Mémoire TU44N515 - Blacksmith [James]

2 Février 2057 - KYLE OF LOCHALSH : UTC/GMT +0 heure
14 mois après la libération

Le soleil était bas sur l'horizon, touchant presque les montagnes. Un vent fort soufflait sur la petite localité, prêt à m'emporter, prêt à démonter pierre par pierre le fier château d'Eilean Donan.

Je le contemplai depuis la rive opposée, de l'autre côté du pont. Cet endroit était réel mais emprunt d'une magie que j'avais connue dans un autre univers qui ne lui était pas familier. Un univers où les dieux côtoyaient les monstres, et où les épées s'entrechoquaient toujours, pour la liberté. Un monde où mon métier était d'une importance capitale.

- Tu soupires encore, fit remarquer une voix à côté de moi.

Je tournai la tête. Une petite brune aux yeux clairs, moitié plus jeune que je ne l'étais, se tenait là, les poings sur les hanches, le regard tourné vers Eilean Donan. Ce n'était pas pour rien que sa mère et moi l'avions nommée d'après cet endroit. Nous nous y étions rencontré, il nous avait donc parut naturel de baptiser notre première enfant Eilean.

Je reportai mon attention sur le château. Le soleil disparaissait à présent derrière les montagnes, teintant le loch de taches de couleurs improbables.

- Qu'est-ce que ça m'a manqué...

Les paysages de SE étaient grandioses, certes, mais ils n'avaient pas le mysticisme ni les charmes de ces lieux qui faisaient de l'Écosse le plus beau pays du monde.

- On devrait rentrer, papa, reprit Eilean en interrompant le fil de mes pensées. Tes amis ne vont plus tarder.

- Hmpf.

Sans un mot, je me détournai et nous regagnâmes la voiture.

Tout le long du trajet jusqu'à Kyle Of Lochalsh, la porte de l'île de Skye, Eilean respecta mon mutisme. Je regardais le loch Alsh sans le voir, abîmé dans mes souvenirs, tandis que nous longions la grève. Ces paysages écossais qui avaient bercés toute ma vie m'avaient manqué, mais ils n'avaient rien à voir avec Paris ou Londres. Qu'allaient penser mes invités de ce lieu reculé dans lequel je vivais ?

Eilean consulta l'heure sur le pare-brise tandis que nous arrivions à proximité de notre destination.

- Parfait. Nous serons juste à l'heure. Ils sont montés à Inverness, c'est ça ? S'ils ont bien comprit qu'il fallait descendre au terminus et pas avant, ils devraient être là.

- Hmpf.

La jeune femme ne s'offusqua pas de mon mutisme. Je n'avais jamais été très bavard, même avant SE.

Elle se gara devant la station et me pressa de descendre de voiture. J'obéis, à mon rythme, sans trop forcer. Depuis mon réveil, le moindre mouvement me coûtait une énergie folle et je me fatiguais pour un rien.

Excitée, Eilean prit les devants, marchant d'un bon pas sans m'attendre, la main en visière pour mieux discerner les silhouettes qui descendaient sur le quai dans la nuit tombante.

- Je crois que je les vois ! s'exclama-t-elle soudain en se tournant brièvement vers moi. Eh oh ! Ici !

On aurait pu croire que c'était ses amis à elle et non les miens. Mais je ne pouvais pas le lui reprocher car elle avait apprit à les connaître à travers moi, après tout.

Je m'arrêtai au milieu du quai comme ma fille bondissait littéralement vers les trois silhouettes encore indistinctes à mes yeux fatigués. Mon cœur commençait à battre plus vite. Certes, j'avais vu des photos d'eux, fait de nombreux appel en visuel, afin d'apprendre à les connaître au-delà de l'identité sous laquelle j'avais vécu à leur côté. Cependant, j'allais à présent les rencontrer pour de vrai. C'était plus concret que tout ce que nous avions connu ces dernières années. Pas de masques ni d'illusions. Rien que du réel et du spontané.

La voix d'Eilean me tira de mes pensées, me faisant prendre conscience qu'ils approchaient et que je les discernais parfaitement à présent. Il y avait un homme bien habillé à l'air aimable et paisible qui devait être à peine plus jeune que moi, et deux jeunes adultes qui auraient pu être des amis de ma fille : une jolie jeune femme en fauteuil roulant - Ilya - et un jeune homme fluet et pâle à l'air désorienté - Lyall.

