2 : le nid de Sawas

Dante regretta amèrement la proposition de Céleste. Ils vagabondèrent pendant près d'une heure. D'épais flocons mouchetaient leur vision. Il était plus d'une heure du matin et la température avait dangereusement chuté. Dante était frigorifié, nauséeux et fatigué par l'enthousiasme débordant de son camarade. Céleste riait sans cesse, et chaque éclat de rire faisait naître deux petites rides en étoile au coin de ses yeux. Devant son état déplorable, il avait insisté pour récupérer le sac de Dante et ne s'était pas plaint une seule fois de son poids écrasant.

Il lui avait ensuite retiré ses mitaines, prêté une paire de gants kaki et enfoncé un bonnet sur la tête. Dante était amorphe. Sa parka dégoulinante ne le protégeait plus suffisamment du froid incisif. Il était pressé de rejoindre leur destination. De plus, le souvenir du Rottweiler lui fichait encore secrètement la trouille.

— On y est presque, annonça Céleste en s'engageant dans une ruelle aux parterres de fleurs défraîchis.

Ils dépassèrent un pub où un groupe d'adolescents chahutaient joyeusement et s'engagèrent dans un cul-de-sac. Le bitume était envahi d'un manteau de neige fraîche. Céleste s'arrêta devant un portail rongé par la rouille, qu'une fine pellicule de glace faisait briller d'un éclat nacré.

— C'est ici. Sawas est un bon pote, mais je te préviens, il est un peu bizarre.

Dante hocha distraitement la tête. Il s'en fichait royalement, du moment que le prochain arrêt consiste en une pièce surchauffée et tout un tas de plaids molletonnés. Céleste ouvrit le portail d'un coup de pied. Les gonds grincèrent bruyamment et ils se figèrent, puis remontèrent la courte allée menant à un appartement de plain pied. À leur approche, une lumière à détecteur de mouvement s'enclencha et les éblouit, leur arrachant une grimace.

Ils s'arrêtèrent sur le porche et frottèrent la croûte de neige accrochée à leurs semelles contre le paillasson. La peinture de la porte s'écaillait en minuscules particules bleutées et une inscription QUI PASSE TRÉPASSE encombrait près d'un tiers de l'espace de ses grandes lettres peintes en noir. Céleste écrasa le bouton d'une sonnette et patienta, le visage éclairé d'une éternelle bonne jumeur. Une minute plus tard, un haut-parleur grésilla, crachant la voix distordue d'un homme contrarié.

Il est tard.

Céleste se tortilla. La lumière crue de l'éclairage automatique faisait ressortir les tâches de rousseur sur son nez froncé.

— Arrête ton char. Je sais bien que tu t'ennuies en l'absence de ma céleste présence, plaisanta-t-il.

Un soupir las lui répondit.

Qu'est-ce que je t'ai dit à propos de me ramener des chats errants ?

Dante leva la tête et aperçut, dans un angle, le témoin rouge d'une caméra braquée sur lui. Il resta insensible à la pique de Sawas, trop désireux à la perspective de se mettre au chaud.

— Dante m'a aidé et on se les gèle, plaida Céleste d'un ton qui se fit suppliant. Allez, ouvre.

Sawas prit un malin plaisir à les faire poireauter une minute supplémentaire. Céleste se mit à balancer une flopée d'injures et la porte s'ouvrit finalement dans un cliquetis métallique. Les deux garçons s'engouffrèrent dans le vestibule encombré d'un yucca, d'une patère et d'un miroir partiellement brisé. L'appartement empestait le tabac froid et l'encens bon marché, mais il y régnait une chaleur accueillante. Dante poussa un cri de soulagement, retira sa parka et suivit Céleste jusqu'au salon.

— Bah alors, mes petits lapins, la soirée a été mouvementée ? sourit Sawas depuis un canapé affaissé.

À l'exception de l'odeur de cigarette et des meubles vieillots, l'endroit était parfaitement ordonné. Chaque coin reflétait une rigueur presque clinique. Dominant un coin de la pièce, une bibliothèque débordait d'innombrables ouvrages triés par ordre alphabétique. Les coussins, soigneusement alignés sur le canapé, étaient tous disposés dans une symétrie impeccable. Sawas était occupé à étiqueter des pots contenant diverses épices.

