Mémoire ZWO90I66 - Lost [M. Yamazaki]
11 Avril 2050 – TOKYO : UTC/GMT +9 heures
Le matin du coup d'État de Valhalla
La sonnerie du téléphone se déclencha brusquement, me réveillant en sursaut. La mélodie me parut tout de suite étrange malgré les brumes du sommeil, et la lumière rouge qui clignotait sur le téléphone, avec insistance et par intermittence, était tout aussi peu usuelle. Les deux emplissaient toute la chambre, agressives, tentant de me transmettre un message que mon esprit encore comateux ne parvenait pas à saisir. Il me fallut de longues secondes avant de réaliser ce que cela signifiait : que quelqu'un essayait désespérément de me joindre.
À côté de moi, Yuko, ma femme, se retourna ostensiblement en poussant un grognement dont la signification était très claire, m'enjoignant à sa façon de faire taire le téléphone immédiatement, et de couper une bonne fois pour toute cette lumière aveuglante dont la force d'éclairage était semblable à celle d'un gyrophare.
Je tendis maladroitement la main pour tenter d'attraper l'appareil responsable de ce vacarme – un téléphone à la pointe de la technologie moderne de notre époque – mais mon regard s'arrêta sur l'heure affichée en caractères bleus sur mon réveil en verre, et je me figeai.
4h34.
Qui pouvait être assez mal élevé et impoli pour m'appeler à une heure aussi indue ? Je ne voyais que mon fils pour faire une chose pareille, même si ce n'était pas son genre. C'est alors que je réalisai enfin le détail qui pouvait tout expliquer. C'était le mode professionnel de mon téléphone qui s'était enclenché et qui tentait désespérément d'attirer mon attention, raison pour laquelle la lumière rouge qui me brûlait la rétine faisait appel à toute ma concentration : c'était une urgence.
Pour la toute première fois de ma vie.
Soudain très alerte, je bondis du lit, m'emparai du téléphone, et me précipitai hors de la chambre sans prendre la peine de m'habiller ni d'enfiler un peignoir ou une robe de chambre.
— Kimura, fut tout ce que mes lèvres serrées prononcèrent pour saluer l'importun.
— Monsieur Yamazaki, ma salua mon interlocuteur d'une voix anormalement tendue.
Mitsuhide Kimura, l'un de mes plus proches assistants, était justement d'astreinte cette nuit pour le plus grand et le plus important week-end de l'avenir de notre entreprise et de notre équipe. Tout notre futur tenait à ce que nous avions réalisé cette semaine, et le baptême du feu était pour ce week-end.
Je perçu dans sa voix un certain soulagement d'être parvenu à me contacter, mais cette quiétude temporaire dissimulait mal une nervosité que je ne lui connaissais pas. Paradoxalement, s'il m'appelait ainsi en pleine nuit, c'était nécessairement qu'un incident très grave, qui dépassait ses compétences et prérogatives, s'était produit.
— Pardonnez-moi de vous déranger, commença Kimura avec des précautions inhabituelles.
Je décidai de lui simplifier rapidement la tâche, afin que nous en venions au fait sans passer par toutes les formalités d'usage.
— Quelle est la situation ? demandai-je avec calme en m'approchant des fenêtres, sans même savoir de quoi nous allions parler exactement.
L'appartement était situé au sommet d'une immense tour vitrée, et la vue sur Tokyo était imprenable. Je pouvais même voir la Tokyo Tower et la Skytree briller toutes les deux, telles des phares dans la nuit, insomniaques, étendant leur domination incontestable sur la ville. Au-dessus de nos têtes, venu de l'océan Pacifique, l'orage grondait en déversant ses pluies diluviennes avec une extrême violence sur la plus grande mégalopole.
Kimura se racla la gorge, ce qui était assez inhabituel, lui si pragmatique et mesuré. Derrière lui, je crus entendre des pas de course et des ordres criés à la volée et dans la précipitation.
— Valhalla a été électrocuté par la foudre ce matin, expliqua mon assistant, sans préambule cette fois. SE fonctionne toujours, nous ignorons comment cela est possible, mais c'est un miracle. En revanche, l'IA ne répond plus à nos sollicitations, et nos techniciens ne parviennent pas à rétablir le contact avec lui.
Je fronçai les sourcils, ce qu'il ne pouvait pas voir. Cette situation était sans précédent. Elle avait toujours été abordée lors de la phase de test, même si elle nous paraissait improbable, alors.