Dès que ce dernier m'aperçut, je ne pus retenir un sourire à son adresse et lui fis un bref salut de la main. Comme un marin à la dérive découvrant un phare dans la nuit, il vint aussitôt à ma rencontre et se planta devant moi, aussi confus et muet que je l'étais. Il avait l'air toujours aussi maladroit que dans mes souvenirs.

- Tu es finalement venu, sale bon à rien, le saluai-je enfin.

Il paraissait désorienté. Il m'avait prévenu que son niveau d'anglais était faible, ce que j'avais pu constater par écrit et qu'Ilya - Emmaline - m'avait confirmé par la suite. Je pris donc la patience de répéter ma phrase en adoucissant mon accent autant que possible. Cette fois, il sembla comprendre car une étincelle brilla dans son regard.

- Je suis... hum... heureux... de te voir, répondit-il dans un anglais approximatif avec un accent français à couper au couteau.

Il eut le mérite de me faire rire, ce qui n'arrivait pas souvent ces derniers temps. Je lui donnai l'accolade pour louer ses efforts.

- Bienvenue en Écosse, mon ami.

Il sourit. Depuis son arrivé, il n'avait pas jeté un seul regard aux paysages, à la petite ville qui sombrait dans la nuit. Il ne regardait que moi, comme le seul repère auquel il pouvait s'ancrer. Après tout, ce n'était ni pour le décor ni pour le château qu'il avait fait tout ce chemin depuis Paris, en passant par Londres.

Eilean tapa dans ses mains, ravie, brisant ce moment étrange et hors du temps que Lyall - pardon, Charlie - et moi venions de partager.

- Tout le monde est là alors en voiture !

Charlie ne parut rien comprendre mais suivit le mouvement quand Emmaline s'engagea à la suite de ma fille. Il se pencha d'ailleurs vers sa compagne d'aventure, peut-être pour lui demander ce que Eilean venait de dire.

Je me retrouvai à fermer la marche en compagnie du père d'Ilya.

Je lui tendis la main. Il la serra vigoureusement, de bonne foi.

- Vous devez être James Mac Gabhan.

Impossible de s'y méprendre, avec des yeux pareils, il était bel et bien le père de la petite-amie de Charlie.

- Et vous Philip Nightingale, répondis-je sans hésitation.

Il confirma d'un hochement de tête et reporta son attention et son regard sur les trois jeunes qui nous précédaient. Charlie n'arrêtait pas de solliciter Emmaline, certainement parce que l'excitation d'Eilean rendait son accent écossais complètement incompréhensible, surtout pour lui.

- Ils ont l'air d'aller bien, relevai-je dans un souffle, davantage pour moi-même que pour Philip.

Le coin de sa bouche s'affaissa légèrement. Il fixa le trio d'un regard intense mais bienveillant.

- Ce n'est qu'une illusion, cependant.

Il se tourna vers moi et me fixa de son regard vert pénétrant.

- Vous êtes d'ailleurs encore mieux placé que moi pour le savoir.

- Hmpf, oui...

Je ne pouvais lui donner tort. Nous autres, survivants de SE, portions sur nous les marques de plus de cinq années consécutives de servitude sous la règne d'une machine despotique qui avait prit nos cerveaux en otage. Nous en avions payé le prix dès notre captivité, mais l'addition allait en s'aggravant avec le temps bien que nous fussions libres dorénavant.

Philip dû se sentir en confiance avec moi, car il hésita à peine à poursuivre, me faisant part de ses inquiétudes, d'un père à un autre :

- Je me fais du souci pour ma fille et son avenir, mais pour être honnête, c'est la santé de ce brave petit Charlie qui me préoccupe le plus.

Cet aveu me glaça instantanément jusqu'à la moelle. Tout le monde, dans l'entourage de Lyall, savait qu'il n'allait pas bien. Cela durait depuis des années, bien avant que nous n'en réchappions et que ces déficiences ne deviennent une évidence médicale. Cependant, l'entendre dire par une personne extérieure qui ne le connaissait que depuis quelques mois et qui n'était pas médecin, de surcroît, rendait cette vérité d'autant plus réelle et angoissante.

Je m'apprêtai à l'interroger davantage, et Philip à poursuivre, mais nos enfants se tournèrent vers nous en nous pressant de marcher plus vite. Philip retrouva rapidement un sourire aimable, mais je peinai à cacher mon trouble. Heureusement, arrivé à la voiture je m'étais reconstitué un masque de circonstance.

