Mémoire LIN22E35-2 - Ashes [Emmaline]
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En fin de soirée, alors que nous attendions que nos estomacs digèrent un peu avant l'arrivée imminente du dessert, certains de nos invités manifestèrent l'envie de passer au micro nous délivrer certains messages. Un livre d'or ne valait pas un face à face, après tout. Comme il fallait s'y attendre, notre insupportable et irremplaçable maître de guilde fut le tout premier à se manifester.
Helios tapota le micro discret glissé dans son oreille pour s'assurer qu'il fonctionnait.
— Allô allô ! Vous m'entendez tous ?
À la table d'à côté, Dimitri – qui avait réussi à s'arracher enfin à sa Russie natale, son souhait le plus cher – se passa une main sur le visage, craignant le pire. Il y avait de quoi, puisque nous savions de quoi notre ami était capable. Et de tous nos invités, les Fils de la Lumière étaient les mieux placés pour appréhender son caractère joyeux et farceur.
— Qu'est-ce qu'il va encore nous trouver, cette fois...
À côté de lui, Osei – notre travesti de SE – se mit à rire, secouant sa grande carcasse.
— Une surprise de son cru !
— Sinon ce ne serait pas Shaïn, répliqua Lindsey à côté d'eux, avec sa sècheresse et son impassibilité habituelles. Maintenant taisez-vous et écoutez.
Toute la tablée se mit au garde-à-vous, et tout le monde reporta son attention sur Helios.
— Bonjour tout le monde ! Pour ceux qui ne me connaissent pas, je m'appelle Helios Kostas. Je suis de Spartes, en Grèce, mais récemment j'ai passé plus de temps à Los Angeles, aux États-Unis. De toute façon, comme de bien entendu, tout le monde me connaît ici. Un beau gosse comme moi, vous comprenez, ça ne court pas les rues...
Lindsey leva les yeux au ciel et résista à l'envie de se lever pour le rejoindre et lui remettre les idées en place à sa façon – un peu violemment.
— ... bref, je suis surtout l'ancien maître de guilde des Fils de la Lumière, le meilleur-ami de Charlie, et son témoin !
— T'es pas le seul ! cria Kyle à notre table, les mains autour de la bouche en porte-voix pour se faire entendre.
— Ouais ! renchérit Jessica en levant le poing, à côté de lui.
Helios sourit et tendit ses deux pouces levés vers eux.
— Trio de choc, mes amours ! Meilleurs témoins du monde. Charlie, où sont nos médailles ?
Je me tournai vers mon compagnon, curieuse d'entendre ce qu'il allait répondre à ça. Il leva les mains en signe de rédition.
— Les témoins d'Emma ont du les voler par jalousie.
Je lui donnai un coup de coude dans les côtes et il ricana. Helios, lui, fronça les sourcils, à la recherche de ses nouvelles victimes.
— Que les coupables se dénoncent !
Papa leva sa serviette et l'agita comme un drapeau blanc au dessus de sa tête.
— Je plaide non coupable.
— OK, Philip, je vous crois sur parole. Osei, Lindsey, qu'avez-vous à dire, vous, pour votre défense ?
Osei regarda tour à tour Helios, à fond dans son délire, et Lindsey, bras croisés et muette, aussi impassible et froide qu'à l'accoutumée.
Mes trois témoins n'avaient vraiment rien en commun. Tout d'abord mon père : il ne me restait que lui avant de rencontrer Charlie et sa famille, et je tenais à lui de tout mon cœur. Quant à Osei, bien que vivant loin de nous, au Ghana, il était la personne encore en vie que je connaissais et était liée d'amitié depuis le plus de temps. Plus que Charlie. Lui et moi étions les derniers vestiges de ce qu'avaient été les Filles du Gel et notre amitié était restée sincère et identique même après son aveu. Et enfin, Lindsey. Elle n'avait pas été mon premier choix, pour être honnête. J'avais été amie avec sa sœur, Hailey, plutôt. Si elle avait survécu, tout comme Aramise, mes choix de témoins auraient pu être différents. Mais Lindsey, à défaut d'être une amie à l'époque, l'était à présent. Elle avait porté tous nos espoirs à bouts de bras, avait pris les choses en main, avait formé l'Alliance, l'avait guidée même dans nos heures les plus sombres. Sans cela, sans elle, peut-être serions nous tous encore dans SE. Peut-être bien morts, même. Je ne lui devais rien personnellement, mais nous tous, nous lui devions rien de moins que nos vies. Et puis, j'avais appris à la connaître un peu mieux dans cette dimension, et je commençais à me persuader que sa glace tranchante dissimulait quelque chose de bien plus précieux caché à l'intérieur.