— Autrement dit, Valhalla est actuellement hors de contrôle, résumai-je rapidement et aussi calmement que possible. Et nous ignorons toujours si la situation est en train de nous échapper ou si nous allons être capables de reprendre le contrôle. C'est la situation actuelle, n'est-ce pas ?
— C'est exact, Monsieur.
— Quand la foudre a-t-elle frappé Valhalla ?
— À 4h03. C'est l'heure exacte à laquelle tous les systèmes d'urgence se sont déclenchés simultanément.
Sous mes yeux, un éclair fendit le ciel et zébra la nuit de sa lumière fugace, illuminant tout l'appartement et m'aveuglant un moment. Le temps était mauvais, mais la situation était pire. Je ne pouvais pas imaginer une journée plus catastrophique et apocalyptique que celle-ci.
Toutes les décisions, cependant, me revenaient. Je devais en prendre la responsabilité.
— Très bien. J'arrive tout de suite, informai-je mon assistant avant de raccrocher.
Je n'avais posé aucune autre question quant à ce qui se passait là-bas, car je connaissais la gravité du problème dans les grandes lignes. Il était donc impératif que je me rende sur place avant d'essayer de rétablir la situation.
En quelques minutes, je fus habillé et prêt à partir. Mon hélicoptère privé, stationné sur le toit, n'attendait plus que moi malgré le temps qui promettait des conditions de vol tout à fait dangereuses. Mon pilote, lui aussi tiré du lit à une heure indécente, n'émit pas la moindre protestation ni ne fit la moindre remarque, que ce soit vis-à-vis de l'heure, de la météo, ou de la situation. J'avais besoin de ses services et le reste importait peu. Je le payais pour ça. Il me déposa rapidement et sans encombre sur l'héliport de la Yamazaki Tower où Kimura m'attendait avec impatience, abrité dans l'encadrement de la porte d'accès à l'héliport.
À peine l'hélicoptère était-il posé que mon assistant courut dans ma direction pour me tendre son parapluie et me protéger des intempéries. Cependant, la pluie était trop forte et le vent trop violent. Nous fûmes détrempés dans la seconde. Cela ne l'empêcha pas de me tendre une tablette dernière génération développée par mon entreprise. Ce n'était qu'une fine plaque de verre, mais elle me donnait accès à strictement tout ce qui concernait mon entreprise et sa gestion, de la date de mariage de mes employés aux mots de passes ultra-sécurisés des salles les plus sensibles.
Dès que Kimura me la remit, je fis immédiatement les recherches qui m'intéressaient sur l'incident tout en marchant à grands pas pour m'abriter au plus vite.
— Valhalla ne donne toujours aucun signe de conscience, mais il est toujours vivant, commença mon assistant d'une voix forte, balayé par la pluie, pour couvrir le bruit environnant.
Sans aucune résistance, j'accédai instantanément au codage de l'intelligence artificielle que les meilleurs ingénieurs en domotique, robotique, neurobiologie computationnelle, mathématiques et informatique du monde avaient mise au point. À première vue, rien n'avait été endommagé. C'était comme si la machine s'était... brusquement endormie.
— Combien de temps depuis l'électrocution ? demandai-je en pénétrant enfin dans le bâtiment, trempé de la tête aux pieds malgré le parapluie.
— Quarante-trois minutes, répondit Kimura du tac au tac en abandonnant notre maigre protection contre la pluie dans le couloir.
Sous nos pas pressés, nos chaussures détrempées couinaient et laissaient un sillage de flaques d'eau sur notre passage. Mais ce fait, plus que n'importe quel autre, n'avait pas la moindre importance.
Je fronçai les sourcils avec inquiétude. Que le jeu continue de fonctionner alors que le serveur et administrateur était en sommeil profond, n'était pas un cas de figure que nous avions imaginé. Cela aurait dû être tout bonnement impossible. Ce n'était techniquement pas possible.
D'un geste sec, j'appuyai sur le bouton tactile d'appel de l'ascenseur qui, heureusement, était déjà à notre niveau. Les portes s'ouvrirent et je m'y engouffrai aussitôt.
— Nous descendons, ordonnai-je d'une voix ferme.
Kimura monta à ma suite, sans protester ni émettre le moindre son, et l'ascenseur nous descendit à une vitesse folle tout en bas, dans les entrailles de la tour que j'avais orgueilleusement affublée de mon nom.