Philip et Charlie aidèrent Emmaline à s'asseoir à l'arrière tandis qu'Eilean chargeait valises et fauteuil à l'arrière de notre véhicule. Après quoi, nous prîmes la route de la maison. Ma fille n'habitait plus avec nous, mais j'avais appris que depuis l'incident de SE, elle était revenue pour aider sa mère. À présent, elle restait pour moi.

Ne trouvant rien à dire pendant le trajet, je laissai Eilean, intarissable, faire la conversation. Oui, ils avaient fait bon voyage. Si, l'anglais était difficile pour Charlie. Oui, ils étaient fatigués. Non, ce n'était pas la première fois qu'Emma et Philip venaient en Écosse. Non, ils ne savaient pas vraiment ce qu'ils voulaient visiter. Là-dessus, Eilean commença à énumérer et présenter les principales attractions touristiques de la région, à savoir le château d'Eilean Donan et l'île de Skye.

Seul Charlie et moi ne prononçâmes pas un mot.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, Moira, ma femme, vint accueillir nos invités avant même que nous ayons eu le temps de descendre de voiture.

- Bonjour ! Soyez les bienvenus.

Philip la salua en lui serrant la main et la remercia chaleureusement pour son accueil. Eilean sortait déjà les bagages du coffre, aussi énergique qu'à son habitude.

- Emma, Charlie, vous prendrez ma chambre. Et, Philip, vous aurez la chambre d'amis pour vous tout seul.

Charlie du comprendre - ou pas du tout - car il fronça les sourcils. Emma, elle, n'hésita pas à s'exprimer :

- Et toi, où est-ce que tu vas dormir ?

Ma fille, chargée des trois valises, eut un sourire malicieux.

- Dans le salon. Mon copain est retourné dans notre appartement à Glasgow le temps de votre séjour ici, donc le canapé me suffit amplement.

Cette nouvelle scandalisa nos trois invités.

- C'est terrible ! s'épouvanta Emma. Nous aurions pu dormir à l'hôtel !

- Tout à fait, confirma Philip, embarrassé, en déchargeant Eilean de deux valises.

Ma fille et son franc parlé... Rien de mieux pour mettre à l'aise notre trio citadin aux mœurs différentes.

Moira et moi soupirâmes et elle entra dans la maison comme une furie, les autres sur ses talons. La voir ainsi me donnait le sentiment qu'elle n'était jamais partie, qu'elle était toujours cette toute petite enfant dont les doigts de la main, au début, n'étaient même pas assez grands pour entourer convenablement un seul de mes doigts.

Je voulus prendre Charlie à part, mais son air désorienté et le regard maternel que ma femme posa sur lui me dissuadèrent. Nous avions le temps. Tout le temps qu'il nous fallait pour nous retrouver.

3 Février 2057 - KYLE OF LOCHALSH : UTC/GMT +0 heure

Le jour suivant

Le lendemain matin, malgré ses habitudes françaises et les nombreuses propositions de Moira pour le petit-déjeuner, Charlie assura que la même chose qu'Emmaline lui irait parfaitement - thé, œufs et bacon. Il ne semblait pas savoir dire grand-chose d'autre. Néanmoins, en voyant l'assiette de pancakes fumants qu'Eilean ramena à table et attaqua avec un appétit d'ogre, je vis à son regard qu'il changeait d'avis. Je ne fus pas le seul à m'en rendre compte. Son assiette d'œufs et bacon atterrit devant moi, et une autre remplie de pancakes tomba juste sous son nez. Il loucha devant la pile, ce qui nous fit tous rire à l'unisson et le détendit quelque peu.

Après le repas, je me portai à sa rencontre comme il redescendait, fin prêt pour sa première journée écossaise.

- Alors, fiston, prêt pour une petite surprise ? J'ai quelque chose à te montrer.

Son regard se mit à briller de curiosité.

- Je suis prêt, assura-t-il avec entrain, son accent français toujours aussi amusant.

