Chapitre 12
⑫
La Seconde Vie, c'est que pour les borgnes
💛💙
L'hôtel où travaille Jungkook est magnifique. Il est à l'autre bout de la ville cependant. Pas tellement loin d'IKEA, mais à l'opposé total de chez moi. Quand je pense au trajet retour que je vais devoir faire, je regrette presque d'avoir proposé de l'accompagner.
– Tu commences à quelle heure ? je demande au pied des marches qui conduisent à l'entrée.
– Vingt-deux heures.
Je regarde mon téléphone. Presque 20h30.
– Tu as encore pas mal de temps devant toi. Tu viens toujours aussi tôt ?
– Pour manger. Et faire une toute petite sieste avant.
– Je vois.
Décidément, c'est à se demander comment il arrive à supporter ce rythme. Obligé de dormir sur son lieu de travail et sur celui des autres, de grappiller par-ci par-là quelques minutes de sommeil, quelques heures tout au plus. Est-ce qu'un jour j'aurais la chance de le voir avec un visage sans cernes et une mine plus colorée ? Je n'ai malheureusement pas la réponse, juste l'espoir que ça arrivera.
– Merci de m'avoir accompagné.
Mon regard coule sur Jungkook.
– Me remercie pas, c'était purement égoïste.
– Égoïste ?
J'acquiesce.
– Maintenant, je sais où te chercher si jamais je te perds de vue.
Ses sourcils se réhaussent très légèrement. Il est surpris, ça se voit. Je le trouve de plus en plus expressif avec le temps et ça me plaît. Avant, il avait cette façon de me fixer sans jamais rien dire, sans jamais rien montrer de ce qu'il pensait. Il me donnait toujours l'impression qu'il me sondait et voyait au plus profond de moi, qu'il lisait en moi. Cette intensité, je la retrouvais encore aujourd'hui, il n'avait rien perdu d'elle. Pour autant, je commençais à mon tour à entrevoir ce qui se tramait dans sa tête d'endormi. Est-ce que cela voulait dire que Jungkook s'ouvrait à moi, ou que j'avais suffisamment appris à le connaître pour réussir à décortiquer ses micro-expressions et ses changements quasi imperceptibles d'intonations ?
Alors que mon regard se balade sur lui, je remarque que son corps s'est mis à osciller, comme le tronc d'un arbre fin sous un gros coup de vent. Tout à coup, je m'en veux presque de l'avoir fait sortir aussi longtemps. Ça n'a pas dû l'aider dans sa fatigue.
– Tu devrais y aller, Jungkook. T'as l'air à deux doigts de tomber par terre.
Ses lèvres se pincent et je le vois rougir d'embarras. Ça me fait sourire.
– Tu as raison, je vais y aller, souffle-t-il timidement.
Puis il ajoute, sur un ton qui ressemble à celui d'une question :
– À bientôt, alors ?
– Tu n'as jamais demandé d'autorisation pour venir au magasin, je lui réponds, un brin taquin. Bientôt, ça peut être demain, ou quand tu veux.
Je le gratifie d'un sourire en coin qu'il ne me rend pas. Son regard est rivé dans le mien et je ressens comme un frisson me remonter la colonne vertébrale. Ça me fait perdre tout amusement. À quoi peut-il bien penser en me regardant ainsi ? Je n'en ai aucune idée cette fois-ci. Tout comme je n'ai pas la moindre idée de ce que, moi, je pense. J'ai le cerveau tout engourdi brusquement. Et c'est drôlement étrange.
On reste figés l'un en face de l'autre dans le plus profond silence. Je ne sais pas combien de temps cela dure, mais je sais que le moment prend fin quand un couple passe à côté de nous pour entrer dans l'hôtel, et que leurs éclats de rire nous coupent de notre espèce de transe. Je reviens aussitôt sur terre et me racle la gorge.
– Bon, eh bien, bon courage pour le travail, je baragouine nerveusement.
Jungkook hoche la tête et je me mets en route, les mains au fond des poches. Je n'ai cependant pas le temps de faire plus de cinq pas que je l'entends :
– Toi aussi... tu peux venir quand tu le souhaites !
Je me retourne aussi sec et mon cœur s'emballe quand je découvre sa silhouette tout en haut des marches. La lumière crue du hall allumé derrière lui le dessine à contre-jour et m'empêche de bien voir son visage, mais peu importe s'il me sourit ou s'il ne fait que me regarder. Car à ce moment-là, alors que des mètres nous séparent, je réalise que sa voix n'a jamais porté aussi loin.
⊷
– Je veux faire quelque chose pour lui.