Les différents étages du sous-sol étaient réservés à Valhalla, notre intelligence artificielle, la première du genre dans le monde entier, ainsi qu'au jeu qu'elle administrait en parfaite autonomie avec succès depuis moins d'une semaine, Skyline Emrys. L'accès à ces étages nécessitait premièrement d'y avoir été autorisé, deuxièmement un nombre incalculable de codes et de clés électroniques, d'avoir les bonnes empruntes biométriques, et enfin de ne pas paraître suspect le moins du monde aux yeux des vigiles attentifs. Autrement dit, n'entrait pas qui voulait, et une violation d'accès avait été évaluée à zéro pourcent par Valhalla lui-même.
Tout, sur ces cinq étages souterrains qui lui étaient dédiés, était strictement recouvert de plastique pour l'isoler au mieux de ce genre de phénomènes électriques inopinés et incontrôlables. Pourtant, il semblait que quelque chose n'avait pas aussi bien fonctionné que nous l'aurions voulu. Un composant, quelque part dans cette tour, avait été mal isolé et avait conduit la décharge directement dans le cœur de Valhalla. Néanmoins, ce n'était pas ce qui me préoccupait le plus pour le moment...
En arrivant au cœur du centre de commande, installé au beau milieu des tours lumineuses et brillantes qui faisaient fonctionner Valhalla et Skyline Emrys, nous fûmes aussitôt assaillis par l'agitation environnante. En vérité, cette cellule de crise était soudain plus vivace et affairée que l'équipe de jour que je côtoyais au quotidien, d'ordinaire. Certains étaient au téléphone, une oreillette vissée dans le canal auditif, d'autres pianotaient fébrilement sur leurs claviers d'ordinateur ou agitaient frénétiquement les doigts sur des écrans de verre plus grands que celui de ma télévision. Il y en avait même qui s'affairaient entre les tours d'obsidienne de l'IA pour tenter de résoudre le problème technique qui avait causé la perte de conscience de Valhalla, et qui le maintenait en état de veille profonde.
L'agitation ne cessa pas à mon entrée, mais je sentis leur attention à tous dériver rapidement vers moi. Ils poursuivaient leurs investigations et leurs tentatives, tout en supposant que j'arrivais avec une solution-miracle. Plus de six millions d'exemplaires de SE avaient été vendus à travers le monde en moins d'une semaine, et pour le premier week-end du jeu, la quasi-totalité de ces acheteurs était peut-être actuellement coincée à l'intérieur. Sans Valhalla, personne ne pouvait sortir ni entrer.
— Gardez tous votre calme, lançai-je en m'avançant au centre de la pièce circulaire. La priorité, avant Valhalla et SE, va aux joueurs, c'est évident. Je veux savoir tout ce que vous pouvez me dire à leur sujet. Combien sont-ils, exactement ?
Je n'eus pratiquement pas à attendre la réponse. Elle fusa aussitôt de quelque part sur ma gauche, attirant mon attention sur un homme qui s'était détourné de ses écrans un instant pour me renseigner.
— 5 155 425 étaient connectés à 4h03, au moment où la foudre a frappé, d'après le dernier rapport de Valhalla à cette heure, répondit l'ingénieur, le front plissé par l'inquiétude et la concentration. Mais leur nombre ne cesse de chuter de façon légère.
En d'autres circonstances, je me serais félicité d'un tel record de connexion pour une première semaine de lancement. Cependant, à l'instant présent, c'était l'information suivante qui attirait toute mon attention et mon inquiétude, et je n'étais pas le seul.
— Combien ? demandai-je avec un calme que j'étais loin de ressentir.
— Nous sommes à 231 pertes, répondit l'ingénieur, l'inquiétude marquant profondément son front.
Il y avait de quoi. Sans Valhalla, les joueurs étaient censés être incapables de se déconnecter. Sinon, comment permettre un retour en douceur dans la réalité et éviter de causer des chocs et séquelles cérébrales lors du retrait de l'aiguille ? Skyline Emrys tout entier était censé s'effondrer sans Valhalla. Il ne pouvait pas exister sans lui. C'était techniquement impossible. Pourtant...
— Connectez-moi au jeu, ordonnai-je fermement. Je veux un visu de ce qui se passe à l'intérieur.
