Chapitre 6
« Ce n'est pas mal Alice, mais je sais que tu peux faire mieux.» m'encourage Laurent en bas de la piste, son chronomètre en main.
Légèrement essoufflée, les joues rouges, je hoche la tête en m'amusant à lisser la neige avec mon ski. Je sais très bien que ma performance était en dessous de mes capacités habituelles. Nous descendons jusqu'au télésiège pour recommencer: une fois en haut, mon coach skie jusqu'au milieu du slalom et me fait signe qu'il est prêt.
Les yeux fermés, j'inspire longuement et me penche en avant. Aussitôt mes skis glissent sur la neige et je prends de la vitesse rapidement. Le vent commence immédiatement à me fouetter les joues, et je n'échangerais la sensation de liberté qui m'ennivre pour rien au monde. Cependant je reviens rapidement sur Terre et enchaîne les portes avec dextérité. Qu'est-ce que j'aime ça, bon sang! Je ne pourrais pas vivre sans le ski, c'est en quelque sorte mon oxygène. Me surpasser, encore et encore, la sensation du froid revigorant sur ma peau, le crissement des spatules sur la neige, le bruit sec de mon bâton heurtant le piquet, c'est tout ce qu'il me faut. J'accélère le plus possible et passe l'arrivée avec un sourire en coin.
Laurent me rejoint en quelques secondes et m'applaudit, souriant.
Lorsqu'il m'annonce mon temps, mes yeux s'écarquillent comme des soucoupes. J'ai battu mon record. J'ai battu mon record, j'ai battu mon record, j'ai battu mon record, j'ai battu mon record, j'ai battu mon record! J'AI BATTU MON RECORD! Les larmes me montent aux yeux et je souris comme une malade.
Laurent me serre dans ses bras en me félicitant. Chaque fois que je m'améliore, je fais un pas de plus vers la réalisation de mon rêve, mon but dans la vie: être skieuse au niveau professionnel, intégrer l'équipe de France.
Je refais quelques descentes pour le plaisir, et il me chronomètre encore. Je ne bas pas mon nouveau record, bien sûr, mais pour être honnête, ça m'est complètement égal. Enfin, je m'arrête à côté de Laurent et retire mes skis pour m'étaler dans la neige. Il rit doucement et s'assoit non loin de moi.
« Alice?
- Oui ?
- Je suis fier de toi. »
Un sourire s'empare de mes lèvres en entendant ses mots. Je sais très bien qu'il l'est: je sais aussi que, n'ayant ni femme ni enfant, il me considère comme sa fille. Cependant, il ne me dit ses mots que lorsque je les mérite vraiment. Je tourne la tête vers lui, curieuse. Enfin, il se jette à l'eau.
« Il y a un championnat national, dans deux mois. Le club régional y participe, bien évidemment. Est-c...
-Je peux y participer? je m'exclame, le coupant sans scrupules.
-Je t'ai déjà inscrite aux qualifications, avoue-t-il. Seulement... ce n'est plus possible, Alice, tu dois vraiment demander des horaires aménagées. »
Ma tête casquée retombe brutalement sur la neige. Nous y voilà. J'ai cette certaine impression qui me dit que je suis en train de faire un choix difficile. Décisif, mais déchirant.«Ce n'est plus possible, Alice.» Je le sais parfaitement, c'est juste que... j'ai vraiment l'impression de devoir trancher entre mes amis, qui me connaissent comme personne, qui m'ont soutenue depuis toujours, et ma passion, autrement dit le ski. Je n'ai jamais rien voulu d'autre, mais une voix intérieure me hurle que je n'ai pas le droit de les trahir comme cela. Et c'est là que je me confronte toujours à la même impasse. Je sais très bien que si je demandais à mes amis, ils me diraient tous de saisir ma chance, c'est pourquoi je ne leur pose pas la question. Avoir cours le matin, ski l'après-midi. Sauf que c'est plus compliqué que cela. Je n'habite pas à Paris, ou une autre grande ville comme cela, où il y a des écoles spécialisées, comme en danse par exemple. Non. J'habite à Bourg-saint-Maurice, la dernière véritable ville avant les stations de sport d'hiver. Ma vie, c'est ici qu'elle se passe, dans une bourgade d'à peine quelques milliers d'habitants. Chez moi, tout le monde se connaît, de vue au moins, si l'on ne se côtoie pas depuis l'école maternelle. Chez moi, il y a à peine deux ou trois écoles, il n'y a pas de lignes de métro, car nous n'en avons même pas besoin. La plupart des déplacements se font à pied, sauf pour ceux résidant dans la zone artisanale, un peu à l'écart, ou pour aller faire ses courses à la «périphérie» de la ville où sont presque toutes les grandes surfaces.