C'est ce que j'ai annoncé à Yoongi le lendemain, ce que j'ai eu en tête toute la nuit et que j'ai encore en tête aujourd'hui, alors qu'une semaine a déjà filé. Cette pensée ne m'a pas lâché. Elle m'obsède ; je veux l'aider. J'ai lu une fois que les Capricornes étaient des personnes tenaces et entêtées. Ça doit venir de là, c'est sûr ! Non pas que je croie beaucoup à l'astro et tout le tralalala, mais quand même, parfois, je me dis qu'il y a du vrai dans tout ça.
– Et tu voudrais faire quoi ? m'a-t-il répondu. Le border dans son lit et lui chanter une chanson pour qu'il s'endorme ?
Jimin, qui était avec nous, s'est mis à pouffer. Moi, j'ai insulté Yoongi.
– T'es con !
Sur le moment, je l'ai pensé de tout mon être. Et puis, après réflexion, je me suis demandé : n'y avait-il pas un peu de génie dans sa connerie ? Certes, Yoongi était con. Il était beaucoup de choses, comme, par exemple, un vieux mammouth drogué aux Daims. Mais il n'était pas stupide. Parfois, les meilleures idées nous venaient des pires personnes, n'est-ce pas ? Je devais avouer que celle qu'il m'avait injectée dans le crâne sans le savoir était plutôt brillante, bien qu'inopinée. Alors non, je n'allais pas border Jungkook et lui chanter des chansons. Mais peut-être que... Peut-être que je pourrais...
Même après une semaine, l'idée me semble terriblement bonne. La question restait de savoir si j'avais les boulettes assez grosses pour l'appliquer. Si elles ne dépassaient pas celles que Hoseok vendait à ses clients le midi, j'étais bien mal barré.
Un grincement interrompt mon fil de pensées. Je me libère d'un long soupir, le coude posé sur le bureau et le regard dans le vide. Il y a cet horrible gosse qui s'amuse à rebondir sur un matelas à ma gauche depuis tout à l'heure, mais je n'ai pas la disponibilité mentale pour lui régler son compte. Mon esprit est déjà trop occupé à imaginer un plan d'action. Il n'a pas besoin que j'ajoute un gnome à ses préoccupations.
Un gnome...
Un gnome... ? Mais oui ! C'est exactement ce qu'il me faut ! Un adversaire à la taille du problème. Mes lèvres s'étirent et je me redresse d'un coup. Une œillade à gauche, une œillade à droite ; étrange, je ne le vois pas. Où est-il passé ? Je me rapproche de mon micro et appuie sur le bouton pour l'activer. Aussitôt, ma voix retentit dans le magasin.
– Park Jimin pour le pôle literie, s'il vous plaît. Je répète : Park Jimin pour le pôle literie, merci.
Je relâche le bouton et place mes mains sur mes hanches, victorieux. Qu'il est bon de pouvoir déléguer ! Qu'il est bon, surtout, de ne ressentir aucun scrupule à laisser les sales besognes au stagiaire. Pourquoi s'en vouloir, après tout ? On est tous passé par là. On s'est tous fait refourguer les mioches et les petits vieux par les collègues au moins une fois. Et puis, IKEA, c'est comme Koh-Lanta, faut pas l'oublier. Jimin est là pour apprendre à se dépasser.
En parlant d'oublier, où en étais-je ? Ah oui ! À mon plan d'action pour aider Jungkook, voilà. Dans ma tête, le déroulé était assez simple : tout d'abord, il fallait qu'il revienne au magasin – ou que j'aille à son hôtel. Ça, c'était pas très compliqué. Ensuite, une fois avec lui, j'avais juste à lui faire ma proposition et le tour était joué. Bon, d'accord... Plus facile à visualiser qu'à faire. On se souvient encore du jour où j'ai voulu l'inviter à boire un café. Assurément pas mon moment le plus glorieux, on va pas se le cacher. Et dire que ce n'était qu'un café...
Cette fois-ci, le risque était réel, et l'enjeu bien plus grand. Un mot de travers ou une intonation mal choisie, et je pouvais passer pour le plus gros des pervers. C'est vrai, ce n'est pas tous les jours qu'on propose à une personne qu'on connaît peu de dormir dans son lit. L'unique fois où j'ai osé le faire, c'était auprès d'un inconnu dans un bar, et j'étais bien trop bourré pour aligner deux mots sans baver (spoiler : j'ai dormi seul cette nuit-là).