Cet engouement me fit plaisir et chassa quelque peu les démons nocturnes qui m'avaient tenu éveillé toute la nuit durant. L'inquiétude de Philip au sujet du garçon était réelle. Elle avait été comme de l'huile sur le feu, affolant mes propres craintes. Nous nous soucions tous de ce bonhomme, nous, ses amis, sa famille de Skyline Emrys. Philip semblait avoir naturellement endossé le rôle de figure paternelle pour ce jeune toujours en quête de repères, tout comme je me plaisais à croire que je l'avais été dans SE ces dernières années. Cependant, il avait finalement trouvé le repère stable qu'il cherchait au sein des Fils de la Lumière, et plus particulièrement en la personne d'Ilya. Cela ne semblait pas s'être démenti avec Emmaline qu'il ne quittait pas d'une semelle et couvait d'un regard d'amoureux et protecteur. Peut-être avait-il trouvé une raison d'être en ce monde en s'imposant comme chevalier servant d'une personne qui aurait besoin de lui au quotidien, chaque jour jusqu'à la fin de sa vie. Et ce n'était pas de la pitié, rien d'autre que de la dévotion et de l'amour, les meilleurs piliers sur lesquels il pouvait s'appuyer pour reconstruire sa vie.

Compte tenu que j'avais l'intention de passer du temps seul avec lui et que le lieu où je l'emmenais nécessitait de prendre la route, je jugeai opportun de le prévenir qu'Emma et lui allaient être séparés quelques heures.

- Charlie, Eilean va emmener Philip et Emma se promener sans nous, ce matin. Peut-être même cet après-midi. Parce qu'il y a quelque chose que je dois te montrer. Tu comprends ?

Je vis tour à tour ses yeux se plisser, son front se rider et sa bouche grimacer légèrement tandis que son cerveau luttait pour comprendre les simples mots que je venais de formuler avec un accent qui entravait considérablement le dialogue entre nous. C'était si simple, dans SE ! Pour moi, alors, il parlait parfaitement l'anglais, tandis que pour lui je m'exprimais en français.

Le regard de Charlie se perdit un instant dans le vide et je m'interrogeai aussitôt sur son état de santé, mais en réalité il réfléchissait. Finalement, il haussa les épaules.

- D'accord. Attends deux minutes, me demanda-t-il.

- Prend ton temps, rien ne presse, le rassurai-je.

Je le regardai gagner le salon où Moira et Emmaline discutaient tranquillement entre elles. Elles s'interrompirent pour le laisser parler et leur faciliter à tous la conversation, et il leur expliqua, avec ses mots à lui et ses hésitations, ce que je venais de lui dire. Emma le comprit aussitôt alors qu'il fallut du temps à ma femme pour saisir quelques mots, aussi opina-t-elle en lui souriant largement pour le tranquilliser. Après quoi, sans s'embarrasser de notre présence, il se pencha vers sa coéquipière qu'il embrassa avec affection. Elle lui sourit à nouveau, caressa sa joue, et ajouta quelque chose que je n'entendis pas. Je vis Charlie résister à l'envie de s'asseoir dans le canapé à côté d'elle et de renoncer à notre sortie. Mais il s'éloigna d'elle, à contrecœur, ne relâchant sa main qu'au moment ou l'espace entre eux fut plus grand que leurs deux bras tendus.

Moira m'adressa un regard affectueux dans lequel je redécouvris nos premières amours avec nostalgie. Mais surtout, je compris ce qu'elle voyait à travers eux. Si ces deux-là n'étaient pas fous amoureux l'un de l'autre, alors l'Amour avec un grand A n'existait pas sur cette planète, ni dans aucun univers réel ou virtuel. Ces deux-là seraient dans la vraie vie comme ces oiseaux, les inséparables. Non seulement ils ne seraient jamais loin l'un de l'autre, mais il fallait également craindre qu'ils ne trouvent pas la force de survivre l'un sans l'autre.

- Prêt ? demandai-je encore une fois lorsque Charlie m'eut rejoint, préférant chasser ces craintes de ma tête pour le moment.

- Prêt, confirma-t-il sans hésiter. Je te suis.

Satisfait, je pris un trousseau de clés dans l'entrée et le précédai dehors. À l'extérieur il ne pleuvait pas mais le ciel était bouché. Une journée ordinaire, comme je les connaissais si bien. La routine et les repères avaient quelque chose de plus rassurant qu'avant. Avant SE.

Charlie m'interrogea d'un regard suspicieux lorsqu'il me vit ouvrir ma vieille camionnette d'un bleu délavé, garée à côté de la voiture presque neuve d'Eilean. Néanmoins, je comprenais sa méfiance. Premièrement, il n'avait jamais mis les fesses dans une voiture aussi vieille - manuelle et à clé, qui plus était. Deuxièmement, parce qu'il se doutait que, tout comme lui, je n'avais tout simplement pas le droit de conduire non-accompagné pour le moment - les autres joueurs de SE ne comptaient pas comme accompagnants. Pour conduire à nouveau seul, nous étions dans l'obligation de repasser l'examen dans son intégrité. Comme si je n'avais que ça à faire, à mon âge !