Osei comptait visiblement sur Lindsey pour répondre, cependant elle gardait le silence, aussi ouvrit-il la bouche pour parler. Elle le devança au dernier moment.
— Viens la chercher ta médaille, si tu y tiens tant.
À cette remarque, Helios devint très sérieux. J'eus l'impression immédiate qu'ils entraient dans un jeu auxquels ils étaient seuls à jouer et à en connaître les règles, comme si c'était là leur façon habituelle de communiquer entre eux.
Il ne se le fit pas dire deux fois. En quelques enjambées, il fut sur elle. Puis, nous prenant tous au dépourvu, se mit à genou devant la redoutable Atlantis.
— Lindsey Davis, veux-tu m'épouser ?
La salle entière poussa un hoquet de surprise. Premièrement parce que personne ne s'y attendait, deuxièmement parce que cela ne se faisait pas pendant un mariage !
Un coup d'œil à Lindsey me suffit pour comprendre qu'elle était... choquée. Elle aurait affronté mille ennemis, Loki, Heimdall, Thor, Baldr et Freyr tous ensemble sans broncher, mais le mariage la laissait à nu et démunie.
Je me tournai alors vers Charlie. Quelque chose dans l'expression de son visage, la grimace de sa bouche, le tic au coin de son œil, m'apprit que lui n'était pas surpris.
— Tu le savais, l'accusai-je tout bas, contrariée.
Il se pencha vers moi avec un soupir de contrariété lui aussi, et répondit sur le même ton :
— Il m'en a parlé hier, entre deux verres. Je lui ai dit de ne pas le faire, mais tu connais Helios...
Ça oui, malheureusement...
Je reportai mon attention sur le couple le plus improbable de notre épopée. Helios attendait toujours, plein d'espoir, et Lindsey le regardait fixement, une expression impossible à interpréter sur son visage de glace aux traits figés.
Finalement, après ce qui me parut une éternité, les lèvres de ma témoin s'entre-ouvrirent pour former enfin une réponse.
— Non.
L'assemblée s'agita et les murmures se répandirent comme une traînée de poudre.
— C'est bien pour ça que je lui avais dit de ne pas le faire, soupira Charlie que la réponse ne surprenait visiblement pas plus que la demande.
Le visage d'Helios sembla se décomposer un instant, cependant ce fut trop bref pour que j'en sois sûre.
— Non ?
— Non, répéta Lindsey avec sérieux, les bras et les jambes croisés, ses yeux soulignés de noir plus intimidants que jamais.
Pendant un instant, le présent fut télescopé par une vision de SE qui n'avait pourtant jamais eu lieu. Atlantis était à la place de Lindsey, dans son armure brillante et lumineuse en poussière d'étoile, assise à la table du Conseil. Helios avait laissé place à Shaïn, agenouillé devant elle, défait et humilié, devant tous les Fils de la Lumière encore vivants, aux yeux écarquillés de stupéfaction. Et Guilan, debout derrière Shaïn, qui fixait Atlantis par-dessus la tête de notre ami avec un regard désapprobateur. Non, ce n'était pas Guilan, c'était James. Et dès lors que cet élément du réel s'interposa dans ma vision, l'image virtuelle disparut et laissa place à la situation actuelle. Notre écossais préféré était bien là, à défier son ancienne maîtresse de guilde avec colère.
Je me mordis la lèvre avec inquiétude, craignant que ce qui devait être une plaisanterie à l'origine ne vire au règlement de compte. Pas à notre mariage ! Voilà pourquoi on ne faisait pas sa demande au mariage de quelqu'un d'autre !
Inquiète, je me tournai vers Charlie.
— Fais quelque chose, s'il te plaît, le suppliai-je dans un souffle.
— Attends, me recommanda-t-il, concentré sur la scène.