Je ne veux pas que Jungkook se méprenne. Mes intentions sont pures, je le jure solennellement. Tout ce que je souhaite, c'est l'aider avec ses insomnies, et il m'a lui-même dit qu'il dormait mieux avec quelqu'un. Je ne peux décidément pas ignorer l'existence de cette solution. Qui serait Kim Taehyung s'il ne tendait pas la main à un pauvre homme dans le besoin ?
Un nouveau grincement à ma gauche me coupe de mes pensées. Dites-moi que je rêve, personne n'a encore rentré le gnome ?!
– Où est Jimin, bon sang !
Il aurait déjà dû être là. N'a-t-il pas entendu mon appel ? Ce n'est pas possible d'être aussi bouché ! Je souffle bruyamment et me mets à sa recherche. Tant pis pour le malheureux lit qui se fait rouler dessus depuis cinq minutes. Pour l'heure, il y a plus important : retrouver la brebis qui s'est échappée du troupeau et la remettre dans les rangs.
Mon premier réflexe est de me rendre du côté des chambres d'enfants. C'est toujours là que je commence à regarder quand il s'éloigne trop – sait-on jamais, il pourrait s'être planqué dans le bac à peluches sur un malentendu ou un coup de nostalgie. Je fouille donc et refouille, mais je ne vois aucune tête blonde dépasser d'entre les dauphins mutants et les mammouths. Par contre, il y a ce dinosaure jaune qui semble me faire un clin d'œil. Quelle tristesse. Encore un à qui on a arraché un globe oculaire...
– Te voilà borgne, maintenant, lui dis-je d'un ton compatissant. Désolé, mais tu ne peux plus rester ici. Tu vas venir avec moi.
Comme avec toutes les autres victimes avant lui, je ramasse le dino et l'arrache à ses congénères avec qui il n'est plus autorisé à cohabiter. Pour lui, un autre destin l'attend dans notre Espace Seconde Vie. Là-bas, il baissera de prix et, avec un peu de chance, se fera adopter par un enfant qui se fichera d'avoir un doudou amoché.
– Tu sais, la dernière fois, j'ai vu une famille recueillir une table estropiée. Rien n'est perdu pour toi.
Je fais demi-tour vers mon espace de vente tout en continuant de lui parler. Je ne sais pas trop pourquoi j'ai ce besoin de le rassurer. Toujours est-il que je le fais, sans tenir compte des airs interloqués de ceux que je croise. Pour une fois que c'est le vendeur qui est bizarre et pas le client ! Je contourne une allée de sommiers et passe par une chambre témoin. La pièce est délimitée par des faux murs et tout y est soigneusement installé de sorte à recréer l'ambiance tamisée d'un studio rétro. Des néons éclairent les murs et longent le cadre du lit en mezzanine, sous lequel repose un canapé et un mini écran télé.
J'aime bien cet espace, c'est cozy. Mais là, quelque chose me chiffonne. Une chose n'est pas à sa place. Comme je viens régulièrement ici pour tout remettre en ordre après le passage des visiteurs, je sais absolument où va chaque objet. Et ce coussin n'est pas là où il devrait être. Normalement, il devrait se trouver sur le lit et non sur le canapé.
La peluche borgne dans une main, je récupère dans l'autre le coussin et me rapproche de l'échelle pour monter. Je passe les deux premiers barreaux, quand tout à coup, une balle me perfore le poumon – ou le cœur, ou les deux. C'est si soudain que je me fige. Tout m'échappe d'entre les doigts et tombe par terre sans aucun bruit.
– Qu'est-ce que... ?
Devant mes yeux ahuris, Jimin est allongé sur le lit. Il dort. Mais ce n'est pas le plus choquant. Le plus choquant, c'est qu'entre son corps et le mur, il y a quelqu'un. Quelqu'un que je connais, et que j'aurais préféré ne pas reconnaître. Force est de constater que j'ai été devancé.
– Jungkook...
Sa main repose inconsidérément sur le flanc de Jimin. Cette vision me donne envie d'être borgne, moi aussi. Aveugle, même. Malheureusement, je n'ai pas la chance du dino jaune. Personne ne m'a arraché les yeux. Juste le cœur... qui est l'élément principal de ma structure. Pour moi, c'est foutu. Même à prix bradé, je ne pourrai jamais prétendre à l'Espace Seconde Vie.
..‿︵‿..︵ʚɞ
Hej ! Comment allez-vous ? Mieux que Tae, j'espère hahaha (pardon je suis mauvaise). Franchement, j'aurais eu trop les boules à sa place. Bad move, Jimin 🙄
Bref, je vous fais des bisous saveur Daim et vous dis à la prochaine ! ;)
Astëlya
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