- On ne va pas loin, assurai-je pour le tranquilliser, et montai derrière le volant avec une certaine excitation d'enfant.

Charlie haussa les épaules et monta à gauche avec une moue perplexe.

- C'est vraiment étrange. En France, on conduit de l'autre façon.

En le regardant et l'écoutant, je parvins à deviner qu'il voulait me parler de l'emplacement du volant. Il y avait renoncé par manque de vocabulaire, et même en cantonnant son incrédulité à des mots simples il ne se montrait pas très habile à l'oral.

- C'est vous, les français, qui êtes étranges : vous conduisez à droite, mais surtout vous mangez des cuisses de grenouille et des... hmm... croissants au petit-déjeuner, me moquai-je gentiment.

Au même moment, je m'insérai dans la circulation.

- Non, contra Charlie, les sourcils froncés par la concentration. Pas tous les français. Pas beaucoup. J'ai goutté une fois. Ce n'est pas si dégoûtant. Et les croissants c'est ce qu'il y a de bon pour petit-déjeuner. Avec le pain au chocolat.

Son air absorbé tandis qu'il tentait de s'appliquer, et ses fautes, eurent raison de moi ; j'éclatai de rire. Ça ne m'était pas arrivé depuis mon réveil. J'avais oublié à quel point sa maladresse me procurait un certain réconfort. Je n'avais pas besoin d'être son père ni lui mon fils. Nous étions amis et cette relation nous suffisait.

Il plissa les yeux, légèrement vexé par ma réaction, mais ne répliqua pas. Cela lui demandait un effort constant de pouvoir comprendre et parler l'anglais. Il fatiguait donc beaucoup plus vite que tous les autres. Il devait s'économiser sur les mots inutiles.

- Je ne me moque pas de toi, le rassurai-je en me focalisant davantage sur ma conduite. Je suis simplement heureux de te revoir, sale bon à rien.

Il y eut un instant de silence absolu, puis son cerveau comprit mes mots mâchés par un accent trop prononcé. Il sourit.

- Moi aussi, répondit le garçon en se tournant vers moi.

Évitant de passer sous le nez du commissariat flambant neuf, je bifurquai dans une artère adjacente pour contourner le poste de police et fis encore quelques mètres avant d'arrêter la voiture devant une imposante grille en carbone. Je sortis pour l'ouvrir par le biais de mes empruntes biométriques, puis garai la voiture dans la cour, à l'arrière d'un bâtiment de taille modeste tout en pierre.

Tandis que nous quittions le véhicule, j'observai Charlie en catimini, guettant une première réaction. Il observait la bâtisse, les yeux écarquillés de stupeur. Même si ses pensées étaient difficiles à cerner, j'avais peu de difficulté à imaginer ce qui se passait dans sa tête. La borne à incendie bleue plantée au pied du mur était la preuve tangible à ses yeux que nous n'étions pas de retour dans Skyline Emrys, mais bien dans la réalité à l'instant présent. Car le bâtiment en pierres apparentes grises aurait tout aussi bien pu appartenir à l'univers médiéval que nous avions côtoyé - il se serait fondu dans la masse des constructions de n'importe quel ville de Midgard, pour ne citer que ce monde. Même la porte en morta noir, polie et brillante comme de l'onyx, jouait parfaitement son rôle dans ce décor d'un autre temps. Cela n'aurait rien eut de si choquant si notre monde actuel n'avait pas transmuté toute architecture moderne en verre et acier - et carbone.

Charlie se tourna vers moi, ébahi.

- C'est... C'est...

Il savait ce que ces murs abritaient, j'en étais certain. Savait-il mettre le mot anglais sur sa pensée française ? C'était bien moins sûr.

Ménageant mon effet, non sans une certaine fierté, je lui ouvris la porte de la même façon que j'avais ouvert le portail, une lumière tamisée éclaira la pièce, et je m'effaçai pour laisser mon ami entrer dans mon refuge sacré.

- Bienvenue dans ma forge, Lyall, forgeron des Fils de la Lumière. Dans ma vraie forge.