Il ne paraissait pas inquiet, lui, mais je l'étais. Pourtant, prenant exemple sur lui, je m'exhortai au calme et saisis sa main dans la mienne. Il ne se tourna pas vers moi ni ne m'adressa le moindre regard, mais ses doigts se glissèrent instinctivement entre les miens.
— Ne piétine pas les sentiments de ce pauvre garçon aussi froidement, gronda James, mécontent, imposant sa carrure massive comme un rempart pour soutenir notre maître de guilde. Il vient de t'offrir un peu plus que son cœur, là. Le mariage n'est pas un engagement anodin.
Je sentis la main de Charlie serrer sporadiquement la mienne. L'alliance à mon doigt était chaude et réconfortante.
Lindsey fusilla James du regard sous les yeux d'Helios toujours figé da sa position, à genoux.
— Justement. Un mariage ça ne se prend pas à la légère, et c'est pour cette raison que je ne peux pas m'engager avec Helios sur cette voie. Maintenant, mêle-toi de ce qui te regarde, James.
Cependant, notre forgeron écossais n'était pas du genre à se laisser intimider pour si peu.
— Je t'ai laissé me tendre la main, dans SE. J'ai fait ce que tu me demandais sans jamais contester ton autorité devant témoin, pour la cohésion de l'Alliance et pour ta crédibilité, pour ne jamais mettre en péril ta position ni tes idées et tes décisions. Tout cela parce que j'ai du respect pour toi. Mais j'en ai également pour Helios, et je pense qu'il est temps que tu acceptes l'affection des autres au lieu de sans cesse la repousser. Laisse tomber tes armes et tes murailles, pour une fois. Elles ne te servent plus à rien, ici. Nous ne sommes plus dans SE, tu ne perdras plus personne.
Sa tirade me prit au dépourvu. Lindsey avait-elle créé une personnalité de toutes pièces pour Atlantis ? Était-ce pour se prémunir contre les tragédies dues aux conditions de vie extrêmes de SE ? De retour au réel, elle ne semblait pourtant pas si différente de la terrible commandante de l'Alliance que nous avions côtoyé toutes ces années. Était-ce tout simplement les restes d'une carapace soigneusement conçue car elle craignait trop de perdre ses amis si elle s'autorisait à les aimer ? Comment rester détaché de ses sentiments après ce que nous avions vécu ? Ce n'était humainement pas possible. Lindsey était soit d'un courage qui dépassait chacun d'entre nous, soit elle était sociopathe. Cependant, j'étais certaine que la première hypothèse était la bonne. En tout cas, la lumière que James venait de braquer sur notre amie me permettait de la voir sous un nouveau jour.
— C'est faux, répliqua Lindsey sans démentir que son forgeron avait touché la corde sensible. Je vous perdrai tous un jour.
Comme si Helios prenait lui aussi conscience de la fragilité du cœur qu'elle dissimulait depuis des années derrière cette façade de glace infranchissable, il se releva brusquement et se pencha vers elle pour l'embrasser à pleine bouche. L'effet fut immédiat et inattendu : l'armure se fendilla jusqu'à la brisure et Lindsey rougit comme une pivoine. C'était la première fois que je la voyais perdre le contrôle et avoir une réaction spontanée.
— Je veux un enfant de toi, dit-il avec sérieux, son visage à deux centimètres du sien.
Son visage vira au cramoisi dans la seconde et ses yeux brillèrent d'incertitude pour la première fois. Affronter des players killers ou des dieux, elle en était capable, mais vivre avec Helios et s'occuper d'un enfant... avait-elle jamais envisagé un tel avenir ?
Envahie par une émotion soudaine, je sentis les larmes me monter aux yeux et serrai la main de Charlie. Un peu trop fort, peut-être, car il se tourna vers moi avec une inquiétude dans le regard. Je n'eus rien à dire. Il vit mon autre main posée sur mon ventre, et tout ce qu'il trouva de mieux à faire fut de me sourire. Simplement sourire. Et cela me fit un bien fou.
— Je... Tu... Qu'est-ce qui te prends ? bafouilla Lindsey dont la réponse n'avait rien à voir avec celle de la première question, sur laquelle elle semblait avoir déjà un avis bien arrêté, contrairement à celle-ci. C'est le mariage de Charlie et Emma, ajouta-t-elle, embarrassée.
