Chapitre 11
⑪
Le premier des crétins
💛💙
« Demain, 16h, même café que la dernière fois. »
Demain, 16h, même café que la dernière fois.
Aujourd'hui, 15h30, même café que la dernière fois. J'attends. J'attends contre le mur sur lequel Jungkook s'est lui-même adossé l'autre jour, celui contigu à la terrasse. Je suis en avance. Trop en avance. Et j'ai l'impression que mon déjeuner ne va pas tarder à faire chemin inverse dans ma gorge. Pourquoi ai-je fait ça, lui donner un rendez-vous (ou plutôt lui ordonner), sans prendre le temps de m'acquitter d'une réponse ?
Je suis vraiment crétin.
– Un crétin ! je m'exclame brusquement.
Un homme passe devant moi au même moment et fait volte-face, comme si je venais de l'insulter. À la vue de son regard outré, je comprends que c'est ce qu'il croit. Foutu timing ! Foutues pensées !
– Pas vous, moi ! je me dépêche de formuler.
Mais malgré ma tentative de dissiper le malentendu, il continue de me toiser, du haut de ses quelques centimètres de plus que moi. Le temps d'une seconde ou deux, je perçois de l'hésitation dans ses yeux, le genre qui ne laisse pas trop de doutes sur ce qu'il pense : « Est-ce que je lui en colle une ? Est-ce que je m'en vais sans faire d'histoire ? »
Par chance, il opte pour le choix qui me semble être le moins douloureux : il s'en va en grimaçant, non sans souffler avant. Je le regarde s'éloigner en soupirant, forcé de constater combien les gens de nos jours sont susceptibles.
Privé de toute distraction, mon esprit revient vite à ses tourments et mon stress remonte en flèche. Je ne peux m'empêcher de consulter l'heure sur mon téléphone. 15h37. Si ça continue, je vais finir par prendre racine, et je n'aurais même pas eu le temps de fleurir que l'angoisse aura déjà tué tous mes bourgeons avant l'éclosion.
Un rire me fait tourner la tête. Sur ma droite, installée à une table, une jolie fille s'esclaffe, son portable collé contre son oreille. Je me demande ce qui la fait autant rire. Et puis, fugacement, je me demande si je serais capable de faire rire Jungkook. Pourquoi ? Je n'en ai aucune idée. J'ai juste envie de l'entendre rire, je crois.
Jusqu'ici, ce n'est encore jamais arrivé. Je l'ai vu dormir. Beaucoup. Je l'ai vu sourire. Une fois. Je l'ai vu rougir, aussi. Mais rire ?
Ses joues empourprées me reviennent soudain en tête et j'en oublie tout le reste. Son visage baissé vers les draps, ses yeux fuyants. Ma main dans ses cheveux décoiffés. Doux.
Mon cœur s'emballe...
– Bonjour.
... Puis s'arrête.
Jungkook vient d'apparaître devant moi, me laissant complètement coi. Mes paupières papillonnent et mes cils s'emmêlent quand mes lèvres sont prises de spasmes.
– Tu... Tu es venu, je baragouine.
– Tu m'as invité, me répond-il, et j'entends tout autant de surprise dans sa voix que dans la mienne.
On se dévisage un court instant sans plus parler. Que devrais-je dire ? C'est moi qui suis à l'initiative de cette rencontre et les mots me manquent. Je me sens bête de ne pas savoir comment réagir, et surtout de bloquer comme ça. Je n'ai jamais eu autant de mal à donner le change. Mon cerveau tourne à vide.
Comme s'il percevait mon malaise, Jungkook me vient en aide.
– On s'assoit ?
Je hoche la tête et lui emboîte le pas. On choisit une table pas trop proche du trottoir, mais pas trop loin non plus. Je tire une chaise pour m'asseoir, plie les genoux. C'est alors que mes fesses s'écrasent sans délicatesse sur l'assise et que je retiens un gémissement de honte.
Moi, Kim Taehyung, fils de mes parents et frère de ma fratrie, j'ai la grâce d'un éléphant. Ce constat me dépite tant que je décide de chasser mon malaise en disant la première chose qui me vient à l'esprit.
– Tu as bonne mine !
Les yeux de Jungkook s'arrondissent légèrement et ses sourcils se courbent sur le haut de son front. C'est presque imperceptible, mais je le remarque. Comme il ne parle que trop peu, c'est généralement difficile pour moi de deviner ce qu'il pense, alors j'ai pris l'habitude d'analyser les micro-expressions de son visage. Toutefois, si je parviens à les distinguer, ce n'est pas pour autant que j'en comprends le sens. Comme maintenant, par exemple.
– Tu trouves ? me retourne-t-il.
Mon sourire s'étiole et je reste sot. Sa question illustre parfaitement mon manque de clairvoyance. Je n'ai aucune idée de s'il est honnête où s'il tente de me piéger car je l'ai vexé d'une quelconque manière. Est-ce possible de vexer quelqu'un en faisant un compliment ? Un compliment n'est-il pas censé faire plaisir ? Peut-être Jungkook a-t-il perçu la faille dans ma sincérité. Après tout, il n'a pas franchement bonne mine. Ses cernes sont toujours bien creusés sous ses yeux de faon.
