Céleste.
Il alluma une cigarette. Les deux comparses traversèrent le centre-ville, s'éloignèrent de l'axe principal et contournèrent un vieil édifice de briques rouges. Dante suivit Céleste dans une impasse attenante au bâtiment. Il était trop transi de froid pour remarquer les regards prudents que le blond jetait par-dessus son épaule. Il s'arrêta devant un escalier métallique en colimaçon, dont les marches semblaient glissantes, et se terminant par une porte en aluminium lisse.
— On ne va quand même pas cambrioler quelqu'un ? plaisanta Dante.
Son intonation sonna plus sérieusement qu'il ne l'avait souhaité. Céleste écrasa l'extrémité de sa cigarette sous la semelle de sa chaussure et lui sourit mystérieusement.
— En plein jour ? répondit-il sans remettre en cause le caractère tout à fait répréhensible de la chose. T'inquiète pas, Snowflake.
Céleste dévala l'escalier à pas de velours, attentif à ne pas glisser, et poussa la porte. Elle émit un couinement sinistre. Dante se dandinait d'un pied sur l'autre. Il n'avait pas envie de finir dans la rubrique des faits divers. Céleste constata son hésitation et lui adressa un sourire bienveillant.
— Ça a l'air sinistre comme ça mais je t'assure que c'est un endroit super, expliqua-t-il. Il est fermé pendant les vacances d'hiver et j'ai... obtenu un moyen d'entrer. Il faut obligatoirement passer par la chaufferie. C'est sans danger, je te le promets.
Cela faisait une éternité que Dante n'avait pas connu semblable exaltation. Il ne savait pas s'il détestait ça, ou si au contraire, les idées de Céleste soufflaient dangereusement sur les cendres d'un comportement qu'il désirait impérativement museler. Il préféra se concentrer sur les battements effrénés de son cœur, sur les picotements dans la pulpe de ses doigts. Il rejoignit Céleste.
La porte débouchait sur un couloir relativement bas de plafond. Céleste avait les épaules voûtées. Jusqu'ici, Dante n'avait pas réellement fait attention à sa taille, mais il le dépassait bien d'une tête. Le sol poussiéreux était faiblement auréolé du halo lumineux vert que renvoyait le panneau de sortie de secours. Ils longèrent le couloir, poussèrent une porte à battant et atteignirent dans la chaufferie évoquée par Céleste. L'endroit était emmêlé de toiles d'araignée, encombré de cartons et d'outils rouillés, ponctué d'un ascenseur moderne.
— Le pass en question, murmura le blond en dégaineant un carré de plastique aux recoins abîmés de la poche de sa veste en cuir.
— Tu l'as sur toi depuis le début ?
Le silence qui s'installa après sa question fut plus consistant que de la purée.
— J'adore Sawas, mais je ne veux pas qu'il tombe dessus, admit-il de longues secondes plus tard. On monte, Snowflake !
Masquant son trouble avec la perfection d'un acteur professionnel, Céleste fit glisser la carte magnétique sur un rectangle noir et les portes de l'ascenseur coulissèrent. Dante ne préféra pas insister. Céleste n'avait pas l'air de vouloir s'étendre sur le sujet.
Les deux garçons se coulèrent à l'intérieur de la cabine recouverte d'une moquette bleue élimée. Céleste pressa un bouton avec la rapidité d'un habitué. Un voyant rouge éclaira son doigt, Dante songea a E-T et à cette odeur de tabac qui collait à la peau du blond et l'ascenseur se mit en branle.
— Bienvenue à la galerie associative de notre petite mais resplendissante ville ! lança Céleste à l'instant où les portes s'ouvraient et les recrachaient tous deux dans une salle de taille modeste.
Dante était estomaqué. Il s'était attendu à tout, sauf à ça. L'endroit débordait d'œuvres éclectiques : sculptures, peintures, poteries. Céleste traversa la salle et partit s'asseoir sur un banc, dans une alcôve. Elle offrait un espace feutré, avec ses murs en bois, à demi cachée derrière un rideau de velours rouge. Le banc faisait face à une toile que Céleste fixait avec intensité. Dante se laissa choir à côté de lui.
— Il n'y a pas de caméras de surveillance ?
Céleste éclata de rire.
— C'est un espace qui sert à promouvoir l'art local, on est pas au Louvre, Snowflake.
Dante lui asséna un coup de coude. Son rire brisa le silence de cathédrale régnant dans la galerie.
— C'est l'œuvre que je préfère, ici.
De taille moyenne, la toile était dominée par des nuances de gris pâle, de bleu nuit et de noir, avec un fond flou, presque brumeux. Comme si l'on regardait à travers un rideau de pluie, une pénombre matinale. Des coups de pinceau déchiraient la toile dans un labyrinthe de traces désordonnées qui semblaient se perdre avant d'avoir atteint leur but.
Au centre se dressait une forme indistincte, une silhouette éthérée, baignant dans un éclat pâle, comme noyée dans un monde qui se défait. C'était abstrait, empreint d'une étrange mélancolie.
— Merci, prononça Dante, envahi d'un calme olympien, ses angoisses momentanément étouffées.
Céleste eut un sourire en coin. Ils restèrent silencieux, partagèrent une cigarette et profitèrent de cet instant de partage, comme suspendus dans une bulle temporelle qu'aucun n'osait faire éclater.
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