— Justement, répliqua Helios avec malice sans la quitter des yeux. Je veux pouvoir leur montrer que nous avons tous la possibilité d'être heureux, maintenant, sans avoir à se préoccuper des conséquences immédiates, sans avoir à redouter chaque instant comme nous l'avons fait si souvent. En tant que maîtres de l'Alliance c'est à nous de montrer l'exemple.
Il tourna la tête vers nous avec une fierté qui n'était propre qu'à lui. Lindsey l'imita, cependant elle paraissait davantage désorientée que fière. Ni Charlie ni moi ne prononçâmes le moindre mot.
— Qui sait ce que l'avenir nous réserve..., lâcha finalement Lindsey.
Helios n'avait pas besoin de plus, nous le savions mieux que personne. Il suffisait d'un espoir pour l'embraser. Oui, c'était suffisant. L'avenir était devant nous, après tout. Alors, il l'embrassa à nouveau et retourna sur l'estrade.
Lindsey se détendit et porta ses mains à ses yeux pour se cacher. Je fus stupéfaite de constater qu'elle pleurait, une contradiction avec son sourire timide qu'elle dissimulait en partie. Heureusement, personne n'eut l'indélicatesse de la chambrer – je pensais notamment à Dimitri.
Charlie et moi soupirâmes de soulagement au même moment. Puis, l'attention générale se reporta à nouveau sur Helios. Notre ami se frotta les mains et rajusta son oreillette-micro avant de reprendre :
— Où en étais-je ? A oui, les meilleurs témoins du monde. Mais je pense que chacun, ici, s'entendra sur le fait que nous sommes tous réunis aujourd'hui pour des gens exceptionnels. Car Charlie et Emma ne sont pas des personnes ordinaires. Vous tous qui les connaissez le savez aussi bien que moi.
Il y eut un tonnerre d'applaudissement et de sifflements, et je me sentis tellement heureuse d'être submergés de leur affection que je ne trouvai rien à dire pour les remercier.
— Comme chacun sait également, j'ai eu l'occasion de vivre cinq ans et demi avec ces deux phénomènes. Autant vous dire que c'est un peu comme si j'étais marié avec eux, ricana Helios.
Une vague de rire agita la salle.
— Le goujat, marmonna Osei, visiblement mécontent de se sentir ainsi exclu.
Dimitri, lui, n'eut aucun scrupule à changer la donne. Il agrippa Osei par le poignet, tira Akira par sa chemise blanche irréprochable, et entraîna ce petit monde jusqu'à notre maître de guilde dont le regard s'illumina.
— Ah ! Je vois que c'est aux Fils de la Lumière de briller, maintenant.
Ils n'étaient que quatre, alignés côte à côte, plus ou moins à l'aise. C'était tout ce qu'il restait des Fils de la Lumière que nous avions chéri pendant toutes ces années.
Étreinte par l'émotion de la perte et de l'absence des trois autres que nous avions perdus, je serrai le bras de Charlie et m'appuyai contre son épaule pour me donner du courage. Sa main se resserra légèrement sur la mienne.
Dimitri prit la parole à son tour :
— Ce que Helios met tant de temps à vous dire, Emma, Charlie, c'est que nous sommes heureux d'avoir partagé ces années et ces aventures avec vous, à vos côtés. Nous espérons d'ailleurs que ce chemin à encore de belles années devant lui, alors nous vous souhaitons une longue et heureuse vie.
Je souris, il était impossible d'en être autrement. Parce que malgré le chagrin et la perte, ce qui nous avait lié et nous liait toujours était avant tout l'affection que nous éprouvions les uns pour les autres. Et dans ce cas là, l'amour transcendait les dimensions. Nous n'avions pas besoin d'être là, tous ensemble, pour penser les uns aux autres et honorer notre amitié.
Soudain, Akira prit la parole :
— Aux Fils de la Lumière.
Ce n'était pas seulement à nous qu'il pensait en disant cela, mais également à ceux que nous avions perdu au cours de ces années. Il respectait une promesse que nous avions faite à la vie : vivre, pour honorer ceux qui étaient morts pour la liberté.