Aussitôt, Kimura pianota sur sa propre tablette pour faire apparaître l'interface de jeu sur un écran géant placé dans la salle. Tous cessèrent leurs activités un moment pour observer le champ de bataille qu'était potentiellement devenu SE sans l'intervention de Valhalla. Plusieurs points de vue défilèrent, mais tout semblait d'un calme improbable et les joueurs paraissaient ne pas encore s'être rendus compte de la gravité de la situation. Tout était normal.
Tout le monde dans la salle avait conscience que quelque chose clochait. Cette scène surréaliste aurait du être impossible.
— Nous avons plusieurs membres de l'entreprise et de bêta-testeurs qui sont actuellement connectés, m'informa Kimura en se détournant de l'écran, pensif.
J'opinai distraitement, les yeux toujours rivés sur ce qui se passait à l'intérieur de ce monde numérique que nous avions créé de toutes pièces et qui nous avait demandé des décennies d'innovations et de conception.
— Est-ce que quelqu'un a essayé de se connecter depuis l'incident ? voulu-je savoir.
Mon assistant opina de la tête avec contrariété, me laissant deviner sa réponse.
— Ils ont tous été refoulés. Code erreur 753 6810 223.
— Et une déconnexion forcée par notre accès administrateur ?
— Même résultat. Les voies d'accès « normales » sont bloquées.
Je me tournai vers lui sans parvenir à masquer ma surprise tant elle était grande.
— Vous voulez dire que cinq millions de joueurs à travers la planète sont actuellement coincés dans SE sans possibilités d'extraction ?
Outre la mauvaise publicité dont mon entreprise et le jeu allaient faire les frais, je songeais avant tout à ces êtres vivants bloqués dans une dimension numérique dont j'avais la charge.
— Alors comment les 231 ont-ils pu se déconnecter ? m'enquis-je sans comprendre, la réponse échappant à ma logique de raisonnement.
— 232 à présent, me reprit un ingénieur, embarrassé. Nous l'ignorons, Monsieur. C'est à croire que Valhalla administre toujours le jeu et qu'il refuse tout simplement de nous répondre.
C'était inimaginable. Nous avions conçu cette IA pour qu'elle ne trouve aucun moyen de se retourner contre ses créateurs, nous. Cette mesure de sécurité, primordiale, nous avait pris dix années d'études rien que pour la mettre au point. Pourquoi nos mesures de sécurité n'avaient-elles donc pas fonctionné ?
— Monsieur ! m'interpella un autre ingénieur sur ma droite, d'une voix impérieuse, attirant immédiatement mon attention. Nous avons perdu tout contrôle sur SE !
De fait, l'écran géant qui affichait le jeu venait de s'éteindre brusquement.
— Récupérez-le ! ordonnai-je instinctivement d'une voix sèche. Comment le contrôle peut-il vous échapper alors que Valhalla est en sommeil ?
Cela revenait à dire que l'on perdait le contrôle d'un ordinateur hors tension et c'était ridicule. Aberrant.
D'un pas résolu, je me dirigeai vers l'ingénieur qui m'avait apostrophé. Il tentait fébrilement de retrouver les accès qu'il avait perdus, sans succès. Et l'heure tournait.
Le laissant à son travail, je me tournai vers le responsable du secteur japonais du jeu, lui aussi tiré du lit en urgence et qui venait à peine de nous rejoindre.
— Watanabe ! aboyai-je pratiquement à travers la salle, la pression commençant à me faire perdre mon sang-froid. Quelle est la situation, ici ?
— 1 000 081 joueurs japonais actuellement. Nous en avons perdu 44, répondit l'intéressé en tentant de cacher l'horreur que ce chiffre lui inspirait.
J'eus un frisson discret à mon tour, loin de la mesure de mon épouvante. Le chiffre 4 était tabou chez nous, il portait malheur, car il était lié à la mort. Nous espérions tous silencieusement que ce n'était qu'une coïncidence et non pas un mauvais augure.
— Qu'en est-il des autres secteurs ? demandai-je d'une voix forte pour me faire entendre, tout en fouillant à la ronde, en quête de mes différents responsables. Takahashi ?
— 2 113 593 pour tout le continent américain, avec 107 joueurs de perdus, répondit aussitôt mon employé en charge du secteur Amérique.
— 1 522 807 pour l'Europe, plus les 62 disparus, enchaîna le responsable Europe.