– Tu es vraiment gentil, Taehyung.
J'avale ma salive de travers et me mets à tousser. Au même moment, un serveur arrive pour prendre notre commande et en profite pour me proposer un verre d'eau. Son élan de commisération ne fait qu'exposer un peu plus le ridicule dont je fais preuve, et je m'imagine sans le vouloir les joues rouges et les larmes aux yeux suite à mon étouffement. La honte m'accable. Toutefois, pas question de montrer quoi que ce soit à ce serveur. Je ne lui donnerai pas la satisfaction de broyer mon dernier fragment de dignité devant Jungkook.
Bombant le torse et réhaussant le menton, je plante mon regard dans le sien et lui adresse mon plus beau sourire diplomatique, celui que je réserve aux clients les plus compliqués (et les plus détestables).
– Un double expresso pour mon ami, et pour moi une orange pressée sans pulpe avec un verre d'eau, j'énonce avant de préciser : À température ambiante, l'eau. Ah ! Et il prendra quatre sucres avec son café. Merci.
Le serveur acquiesce sans sourciller. Ceci dit je vois bien qu'il essaye de garder la face mais qu'il regrette d'avoir été sympa avec moi. Son air compatissant n'est déjà plus qu'un lointain souvenir tandis qu'il fait demi-tour. Je ne suis pas peu fier de ma répartie. Travailler chez IKEA, c'est vraiment inspirant pour ceux qui veulent devenir le stéréotype du client chiant. On en croise tous les jours au magasin, il suffit de prendre exemple sur eux.
« Bonjour, j'aimerais un matelas dur mais pas trop dur non plus. Du genre moelleux, ferme en même temps, qui prend la forme du dos mais qui revient à la normale après. » ; « Monsieur, s'il vous plaît ! Je recherche un plan de travail avec des rangements intégrés mais qu'on peut enlever si besoin. » ; « Madame, vous tombez bien ! J'aurais besoin de rideaux occultants mais suffisamment fins pour que je puisse voir à travers. »
Je chasse mes pensées et secoue la tête. C'est là que je réalise que Jungkook est train de me fixer.
– Tu t'en rappelles, lâche-t-il de but en blanc.
Je hausse un sourcil interrogateur. Il clarifie :
– Le café. Et beaucoup de sucre.
– Oh... Eh bien...
Mon visage se réchauffe et je ne suis tout à coup plus capable de soutenir son regard. Le mien tombe sur la table dont je me mets à gratter la surface du bout de l'ongle.
– Tu ne parles pas beaucoup alors, forcément, quand tu le fais, je retiens.
Quel prétexte idiot ! C'est surtout que je n'ai pas envie qu'il tombe dans les pommes. Ça me semblait donc important de retenir qu'il a besoin de beaucoup de sucre et de caféine pour rester debout.
Un reniflement particulier capte mon attention et mon regard remonte de lui-même sur Jungkook. À cet instant précis, mon cœur tombe à la renverse. Ce n'était pas un reniflement que j'ai entendu mais un sourire. Un sourire audible. Presque comme un rire, en moins assumé.
Le temps d'une seconde, je crois avoir halluciné. Mais ses lèvres ont toujours leurs commissures timidement relevées.
– Merci, me souffle-t-il droit dans les yeux.
Et alors je me dis que mon besoin de l'entendre rire, n'est peut-être pas si loin d'être assouvi.
⊷
– Un œil.
Mes sourcils se redressent.
– Un œil ?
Jungkook hoche sombrement la tête.
– Et... Il fait quoi cet oeil ? je demande, pris de curiosité.
– Il m'observe. Où que je regarde, je le vois et il me voit.
– Hm...
Mes doigts se mettent à tapoter sur la table pendant que je réfléchis. Jungkook, lui, ramasse avec sa cuillère le sucre non dissous au fond de sa tasse. Je ne sais plus trop comment on en est venu à parler de ses cauchemars qu'il fait depuis petit et qui l'empêchent de dormir, mais il m'a expliqué que certains d'entre eux étaient si récurrents que sa crainte de les vivre, encore et encore, avait rendu ses nuits quasiment impossibles à supporter. La semaine où il a dû travailler en journée à même été pour lui un véritable supplice (je comprends mieux pourquoi il est revenu avec une mine de déterré au magasin).
Un souvenir profondément enfoui dans ma mémoire a alors ressurgi. Lorsque nous étions enfants, nous allions souvent chez nos grands-parents, mon frère, ma sœur et moi. Eunjin était une vraie trouillarde à l'époque. Elle allait constamment réveiller notre grand-mère après un mauvais rêve, ce qui avait fini par fatiguer cette dernière.
– Si tu ne veux plus faire de cauchemars, alors tu dois les raconter. Ainsi, ils disparaîtront, lui disait-elle, espérant secrètement avoir la paix.
Alors, chaque matin, Eunjin se mettait à nous raconter ses terribles cauchemars de petite fille, jusqu'à ce que ceux-ci s'estompent avec le temps. Je n'ai jamais su s'il s'agissait d'une sorte de rituel magique ou alors d'un effet placebo, mais les résultats étaient là. Eunjin avait été guérie de tous cauchemars.