Alors non, je ne sais pas comment je vais pouvoir faire, je vais très certainement devoir m'adresser directement au directeur de l'école, pour qu'on me confectionne un nouvel emploi du temps.
«Ok» je souffle simplement. Puis, après une longue pause: « Je peux y réfléchir?
-Oui, bien sûr.»Je laisse ma tête retomber en arrière, observant les nuages. Aujourd'hui, le ciel est totalement blanc et se confond avec le sol. C'est magnifique. De toute façon, de mon point de vue, la montagne est toujours magnifique, quelles que soient les conditions météorologiques. Le flocon que je voie tomber du ciel et virevolter jusqu'à moi pour se poser avec légèreté sur mon masque m'arrache un sourire. Je remonte mon passe-montagne bleu nuit sur le bas de mon visage et expire longuement. Finalement, au bout de plusieurs minutes, je me décide enfin à me redresser, en chassant les flocons de neige échoués sur mon anorak. Je me relève, imitée de Laurent, et nous reprenons le télésiège pour faire notre dernière descente traditionnelle: nous faisons la course jusqu'au bas du slalom.
Je me donne à fond, mais perd, comme d'habitude, à quelques dixièmes de secondes près. En effet, j'ai beau avoir un très bon potentiel et être plus jeune et en meilleure forme que lui, je n'ai pas encore le niveau de battre un ancien vice-champion du monde!
Je le serre dans mes bras, lui dis au revoir, et descend à toute vitesse vers le funiculaire. Cependant, quelques dizaines mètres plus bas, une haute silhouette me saute aux yeux, au milieu de toutes les autres. Un homme. Avec un anorak kaki. Un grand sourire étire mes lèvres et je le rejoint en quelques godilles expertes. Lorsque j'arrive à sa hauteur, il plante ses bâtons dans la neige et m'applaudit.
«Wow! Ça c'est du style!» s'exclame-t-il.
J'exécute une révérence ridicule sous ses éclats de rire.
«Qu'est-ce que tu fais là? je le questionne finalement.
-Ah bah d'accord! Je pensais que tu serais quand même un minimum heureuse de me voir, mais non!
-Oh mais si! Je suis très contente, mais...
-Ok, ok, rit-il. En gros, à la base, je t'appelais pour te demander si tu voulais faire un truc mais comme tu ne répondais pas, j'ai appelé ton fixe. C'est ta mère qui m'a répondu que tu étais à l'entraînement et que tu finissais à seize heures. Du coup je me suis dit: Tiens, je pourrais aller la chercher là-bas! Et me voici!
-Merci.
-Pourquoi? demande-t-il en penchant la tête sur le côté.
-Comme ça.
-Ah. Bon bah de rien j'imagine.»
Je ris doucement et nous descendons jusqu'à la station, où nous nous installons dans un café.
«Moi qui me réjouissais de skier avec toi. grogna-t-il.
- Flemme! Tant pis pour toi mon coco! Là je suis crevée! Tu peux m'offrir un chocolat chaud sinon c'est bien aussi!»
Il affiche une moue boudeuse et croise ses bras sur son torse. Je souris, amusée. C'est incroyable comme ce garçon, sans même rien dire, est capable de me mettre de bonne humeur. J'ai l'impression de ne plus avoir de soucis, et que toutes ces histoires de choix et d'horaires aménagées se sont envolées bien loin.
«Allez, boude pas Tristou!»
Je me penche par-dessus la table et l'embrasse sur la joue. Lorsque je me rassoie, il sourit. Je lève les yeux au ciel, morte de rire.
Une serveuse s'approche de nous, un plateau à la main, et dépose nos commandes sur la table. Avant de partir, elle sourit:
«Quel mignon petit couple vous faites!»
Puis elle retourne au bar, comme si de rien était. Tristan et moi nous regardons, sidérés, puis explosons de rire. Je porte ma main à ma bouche, les yeux à moitié fermés, en riant comme une baleine. Glamour, n'est-ce pas ? Cependant, Tristan s'arrête peu à peu de rire, et m'observe en souriant. Cela devient gênant donc je prend sur moi pour me calmer et porte ma tasse à mes lèvres. Après plusieurs minutes de silence, je repose ma boisson sur la table en bois brut et me penche en avant.