Des étoiles se mirent à briller dans ses yeux écarquillés, et il fit quelques pas dans l'espace de taille modeste mais suffisant qui me servait de lieu de travail, autrefois. Eilean avait été prévenante et avait fait un peu de ménage, mais la forge était telle que je l'avais laissée sept ans plus tôt.

Le bonhomme alla poser ses mains sur l'enclume froide et cabossée par les coups et le temps. Elle ne m'avait certes pas servi autant que celle de la citadelle des Dragons du Ciel à Niflheim, néanmoins celle-ci était...

- Réel, m'interrompit Charlie dans mes réflexions, émerveillé comme s'il venait tout juste de réaliser. C'est réel.

Il tapota l'enclume à plusieurs reprises du plat de la main, pour s'assurer de sa présence, et l'expérience le conforta dans sa certitude. Tout ceci était réel.

Je le rejoignis et caressai la table de l'enclume avec affection. Elle était froide, lisse et polie par l'usure, mais elle avait encore de belles années devant elle.

- Pincez-moi, ce doit être faux...

Avant d'avoir le temps de lui répondre, il suspendit un doigt en l'air et tenta d'ouvrir son menu. En vain.

- C'est réel, répéta-t-il pour la énième fois, sidéré.

- C'est réel, confirmai-je.

Puis, après un coup d'œil à la ronde, je m'assurai que mon projet de la journée était viable. Comme il fallait s'y attendre, sans que je ne lui en touche un mot, Eilean avait non seulement nettoyé mon antre mais aussi réalimenté mes stocks.

Je jetai un coup d'œil à Charlie. Il fronça les sourcils, présentant un sale coup.

- Quoi ?

- Tu te souviens, le jour de notre rencontre ?

- C'était au QG des Dragons du Ciel à Hvergelmir, répondit-il aussitôt. Le conseil de l'Alliance m'avait convoqué pour que je manage l'équipe de forgerons qui forgerait les armes que nous avons utilisées pour reprendre Malka. C'est également le jour où nous avons terrassé Nídhogg dans le donjon de Niflheim avec Kallaan, que les Fils de la Lumière ont intégré l'Alliance, et qu'Aramise a débloqué sa compétence de beast tamer. Le 27 Mars 2051.

La précision de sa réponse me laissa pantois. Pour quelqu'un à qui la mémoire faisait défaut il avait de bons souvenirs.

- Grâce à Valhalla, m'expliqua-t-il brièvement. J'essaye de rédiger des mémoires de ces années. Pour ne pas oublier. Ni moi, ni les autres.

Il détourna les yeux.

Ainsi, Philip avait raison, l'état de santé de Charlie se dégradait de façon significative. Emmaline et lui devaient se marier à la fin de l'année, mais dans quel état serait-il ? Dans quel état de santé, quel état d'esprit ? Cela faisait quatorze mois que nous en étions sortis, mais nos corps ne s'en remettraient jamais vraiment. Quant à nos esprits... je n'osais même pas imaginer ce qui se passait dans celui de Charlie.

Je ne voyais qu'une seule solution pour réconcilier les deux, le réel et le virtuel, le corps et l'esprit.

- C'est ça, ce jour-là, opinai-je pour l'encourager. Je t'ai tout de suite avoué que c'était mon métier, forgeron. Mon vrai métier. Alors, des années plus tard, alors que vous vous apprêtiez à marcher sur Asgard, je t'ai dit de venir me retrouver chez moi, ici, dans la réalité, pour te montrer vraiment ce qu'était ce métier que tu prétendais tant aimer. Seulement voilà... je ne suis plus tout jeune, et un peu rouillé depuis toutes ces années. Tu veux bien m'aider ?

Ses yeux s'agrandirent encore et se mirent à briller avec plus d'intensité si c'était possible. Je venais de faire mouche.

- Tu peux compter sur moi, m'assura-t-il sans hésitation.

Satisfait, je traversai la pièce d'un pas lourd pour ouvrir un placard à l'ancienne, où je conservais notamment mes tabliers de cuir. Charlie était plus petit et surtout beaucoup plus fluet et chétif que moi. J'avais beau avoir perdu plusieurs kilos, c'était malheureusement le cas du garçon également. Tant pis, on ajusterait.

Je lui lançai la peau tannée et usée sans prévenir. Il l'attrapa habillement.

- Bien joué...

Mais je fus interrompu par une quinte de toux si violente qu'elle me coupa la respiration et me fis voir trente-six chandelles. Je m'affalai contre le placard et me laissai glisser au sol. Charlie se précipita vers moi, affolé.