De ça m'est venue l'idée de faire de même avec Jungkook. C'est ainsi que je lui ai demandé de me raconter les siens, chose qu'il a accepté de faire. L'un d'eux représente toujours la même scène, m'a-t-il dit : lui, enfermé dans une pièce sombre sans fenêtres ni porte, et ce petit trou dans le mur, par lequel un oeil blanc à l'iris grisâtre le fixe. Impossible de lui échapper. Si Jungkook se retourne vers un autre mur, alors le trou se déplace et l'œil réapparaît devant lui, indéfiniment.
Des frissons me remontent la colonne vertébrale tandis que je m'imagine à sa place. Si ça m'arrivait chaque nuit de ma vie, je pense que je développerais moi aussi une peur de dormir. C'est même certain. La seule fois où j'ai fait un cauchemar, j'ai rêvé que Namjoon avait transformé le cimetière d'IKEA en laboratoire, dans lequel il faisait des expérimentations sur les meubles cassés – il m'avait enfermé dedans et je m'étais retrouvé au milieu de lampes de chevets à têtes de dauphins en peluches et de canapés éventrés et rembourrés aux emballages de Daims. Pas le pire des cauchemars, je suis d'accord, mais pourtant je ne l'ai jamais oublié.
– Et donc tu ne fais pas de cauchemars quand tu dors en présence d'autres personnes.
– Non. Jamais.
– Comment tu expliques ça ?
Jungkook hausse les épaules, montrant par ce geste qu'il n'a pas de réponse. J'en viens donc à me dire que, d'une certaine manière, ça doit simplement le rassurer, comme quand Eunjin allait voir mamie.
– J'espère que tu arriveras un jour à ne plus en faire.
Jungkook acquiesce, l'air reconnaissant. Le temps qui défile après ça se déroule dans un silence régénérateur et confortable. Si bien que je ne le vois pas passer, et très vite, Jungkook me ramène à la réalité.
– Je vais devoir y aller...
– Déjà ? je m'étonne.
Un drôle de sourire lui pousse aux coins des lèvres.
– Ça fait trois heures.
Trois heures...
Je regarde mon téléphone et constate qu'effectivement, nous sommes ensemble depuis déjà trois heures. C'est fou comme le temps passe vite. Enfin, seulement dans les bons moments. Je ne dirais pas la même chose des journées de travail.
Jungkook dépose de la monnaie sur la table.
– Attends, tu ne vas pas payer pour nous deux ! je tente de l'arrêter. Laisse-moi participer.
– C'est bon, refuse-t-il.
Sa voix est faiblarde mais son regard m'indique que je ne dois pas insister. De toute façon, il ne me laisse pas le temps car il se lève de sa chaise juste après. En le voyant debout, je prends conscience qu'il va vraiment partir. Et c'est comme un électrochoc.
Hors de question qu'il me file entre les doigts. Je ne l'attendrai pas encore des jours et des jours sans rien pouvoir faire. Je ne me ferai plus avoir ! C'est ce que je me dis intérieurement, et cette résolution me pousse à me lever à mon tour.
– Je peux t'accompagner ?
Jungkook me dévisage brièvement, s'interrompt pour bâiller, une main devant la bouche, et son silence m'accable. Mais alors que me vient la crainte de voir ma proposition évincée, ses yeux brillants de fatigue se reposent enfin sur moi et il demande :
– Ça ne t'ennuie pas ?
Un sourire apparaît sur mon visage.
– Pas du tout ! Au contraire, ça me fait plaisir !
Et je ne mens pas. Je suis sincère quand je dis que ça me fait plaisir. Non pas que j'aime particulièrement marcher, mais je suis surtout content de me dire qu'au moins, s'il disparaît à nouveau, je saurai où le trouver.
– Je veux bien, alors.
« Je veux bien, alors. »
Cette phrase éclate dans mon crâne comme un feu d'artifice. Je me mets en route pour dissimuler mon trouble. Mais alors que mes pieds avancent, l'un après l'autre, Jungkook me rattrape et pose une main sur mon épaule.
– C'est pas par là...
Le sang quitte mes joues tandis que la honte le remplace. Figé, je me maudis. Bien sûr que je ne connais pas le chemin. À quoi pensais-je en prenant les devants ?
Je suis vraiment un crétin !
... Et indéniablement pas le dernier.
..‿︵‿..︵ʚɞ
Heeeeeej !
Ça fait si longtemps que je n'ai pas publié ici ! Comment vont mes petits Daims ? J'espère que je vous ai manqué. En tout cas, vous, vous m'avez beaucoup manqué ! Désolée d'avoir mis autant de temps.
Pour me faire pardonner, je vous donne un long chapitre (je crois que c'est le plus long jusqu'ici). Bon, je sais que ça se lit vite, donc je vais essayer de pas trop traîner pour le prochain.
En attendant, je vous embrasse fort. Kyssar mina vänner !
Astëlya, de retour chez les Nordiques
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