À ma surprise la plus totale, tous nos invités scandèrent notre nom, et pendant un instant je fus de retour dans SE. La force du groupe me galvanisa. Il ne m'était rien d'impossible. Alors, pour la énième fois aujourd'hui, je fondis en larmes. Charlie me disait souvent à quel point il admirait ma force intérieure et mon courage, ma capacité à ne pas pleurer. Et voilà qu'aujourd'hui je n'arrêtais pas. Parce que j'étais heureuse ; nous voyions enfin la lumière.
Après cela, certains de nos amis et membres de la famille défilèrent pour raconter diverses anecdotes à notre sujet qui les avaient marqués : amusantes, attendrissantes, un peu humiliante parfois. Cependant, nous savions que ces moments suspendus de nos vies avaient, pour une raison ou pour une autre, marqué celui ou celle qui le racontait. Un bon souvenir avant tout.
Papa raconta que j'avais longtemps bavé sur mon oreiller dans mon sommeil, jusqu'à sept ou huit ans. Kyle humilia Charlie en expliquant qu'à l'âge de quatorze ans il avait essayé d'embrasser une fille et qu'elle l'avait repoussé. Que je voulais toujours être habillée comme maman tant je l'admirais. Comme Charlie prenait soin de Lucas depuis sa naissance.
Lorsque le dessert fut servi, nous avions autant pleuré de rire que rougit de honte. Cela nous permis également d'apprendre à mieux nous connaître tous les deux. Il y avait encore tant de choses que nous ignorions l'un sur l'autre que je doutais qu'une vie entière suffise à rattraper la vingtaine d'années qui avait précédé notre rencontre dans le monde réel.
Dans Skyline Emrys, nous avions tellement été dépouillés jusqu'à l'âme que nous avions très rapidement apprit à nous connaître pour ce que nous étions vraiment, occultant pendant cinq longues années ce que nous avions été avant. Nous avions apprit à nous connaître de façon inversée à la normale. D'ordinaire, les couples découvraient le superficiel avant d'approfondir leur relation. Au contraire, Charlie et moi avions commencé par nous mettre à nus, affranchi de la dimension physique et de celle du passé. Nous n'apprenions à composer avec ces deux nouvelles inconnues que depuis deux ans.
Puis, il fut temps d'ouvrir le bal, et le stress et l'angoisse me prirent à nouveau, de la gorge à l'estomac. Parce que je ne pouvais pas ouvrir le bal comme toutes les mariées, et que je privais Charlie de ça. Pourtant, quand il se tourna vers moi, je ne vis pas l'ombre d'un problème dans son regard.
Il se pencha vers moi avec un sourire que je trouvai diaboliquement charmant.
— Prête à m'accorder cette danse ?
J'étais d'autant plus surprise par son enthousiasme que je savais qu'il ne dansait jamais, ce que Kyle, Lucas et Jessica m'avaient confirmé.
Je du grimacer car il fronça les sourcils.
— On est obligés ?
— Bien sûr qu'on l'est. Qu'est-ce qui t'arrive ? Dans SE tu étais la première à accourir pour te déhancher dès que tu en avais l'occasion.
— Parce que dans SE, pour rappel, j'avais des jambes pour le faire ! répondis-je un peu trop sèchement. À moi de te retourner la question maintenant ; tu ne te « déhanche » jamais, d'habitude.
Il balaya mes remarques du revers de la main comme si mes paroles n'étaient que du vent.
— Parce qu'aujourd'hui c'est différent, c'est notre mariage, Emma. Et je ne te priverai pas de ça sous prétexte que je n'aime pas danser.
— C'est la meilleure. C'est plutôt à moi de dire ça puisque c'est moi qui t'empêche d'avoir un mariage normal.
Un instant, une ombre passa dans son regard. La seconde suivante, ses bras se refermèrent sur moi et me soulevèrent de mon fauteuil. Par réflexe, je verrouillai aussitôt mes bras dans sa nuque, autant pour m'assurer de ne pas tomber que pour alléger mon poids dans ses bras.
— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles, lâcha-t-il en m'entraînant sur la piste de danse.
Il me tenait fermement serrée contre sa poitrine, dans ses bras devenus si puissants depuis qu'il passait une semaine par mois en Ecosse à forger avec James. La forge n'était pas la seule responsable. Il faisait également de la musculation en parallèle, et je savais que c'était pour pouvoir me porter sans craindre de me lâcher, même s'il ne l'avait jamais avoué.