- Guilan !

Il avait oublié qu'ici je m'appelais James. Et sa prononciation de mon nom d'avatar était à s'écorcher les tympans, mais j'étais trop occupé à reprendre ma respiration pour avoir la capacité d'en rire.

- Eh Guilan, est-ce que ça va ?

Son regard paniqué ne fit qu'affoler mon palpitant et aggraver la crise. Trop de mauvais souvenirs étaient liés à ce genre de regards. Pendant un instant, je me crus de retour dans Skyline Emrys, témoin impuissant d'un meurtre de plus.

Parvenant néanmoins à garder pied dans la réalité, je fis signe à Charlie que j'allais m'en tirer. Je m'appliquai à approfondir ma respiration et elle se clama doucement, relâchant quelque peu la tension qui s'était accumulée dans mon corps d'un seul coup avec la crise. Le garçon resta là, assis par terre à côté de moi, sans rien dire, ses petits yeux bruns emplis d'inquiétude parlant pour lui.

Lorsque je m'en sentis capable, je me redressai et il m'aida aussitôt à me relever. Je ne cherchai pas à lui cacher la vérité à ce sujet.

- Tu as tes amnésies, et j'ai mes propres problèmes. Même si ce n'est pas visible, Skyline Emrys a fait de nos corps des produits de consommation périssables à très court terme. Ne crois pas être le seul affecté. Valhalla nous a laissé un cadeau qui fera planer son ombre sur nos vies jusqu'à notre dernier souffle. Et je ne te parle pas des souvenirs qu'il nous a laissé.

- Je ne pensais pas que tu étais malade, avoua-t-il presque honteusement, après un silence, l'air malheureux.

Je soupirai.

- Moi non plus. Jusqu'à mon réveil. Bon, on la fait cette épée ?

À ces mots, le garçon releva la tête et son regard s'anima avec intérêt, reléguant l'inquiétude en arrière-plan sans pour autant parvenir à la chasser complètement.

Charlie n'était pas comme tous ces forgerons que nous avions rencontrés voire formés. Il m'avait dit aimer ce métier, le jour de notre rencontre, mais alors il commençait déjà à perdre pied avec la réalité. J'en avais déduis qu'il ne pourrait pas comprendre ce que signifiait vraiment être forgeron, qu'il ne pourrait pas aimer un travail aussi harassant que celui-ci quand tout ce qu'il connaissait de cet univers professionnel se limitait à une expérience biaisée dans un jeu vidéo. Mais voilà, j'avais tort.

Convaincu qu'à défaut d'être un apprenti parfait il serait un élève studieux, appliqué et persévérant, je l'aidai à ajuster son tablier, fixai le mien - je flottais un peu dedans - et nous entreprîmes de réveiller le démon ronflant de la forge.

Ce fut avec un plaisir émerveillé que nous regardâmes le feu s'animer dans le foyer et réchauffer progressivement la pièce froide et légèrement humide. C'était une étape que nous ne réalisions pas dans SE. Une forge ne dormait jamais. Elle était toujours prête à l'emploi. Maintenant, Charlie allait comprendre que n'était pas forgeron qui voulait, et que c'était un honneur qui se travaillait, un nom qui se méritait. Le métal était capricieux, mais le feu pouvait l'être tout autant. Un bon forgeron ne négligeait pas le foyer qui lui permettait de travailler. Le tout, pour un forgeron, était d'obtenir une température avoisinant les mille degrés, davantage que de réussir un beau feu.

Lorsque le foyer fut réchauffé et la pièce avec lui, j'allais chercher la matière première, un lingot de fer brut. Je le tendis à Charlie qui s'en empara sans hésiter, curieux.

- Tu vois ça ? demandai-je en pointant le lingot du doigt. Ça, mon garçon, tu vas en faire une épée.

- Moi ? répéta-t-il, perplexe. Tu aurais du dire nous.

Sa façon de s'exprimer était parfois étrange, tout comme l'association de certains mots. Cependant, tant que nous nous comprenions, le reste importait peu.

- Hmpf... Je vais te guider, te montrer un peu, mais c'est toi qui va le faire. Mes bras n'ont plus leur force d'avant. Valhalla me l'a prise, comme beaucoup d'autres choses. Je te l'ai dit : chacun a payé un tribut à ce monstre.