«Raconte-moi ta vie.
-Woaw, se moque-t-il, quel moyen incroyablement naturel d'engager une conversation!»
Je plisse les yeux et il lève les siens au ciel.
«Ok, ça marche. Que veux-tu savoir?
-Je sais pas, plein de trucs. Des petits détails inutiles sur ta personne par exemple.
-Ok. Bon bah let's go alors! Je m'appelle Tristan, j'aurais dix-huit ans le 25 mai, j'ai toujours rêvé d'avoir un chien, mais mon père est allergique, alors mes expériences en matière animale se sont limitées à Léon, un poisson rouge que j'ai eu lors de mon année de CM2, et qui a atteint l'âge respectable de quatre mois et demi. Je joue de la guitare depuis toujours, et j'aime vraiment ça, comme tout ce qui touche à la musique d'ailleurs.
J'ai monté à cheval tous les étés de mes trois à mes quinze ans, je persiste à dire que les Pyrénées sont plus beaux que les Alpes, même si personne n'est d'accord avec moi. J'ai joué depuis le CP dans un club de rugby que j'ai dû quitter cette année en déménageant ici. Ma couleur préférée est le rouge, et les deux seules choses qui me maintiennent réellement en vie sont manger et rire.»
Il a déblatéré tout cela à une vitesse impressionnante, et je l'observe, clignant des yeux trois fois de suite.
-Et toi?»
Suite à cette phrase, je suis prise d'un éclat de rire, et avale mon chocolat chaud-chantilly de travers, avant de me mettre à cracher mes poumons sans aucune discrétion, attirant les regards surpris ou exaspérés de nos voisins.
«Notre relation est tellement étrange, ris-je alors qu'il continue à sourire comme un idiot.
-Pourtant je ne l'échangerai pour rien au monde», dit-il sans se départir de son sourire.
Je ne dis rien, légèrement gênée, mais lui souris affectueusement.
«Allez, raconte-moi tout! Je t'ai tout de même pas balancé toute ma vie pour rien en échange!
-Ok, ok... alors je m'appelle Marie-Claude-Gaufrette, commencé-je, lui arrachant un sourire, j'aurais dix-huit ans le 13 avril. Que dire de ma vie à part le ski? Nan, sérieux, si tu me demandais un mot pour me définir ce serait ça. Le ski, c'est toute ma vie, ma mère dit toujours que je suis née skis aux pieds et bâtons en mains, et que c'est à cause de ça que je suis née par césarienne.
-T'es née par césarienne?
-Ouais, pourquoi? je demande, surprise et blasée à la fois.
-Moi aussi!»
Je ris et tape dans les mains qu'il me tend. C'est le point commun le plus idiot et inintéressant du monde, mais cela m'amuse.
«Bref, je continue, donc oui, le ski, c'est tout pour moi. Je pense que si on me l'enlevait comme ça, du jour au lendemain, je pèterais un plomb. Je ne serais plus qu'une coquille vive, plus qu'un individu auquel on a arraché sa raison de vivre. C'est pourquoi j'ai un immense respect et une immense admiration pour les gens qui, suite à un accident par exemple, on été contraints d'abandonner leur passion.
Bref, pour revenir à des choses plus gaies, quand j'étais petite, mon plus grand rêve était d'être une princesse skieuse. Un rêve, je te l'accorde, grandement inspiré par Disney et les films «Barbie». En tous cas, j'y croyais dur comme fer, et j'étais allée jusqu'à demander à ma maîtresse en CE2 quelles études je devais faire. Aujourd'hui, je ne suis pas vraiment convaincue qu'un bac ES pourras me permettre directement d'être une princesse, mais bon, l'espoir fait vivre. À part ça... ma couleur préférée est le rose, et j'assume ok?»
Tristan éclate de rire, se fichant ouvertement de moi, marmonnant de temps à autres des «princesse skieuse! Quelle tarée!» très glorifiants. Lorsqu'il se calme enfin, il insiste pour payer l'addition malgré mes protestations, et nous sortons bras dessus bras dessous du bar, sous un sympathique et chaleureuse tempête de neige.
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𝔾𝕣𝕠𝕤 𝕓𝕚𝕤𝕠𝕦𝕤 ❤
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