Soudain, l'absence de sensation dans tout le bas de mon corps me terrifia. J'eus l'image d'un zombie, dont le bassin et les jambes manquaient, accroché à Charlie pour une danse aux relents macabre qui aurait du être romantique. Parce que je n'aurais pas eu de jambes du tout s'eut été la même chose. Elles étaient inertes et insensibles, dénuées de muscles et de consistance, comme un poids mort. Charlie n'avait pas besoin de ça.
Sentant mes vieux démons me tirer à nouveau vers les ténèbres, je me concentrai sur ma plus grande source de lumière : mon mari. Il me regardait avec ce même regard amoureux et émerveillé qu'au premier jour de notre rencontre, comme s'il peinait encore à croire que je sois réelle et à lui. Je me posais la même question à son sujet. Cela voulait dire que nous nous étions bien trouvés, non ? En tout cas, je voulais y croire.
Je fermai les yeux, callai ma tête dans son épaule et me laissai porter tandis qu'il se contentait de nous faire tournoyer doucement. C'est alors que je réalisai que la musique sur laquelle Charlie nous entrainait n'était pas un slow. C'était une très vieille chanson d'une artiste canadienne très connue à son époque : Céline Dion. Je ne connaissais pas l'air, mais les paroles m'interpellèrent. Can beauty come from ashes? La justesse de cette simple phrase, dans la situation présente, était sidérante. J'en eus un frisson et la phrase tourna en boucle dans ma tête pour le reste de la chanson. Elle avait trop de sens pour que ce ne soit qu'une coïncidence. Cette chanson avait été écrite trente neuf ans plus tôt. Trente neuf ans ! Soit bien avant notre naissance. Papa avait peut-être connu la musique lorsqu'elle était sortie, tout comme James. Mais auraient-ils pu imaginer que pas loin de quarante ans plus tard elle serait jouée à notre mariage avec ce sens si particulier ?
— La réponse est : oui.
Je clignai des yeux de surprise. La musique était finie, Charlie s'était arrêté. Je levai les yeux vers lui mais, au même instant, il parvint à modifier sa prise sur moi et me ramena à table de la même façon qu'il me portait d'ordinaire ; un bras dans le dos, l'autre passé sous mes genoux.
En s'asseyant, il me garda sur ses genoux et surveilla un moment nos invités tandis qu'ils envahissaient la piste de danse.
— Qu'est-ce que tu as voulu dire ? demandai-je enfin en me redressant pour le regarder dans les yeux.
Son regard revint sur moi sans hésiter.
— Cette chanson d'ouverture, c'est moi qui l'ai demandée à Jess. Parce que je voulais avoir la possibilité de te dire que, oui, quelque chose de beau peut naître d'un tas de cendres.
Mon regard s'embruma mais il poursuivit :
— Je sais à quel point tu es traumatisée par l'accident, que tu n'arrives pas à accepter ce qui t'en arrivé, que tu te trouves difforme dans ce corps dont les jambes ne marcheront plus.
Je n'eus pas le cœur à protester. Papa avait tout raconté à Charlie puisque j'en avais moi-même été incapable. J'avais été capable de lui dire que cet accident avait eu lieu, à la cantonade, dans un taxi parisien, parce qu'à l'époque nous avions tous les deux d'autres sujets de préoccupation en tête. Je n'avais pas vraiment réalisé que j'en parlais, pas plus que Charlie n'avait assimilé ce que cela représentait dans ma vie. Maintenant, c'était différent. Le reste, il en avait été lui-même témoin au quotidien.
— Alors, avec cette chanson je voulais te rappeler que tu es belle. Peut-être pas pour tout le monde, mais tu l'es à mes yeux. Ton père, Jess, Kyle, Lucas et tous les autres te diront la même chose. Si nous pouvons renaître des cendres de SE, alors tu renaîtras également de cet accident. Je ne peux pas faire ton travail d'estime de toi-même à ta place, mais je peux te dire à quel point je t'aime et combien je te trouve magnifique.