Son sourire avait quelque chose de carnassier. Il était un peu plus âgé que Céleste, mais Dante ne lui donnait pas plus de dix-neuf ou vingt ans. Une iroquoise rouge se dressait, semblable à la crête d'un coq, sur son crâne rasé de près. Il tripotait machinalement le piercing qu'il avait au labret.

— Rien d'inhabituel, répondit Céleste en haussant les épaules. J'ai trouvé quelques bouteilles.

Il déposa les deux sacs de sport aux pieds de Sawas et se laissa choir à côté de lui.

— Tu as trouvé des bouteilles ? répéta-t-il, l'œil circonspect. J'étais pourtant persuadé que ça ne poussait pas dans les arbres.

Dante était sur le point de se laisser tomber dans un fauteuil jaune moutarde quand Sawas claqua des doigts et émit un sifflement strident. Il lui décocha un regard malveillant qui le cloua sur place, tant et si bien que Dante se figea à mi-chemin, les genoux pliés dans une posture ridicule.

— Toi, tu ne bouges pas. Céleste, je n'aime pas les menteurs.

Le visage du concerné s'assombrit. Il se tordit les doigts, silencieux.

— Dante, c'est ça ? demanda Sawas, tout en sachant parfaitement la réponse à sa question. Tu l'as aidé à se procurer ces bouteilles ?

Dante avait le sentiment d'être un lapin piégé dans le faisceau d'une paire de phares. Céleste fuyait son regard. Il avait mollement retiré sa casquette et se frottait les yeux.

— J'étais bourré, fut l'unique réponse qu'il parvint à formuler.

Céleste lui adressa un imperceptible signe de tête, soulagé de ne pas l'entendre prononcer un seul détail de sa petite opération délictuelle.

— T'es le premier à m'envoyer au charbon quand ça t'arrange, Sawas, se défendit-il alors que celui-ci ouvrait la bouche.

L'atmosphère devint électrique.

— Pardon ? grinça Sawas en serrant les poings, la mâchoire crispée.

L'intonation de sa voix restait d'un calme mortel, malgré une évidente colère sous-jacente. Céleste n'en menait pas large. Dante n'osait plus esquisser le moindre geste. Ses cuisses le faisaient atrocement souffrir. Il n'aspirait qu'au calme et à se recroqueviller dans ce stupide fauteuil criard. Cette nuit n'en finissait pas.

— Quand je prépare quelque chose, je le fais bien, reprit calmement Sawas. Toi, tu fonces sans réfléchir aux conséquences. Tu tiens vraiment à te faire tabasser ou à finir en garde à vue, ou quoi ?

Ses doigts s'emmêlèrent fébrilement dans son iroquoise. Il regarda Dante, perplexe, puis réalisa que le garçon n'avait pas bougé depuis qu'il lui en avait donné l'ordre.

— Ton pantalon est trempé ?

— Non, seulement ma parka. Je l'ai enlevé.

— Tu peux t'asseoir.

Dante le remercia du bout des lèvres et s'effondra dans la causeuse. Son regard obliqua vers Sawas. Son front marqué d'un pli soucieux, ses gestes nerveux et ses sourcils froncés. Ce que Dante avait tout d'abord pris pour un incompréhensible accès de rage n'était en réalité qu'une profonde inquiétude vis-à-vis de Céleste. Dante ne le connaissait pas, mais l'affection qu'il lui portait était indiscutable.

— Je suis désolé, marmonna Céleste.

Ils échangèrent encore quelques mots, mais Dante ne fut bientôt plus très attentif à la discussion. Dès qu'il s'était assis, la fatigue l'avait frappé comme une vague, le submergeant sans prévenir. La douce chaleur de l'appartement était un délice. Sa joue blessée palpitait. Il n'allait pas résister plus longtemps aux bras que lui tendaient Morphée.

— Eh, Snowflake ?

Céleste était penché sur lui, l'air moqueur. Dante ne se souvenait pas d'avoir fermé les yeux, mais la torpeur du sommeil lui fit réaliser qu'il s'était assoupi, du moins brièvement. Une cigarette se consumait entre les doigts de Céleste. Ses yeux noisettes étaient piquetés de nuances plus claires, comparables à des paillettes d'or. Il lâcha un petit rire, un de plus, avant de s'éloigner. Dante sentit bientôt une couverture se poser sur lui.

Il s'abandonna au sommeil, bercé par les souvenirs de cette nuit tumultueuse.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top