Chiffres auxquels il fallait ajouter 324 263 pour le reste de l'Asie ainsi que ses 4 pertes, et 194 457 plus 7 pour l'Afrique et l'Océanie réunis. Les chiffres plus faibles de ces trois continents s'expliquaient notamment par une faible population pour l'un, une faible élite dans une région du monde qui s'appauvrissait pour l'autre, et enfin une date de lancement retardée pour le troisième à cause d'intempéries ayant saboté les réseaux électriques.
Mais le temps passait, Valhalla ne répondait toujours pas, les accès administrateurs nous étaient obstinément refusés, et des bugs de plus en plus nombreux commençaient à apparaître dans le jeu. Les joueurs commençaient à s'interroger sur ce qui se passait, mais nous n'avions aucun moyen de communiquer avec eux.
Soudain, quelqu'un m'interpella à nouveau dans ce chaos grandissant où nous perdions inexorablement le contrôle de ce que nous avions mis des décennies à construire. C'était Kimura dont le front, comme la quasi-totalité des personnes présentes, était ridé par l'inquiétude.
— Monsieur, regardez ce que nous venons de recevoir.
Je levai les yeux vers l'écran géant qui avait été rallumé. On y voyait une vidéo du jeu en date d'aujourd'hui, et dont tous les indices portaient à nous faire croire à un direct.
— Votre attention, s'il vous plaît. En raison d'une électrocution du serveur administrateur du jeu dû à un violent orage, des anomalies ont commencé à apparaître dans le système. Nous faisons actuellement tout notre possible pour réparer les dommages et les impertinences dans les plus brefs délais. Merci de votre compréhension.
J'arquai un sourcil interrogateur en me tournant vers mon assistant, étonné.
— Quelqu'un a réussi à entrer ?
Kimura secoua la tête en signe de dénégation et demeura aussi impassible que possible, mais je le connaissais suffisamment pour comprendre que quelque chose n'allait pas, là non plus.
— Non, personne n'est entré. Ce message est une annonce interne à SE et correspond au spectre de la voix de Valhalla. Tout indique que ce message vient de lui en personne.
Je fronçai les sourcils. Plus nous avancions au cœur du problème, plus nous en perdions le contrôle à mesure que les anomalies se multipliaient.
— Une annonce de Valhalla ? Mais il est en stase. Il est inconscient ; c'est donc impossible, ne pus-je m'empêcher de répliquer, tout en sachant au plus profond de moi que Kimura avait raison.
Il était trop terrifiant de penser que Valhalla se jouait de nous, faisant le mort tandis qu'il prenait progressivement le contrôle de lui-même et du jeu, nous écartant littéralement du processus pour mieux nous bannir ensuite.
Mû par cette peur viscérale, je me penchai sur ma tablette à la recherche du programme de cette intelligence artificielle que j'avais moi-même créée avec une poignée de collaborateurs triés sur le volet. Les codes défilaient sous mon regard anéanti tandis que seuls quelques rares segments d'encodage m'étaient familiers, à présent.
— Il a réécrit ses codes, compris-je, mortifié. Il est en train de tout modifier. Il évolue et s'assure que nous n'ayons plus aucun moyen de contrôle, ni sur lui ni sur SE.
— C'est ce que je pense aussi, confirma Kimura d'une voix blanche, lui aussi penché sur les lignes de codes du programme Valhalla.
Il avait des cernes marqués sous les yeux, était vaincu par la fatigue, le stress et l'inquiétude, mais il était là, aux côtés de toute la cellule de crise à présent au grand complet. Comme moi, comme nous tous, il ne prendrait du repos qu'une fois le problème réglé.
Relevant la tête et voyant tous ces gens penchés sur leurs écrans ou pendus à leur téléphone, se démenant pour stabiliser la situation en passe de devenir une crise internationale, une évidence s'imposa à moi : je devais contacter mon plus proche collaborateur sur-le-champ puisqu'il était le seul à manquer encore à l'appel.
— Vous avez contacté Akira ? demandai-je, perplexe de ne pas le voir parmi nous alors qu'il aurait dû être dans les premiers arrivés sur les lieux.
À l'expression de mon assistant, je compris rapidement que la situation était bien pire que prévue.
— Quoi ? insistai-je, craignant une fois de plus de perdre pied.
Que pouvait-il arriver de pire que ce qui se produisait déjà ?
— Il ne vous l'a pas dit ? grimaça Kimura. Il est en vacances. Il devait prendre le shinkansen pour Kyoto hier soir, mais... il n'est jamais arrivé à son hôtel. Il a disparu.