Les larmes dévalèrent le long de mes joues. Encore. Je vis son regard briller comme s'il allait pleurer lui aussi, mais il n'en fit rien. Ses paroles m'avaient touchée en plein cœur. C'était comme si, aujourd'hui, à chaque fois qu'il me parlait, c'était pour me dire à quel point il me chérissait, pour tout ce que j'étais. Parce que chaque mot était encore plus imprégné d'amour que le précédent. Parce que dans ses yeux je me sentais de plus en plus belle et aimée.
Je reniflai, me tamponnai les yeux avec une serviette trouvée sur la table. Mes larmes continuaient de venir, intarissables.
— Je... t'aime, sanglotai-je.
Il sourit et m'embrassa sur le nez.
— Je suppose que j'ai l'explication à tes crises de larmes, maintenant.
Personne ne nous entendait. La plupart dansaient, et les autres trop loin, assourdis par la musique.
— Quatre semaines, opinai-je en souriant, mes larmes se clamant enfin.
Cependant, l'inquiétude que je lu dans le regard de Charlie me pinça le cœur. Au moins pouvais-je comprendre ses angoisses.
— Tout ira bien, murmurai-je pour le rassurer en lui caressant la tête.
Il avait coupé ses cheveux la veille au soir. Ça lui donnait l'air plus sérieux et plus âgé, aussi.
— J'ai parlé à Jess, m'apprit-il en me regardant dans les yeux. Étant donné ce que nous allons traverser dans les années à venir, je lui ai proposé de venir travailler pour nous lorsque Lucas sera devenu complètement indépendant. Pas nécessairement en tant que gouvernante, mais juste pour nous aider au quotidien quand toi ou moi ne serons pas à même de faire... certaines taches. Je... je... je veux surtout qu'elle me surveille. Cette maison est tellement grande, gémit-il. Avec des enfants je pourrais... Je ne sais pas, ça me fait peur. C'est tellement rassurant de pouvoir compter sur elle.
J'écarquillai les yeux, ébahie. Mon cœur battait plus vite dans ma poitrine, et Jessica n'avait rien à voir là-dedans.
— « Cette maison est tellement grande » ? répétai-je bêtement, incrédule.
La maison ou nous vivions depuis quelque mois avec mon père – la maison de mon enfance – était tout sauf grande. Cette phrase en suspend ne pouvait donc signifier qu'une seule chose. Le regard timide qu'il me retourna me renvoya encore dans SE, à ces années perdues ou sa timidité était une marque de fabrique chez Lyall.
— Tu l'as achetée, compris-je, mon cœur s'arrêtant le temps d'une seconde. La maison que nous avons visitée à Fulham.
Il confirma d'un hochement de tête en se tortillant, visiblement incapable d'interpréter ma réaction.
— J'ai signé hier, avoua-t-il en fuyant mon regard.
Je le fixai, bouche bée, avant de l'obliger à me regarder en face. Ses yeux étaient plein de doute et il y avait de quoi. Certes cette maison avait été un véritable coup de cœur, néanmoins tout était à refaire à l'intérieur, et Charlie avait avoué ne plus vouloir vivre dans une aussi grande maison que celle de ses parents à Paris. Alors outres ces travaux que nous étions incapables d'entreprendre sereinement à cause de nos conditions respectives, je n'arrivais pas à comprendre pourquoi il avait passé outre sa principale exigence concernant notre futur foyer.
Je lui en fis part :
— Pourquoi avoir signé pour une aussi grande maison alors que tu ne le voulais pas ? La nôtre, à Alfheim, était petite et elle nous suffisait.
Il haussa légèrement les épaules, sans savoir sur quel pied danser encore.
— Parce que cette maison à beau ne pas être comparable à notre arbre-maison, tu as eu le même regard qu'à ce moment, lorsque nous l'avons visitée, avoua-t-il en me faisant ses petits yeux de chien battu. J'ai vu à tes yeux que c'était la maison qui occuperait ton esprit et que tu n'oublierais jamais vraiment, même si trouvions une maison convenable ailleurs. Alors j'ai reconsidéré ma seule condition, et j'ai essayé de me projeter. Je ne suis pas très doué pour ça, mais... bon... je me suis dis « pourquoi pas ? ».
Effarée par les révélations qu'il me faisait, je fus incapable de prononcer le moindre mot. Ce mutisme du l'alarmer car son sourire timide s'envola soudain, et ses joues légèrement empourprées blanchirent atrocement, figeant son visage dans une expression d'angoisse qui me serra le cœur.