Je vis ses mains se crisper sur le lingot de fer et sa mâchoire se serrer, mais il ne dit rien. Pensait-il à tous ses amis dont le mal n'était pas encore connu ? Pensait-il à Emmaline qui ne savait rien encore du mal éventuel que Valhalla avait laissé en elle, de ce qu'il avait détruit patiemment pendant six années ?

Comment ne pas y penser ?

Embarrassé, je désignai le feu qui ne brûlait pas vraiment mais dont les tessons ardents rougeoyaient dans l'âtre.

- Met des gants et pose-moi ça dans le feu.

- D'accord.

Il enfila la paire de gants en cuir épais que j'avais déposée sur l'enclume. Ils lui montaient jusqu'aux coudes. Il était si chétif ! Si je n'avais plus la force de reprendre mon marteau, il n'en aurait pas davantage la capacité lui-même. Cependant, j'étais profondément convaincu que même à deux bras cassés nous étions capables de faire quelque chose qui rendrait fier notre âme de forgeron. SE nous avait apprit cela : que l'union fait la force, qu'il ne faut jamais baisser les bras et toujours aller de l'avant. Il nous avait apprit que notre force venait de notre unité, de notre capacité à former un tout cohérent malgré nos différences, sans tracer de frontières ni ériger de murailles entre nous.

En regardant Charlie s'appliquer à suivre mes consignes, je réalisai combien ce jeu nous avait détruits, mais aussi comme il nous avait construits. Charlie me l'avait avoué bien des fois, il ne se passionnait pour rien, avant. La découverte de la sidérurgie dans SE avait été une révélation. Sans ça, il ne l'aurait jamais su. Jamais ses parents n'auraient songé le laisser exercer un tel métier, pas même en loisir. Quant à moi, sans cela, j'aurais ruminé ma retraite avec ma morosité habituelle, pestant après ce monde qui allait détruire définitivement un métier parmi les plus anciens de l'espèce humaine.

Mais voilà qu'aujourd'hui nous étions là tous les deux, ranimant les cendres d'un passé qui avait été terriblement réel à nos yeux pendant plusieurs années.

Nous ne parlâmes pratiquement pas tandis que le processus de fabrication suivait son cours. Il fallait chauffer, marteler, et la température devint bientôt insoutenable, tous les systèmes de ventilation du monde n'y changeant rien. Nos bras amaigris et affaiblis par des années d'inactivité étaient au supplice. Cependant, nous ne dîmes rien. La sueur tomba sur le métal en grésillant et nos marteaux frappèrent la pièce devenue acier qui formerait un jour une lame.

Charlie suait comme un âne tandis que je me liquéfiais malgré les ventilateurs et les courants d'air de la porte et des fenêtres ouvertes. Surtout, il restait concentré et ne faiblissait pas. Il ne s'attendait pas à ce que cela fut aussi physique, aussi long, aussi difficile. Dans SE, rien ne nous demandait de réel effort dans ce genre de chose, et il nous fallait moins d'une heure pour créer une arme, du minerai brut au rendu final. Dans le cas présent, il nous faudrait des heures. Des jours. Et je n'avais pas l'intention de ménager mon apprenti ; Eilean le savait. Elle avait du expliquer à Emma et Philip qu'ils ne le verraient pas beaucoup durant leur séjour chez nous.

Parfois, le travail était salvateur. Néanmoins, cela ne relevait plus ici du travail, ni pour lui ni pour moi, et j'ignorais s'il était encore possible de sauver quoi que ce fut de nous. Il s'agissait davantage d'une thérapie, même si ni Charlie ni moi ne le reconnaîtrions jamais. C'était ce pont entre deux univers dans lequel nous n'avions plus de place, ce lien entre réel et numérique, qui nous aiderait à réconcilier deux parties de nos vies tout à fait hétérogènes. La forge nous permettrait d'être ce que nous étions et de devenir ce que nous serions. Elle allait nous aider à guérir, ne serait-ce qu'en surface, d'un traumatisme dont nous resterions prisonniers pour le restant de nos jours.

Pour l'instant, nous irions mieux, tant que nous maintiendrions ce lien, ce pont. Tant qu'il se souviendrait de mes enseignements. Tant que mes bras auraient la force de lui enseigner les techniques de ce métier en perdition. Car dès lors que l'un de nous briserait cet équilibre précaire, nous retournerions au chaos et aux ravages de Skyline Emrys, tout droit entre les griffes de Valhalla.

En définitive, c'était lui qui gagnerait. Il gagnait toujours.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top