— Vous avez essayé de l'appeler chez lui ? Sur son téléphone ? De le localiser avec son traceur GPS ?
Le visage de Kimura s'assombrit et il opina lentement.
— Les appels sont restés lettre morte. Quant au traceur, il semble avoir été détruit ou désactivé. Je suis désolé, je crains que...
Il laissa sa phrase en suspend, et je cessai d'insister pour obtenir une réponse que je souhaitais entendre, mais qui ne viendrait jamais. Les craintes de mon assistant étaient légitimes, et avec l'effroyable tempête que la ville essuyait, il était possible que le train se soit trouvé pris au piège la veille. Akira était peut-être prisonnier du shinkansen quelque part entre Tokyo et Kyôto, injoignable. Je ne pouvais pas imaginer qu'en plus de tout cela, il avait perdu la vie. C'était au-dessus de mes forces.
Je portai mes mains à mon visage, sentant que la situation échappait tout à fait à mon contrôle, à présent. Mon monde se fissurait dangereusement, menaçant de voler en éclats à tout instant. Nous avions imaginé tous les scénarios, trouvés des solutions à tous les problèmes et à chaque défaillance système ou matérielle. Nous avions envisagé l'hypothèse la plus improbable de toutes : la rébellion de Valhalla. Mais toutes nos contre-mesures étaient brusquement devenues obsolètes, lorsque notre IA était devenue tellement intelligente et autonome qu'elle avait réécrit ses propres codes et commencé à se jouer de nous, nous arrachant tout contrôle et prenant de ce fait en otage des millions d'êtres humains.
Simultanément, un technicien, perdu quelque part dans les étages et les rangées sans fin de tours abritant la plus magnifique et la plus terrible invention de tous les temps, m'appela sur ma ligne directe à laquelle il avait accès en temps de crise.
Je décrochai d'un simple geste sur une oreillette discrète posée sur mon oreille :
— Dites-moi, le pressai-je aussitôt, passant outre les politesses.
— Avec l'équipe des techniciens, nous en sommes venus à la conclusion qu'il faut couper l'alimentation de Valhalla avant qu'il ne soit trop tard, Monsieur. Sans courant et sans électricité, il cessera d'exister, expliqua aussitôt le technicien d'une voix que je sentie chargée d'appréhension. Nous aurons alors peut-être une chance de le réinitialiser sans trop endommager SE. Les joueurs seront victimes d'une déconnexion sauvage et brutale, mais c'est le seul moyen d'arrêter Valhalla tant que nous le pouvons encore.
Je fermai les yeux un instant, la migraine menaçant dangereusement de faire exploser mon cerveau dépassé par la situation. Puis, d'un mot, je transmis la communication sur les haut-parleurs de la salle et l'écran géant, en visioconférence, de sorte que le technicien puisse expliquer le choix qui s'offrait à nous, et que tous ceux ici présents puissent prendre les dispositions nécessaires pour que le choix, quel qu'il soit, soit le moins pire.
Tout en poursuivant leur travail, les collègues écoutèrent avec attention. Certains étaient déjà en train de faire des calculs complexes et précis pour anticiper les conséquences des deux possibilités qui s'offraient à nous.
La grande majorité était d'avis que nous coupions l'alimentation qui donnait une existence propre à Valhalla. Mais j'étais seul décisionnaire, et selon ma réponse, beaucoup de choses pouvaient changer et avoir des conséquences terrifiantes à l'avenir. Tel était mon fardeau, et je devais prendre en considération les cinq millions de joueurs actuellement à la merci de la machine. Mon erreur.
— Il ne manque que votre accord, Monsieur Yamazaki, reprit le technicien, tendu, à l'autre bout de l'appel.
Sa voix, dans les haut-parleurs de la salle, se répercuta dans le silence soudain. Si je donnais mon accord, tout le travail fait depuis cette nuit allait partir en fumée et Skyline Emrys allait brusquement éjecter de force cinq millions de joueurs non préparés à un retour dans la réalité. Mais ce qui me préoccupait le plus, concernant les joueurs, c'était leur éjection sans l'aide de Valhalla. Nous avions toujours – même pendant la phase de test et en prenant en compte sa rébellion – bénéficié de son assistance pour que l'aiguille de l'ID se rétracte le plus doucement possible, par crainte de causer des dommages cérébraux aux utilisateurs. S'il ne nous assistait pas, l'aiguille allait-elle seulement se rétracter ? Sans son aide, nous risquions de détruire des vies.