— J'ai eu tort ? Je croyais... qu'elle te plaisait... Elle semblait vraiment... J'ai cru... J'imaginais...
Il s'embrouilla, tant ma réaction n'était visiblement pas celle qu'il attendait. Son visage pâlissait à vue d'œil, et je craignais, si je ne faisais rien, qu'il ne devienne translucide comme un fantôme et finisse par disparaître. Il était temps de prendre le taureau par les cornes.
Je plaçai mes deux mains de chaque côté de son visage et l'embrassait. Tout d'abord surpris par la manœuvre il se rebella, mais il se détendit finalement, et ses lèvres s'entrouvrirent pour laisser le passage à ma langue. Reprenant mon souffle, je souris contre ses lèvres. J'avais une irrépressible envie de pleurer de joie tant il me surprenait et me rendait heureuse, mais pour le rendre fière je lui devais de retenir mes larmes.
— C'est parfait, le rassurai-je. Tu as bien fait. Si tu t'y plais autant que moi, c'est parfait. Mon foyer c'est toi, quoi qu'il arrive. Même si nous devons vivre dans une tente. Oui, quoi qu'il arrive on s'en sortira. Nous, toi, moi, le bébé, la maison. Tout. Compris ? Nous avancerons dans le futur comme nous avons avancé dans la vie, par petits pas, en apprenant, en nous adaptant. Quelques soient les épreuves qui se dresseront entre notre avenir et nous, nous les surmonterons, comme dans SE. À chaque jour suffit sa peine. La notre, pour aujourd'hui, est terminée.
Je l'embrassai à nouveau avec douceur, simplement pour lui manifester mon affection débordante pour lui. Ses épaules se détendirent davantage sous mes mains.
— Tout ira bien, répétai-je avec un sourire. Tout ira bien.
Je sentis ses bras s'enrouler autour de ma taille et sa joue s'appuyer contre mon épaule. Tout d'abord il ne dit rien, puis :
— Oui, tu as raison. tout ira bien, maintenant.
Suivant la ligne de fuite de son regard, j'observai à mon tour la piste de danse.
Tout d'abord, je vis Helios et Lindsey qui – comme si rien ne s'était produit avant le dessert – s'embrassaient au milieu de tout le monde comme deux escargots baveux. J'aperçus ensuite divers couples parmi lesquels James et Moira, Jérémy et Jess, Kyle et Chloé. Lucas discutait avec Osei et Dimitri. Puis, je remarquai Akira à l'écart de la piste, assit en compagnie de sa petite-amie japonaise, très discrète, dont le nom m'échappait encore. Elle lui parlait à l'oreille et il souriait, leurs mains discrètement entrelacées. Tout ce que je savais d'elle pour le moment se résumait au fait qu'elle avait été son infirmière durant toutes ces années ou nous avions tous été hospitalisés, et qu'ils n'avaient franchi le pas de leur relation actuelle que depuis deux semaines. Akira avait probablement été le plus malheureux et le plus malchanceux de nous tous en amour. Entre sa fiancée de l'époque, Koto, qui était morte pendant notre immersion, et son attachement pour Aramise qui nous avait été arrachée, je pouvais comprendre ses doutes quant à une nouvelle relation amoureuse. Mais il était temps pour lui aussi d'être heureux. Mon regard revenant ensuite sur la piste, je distinguai Tommy avec surprise et amusement. Son respirateur en sac à dos et son masque sur le visage, il se trémoussait sur la piste comme si tout allait bien pour lui, comme si respirer était le cadet de ses soucis. Jamais je n'aurais imaginé, avant de le rencontrer, qu'Odin II fut en réalité un finlandais gringalet, blond d'origine mais aux cheveux bleus turquoises aujourd'hui coiffés en une crête soignée, aussi sec que Charlie tout en faisant une tête de plus que lui.
Nous tous, survivants de SE, trainions nos fantômes et nos blessures dans cette réalité, au quotidien. Mais ce jour, cet instant, ces gens, étaient la preuve que malgré les obstacles nous pouvions tout reconstruire. L'avenir ne serait pas parfait, mais il serait suffisamment beau pour nous permettre de l'aimer.
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