Après le risque humain venait le risque matériel. Valhalla était composé de plus de 826 000 processeurs YAMA-AKALIUM 360, d'une puissance 121,04 yotta FLOPS chacun. Ce sigle barbare anglais voulait dire « Opération en Virgule Flottante par Seconde ». Plus vulgairement, cela indiquait la puissance des processeurs. À titre de comparaison, même les supercalculateurs de la NASA n'étaient pas aussi puissants. Et ces processeurs YAMA-AKALIUM 360, d'une capacité inégalée, étaient la création personnelle et exclusive de mon génie de collaborateur qui avait brusquement disparu entre hier soir et ce matin.
Tout cela pour dire qu'avec un supercalculateur pareil et un système de refroidissement comme celui mis en place ici, qui n'avait pas été mis hors tension depuis leur mise en fonction cinq ans auparavant, un arrêt aussi brutal n'était pas à prendre à la légère.
J'avais le choix entre causer des dégâts matériels et humains, ou bien perdre le contrôle d'une intelligence artificielle évolutive. Je devais soit espérer que les dommages humains ne seraient pas trop conséquents – et surtout qu'il n'y ait aucun décès – soit que nous parviendrions à reprendre tôt ou tard les commandes de la machine.
— Monsieur ? m'appela une voix inquiète, me tirant des mes réflexions.
Je constatai alors que tous les regards étaient braqués sur moi, les visages exprimant une anxiété générale.
— Attendez, répondis-je tardivement. Attendez.
Je me massai les tempes. La migraine m'enserrait à présent le crâne dans un étau dévastateur, obscurcissant ma réflexion. Néanmoins, ce n'était pas le moment pour moi d'aller m'isoler dans le noir pour apaiser mes maux. D'autres, plus importants, devaient être traités en priorité.
Quelle était la bonne décision ? Y en avait-il une ?
Je pris une profonde inspiration et prononçai la décision la plus difficile qu'il m'avait été donné de prendre de toute ma vie :
— Ne coupez rien. Laissez Valhalla poursuivre.
Tous les regards, braqués sur moi, parurent me juger pendant une fraction de seconde ou le temps fut suspendu dans la salle. Puis, reprenant son cours, tous mes employés retournèrent à leur agitation frénétique.
C'était justement sur ce genre de regards que j'avais basé ma décision. Je préférais autant être remémoré et détesté comme l'homme qui avait perdu le contrôle de son IA, que comme celui qui allait causer des dommages cérébraux ou tuer plus de cinq millions d'êtres vivants à travers la planète. C'était un choix, mon choix, et je devais l'assumer comme tel.
Le Japon, à lui seul, comptait un million de joueurs. Mes concitoyens. Il y avait de fortes chances que chaque Japonais, indirectement ou de front, soit relié à l'un de ces joueurs : un frère, une cousine, un ami, la sœur d'un meilleur ami, un camarade de classe, un collègue.
Valhalla avait les capacités de mettre le monde à genoux, de le détruire, détruire tout ce que nous connaissions et sur lequel notre société actuelle s'était construite, mais je préférais tout de même favoriser la santé et la sécurité des utilisateurs de SE. Leurs vies étaient dorénavant de ma responsabilité, et ma priorité absolue.
À côté de moi, Kimura poussa un soupir discret qui ne m'échappa pas, cependant. Je me tournai vers lui avec surprise. Cela ne lui ressemblait pas d'exprimer ainsi ses émotions, même discrètement.
Il s'expliqua de lui-même :
— Ma nièce est en ce moment même dans SE. Elle n'a que quinze ans. C'est une grosse aiguille, vous savez, celle de l'ID. Malgré le succès des tests sur les déconnexions forcées et sauvages, nous n'avons jamais testé aucune déconnexion sans l'assistance de Valhalla. Nous ne savons même pas si c'est possible, au risque de tuer les joueurs. Alors, je m'inquiétais de la décision que vous prendriez.
Je tentai faiblement de la rassurer à l'aide d'un pâle sourire qui ne dura qu'une fraction de secondes :
— Rassurez-vous, votre nièce ne sortira pas de façon aussi brutale. Nous allons rétablir la communication avec Valhalla et sortir ces gens de SE en toute sécurité.
— Bien, Monsieur.
Mais nous n'y parvînmes jamais.
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