Mémoire KWI11E48 - The mourning [Helios]

17 Février 2056 – LOS ANGELES : UTC/GMT -8 heures
2 mois et demi après la libération

Je me souviens, à ma sortie d'hôpital, m'être trouvé désœuvré, esseulé, perdu, démuni. La Yamazaki Entertainment avait pris en charge toutes mes dépenses en cours, mes factures courantes, les frais d'hospitalisation de ces cinq dernières années et demi, ainsi que ceux de Thalia et ses obsèques. Mais plus rien n'avait de sens, tout était vide.

L'appartement était rangé comme pour une visite immobilière, sa chambre inchangée, ma sœur absente. Tout me criait son silence, le vide du manque, mais je n'avais aucun corps chaleureux à serrer dans mes bras pour me réconforter, aucun parent ou ami pour me soutenir, et encore moins pour me comprendre. Pas ici. Pas en Grèce.

J'avais un deuil à faire plus important que les autres, mais lui non plus n'avait pas de sens. Comment pleurer quelqu'un qui avait simplement disparu ? L'espoir continuait à s'accrocher à vous, enraciné dans une part de votre être, de votre âme, que vous refusiez de laisser mourir ; c'était moins douloureux de vivre avec. Non, vraiment, il ne me restait plus rien de cette sœur que j'avais aimé plus que tout au monde. Rien d'autre qu'une pierre de marbre froid et une épitaphe creuse et insensée : « Souvenir ». Je les avais perdu toutes les deux, Thalia et Aramise. Sous ma responsabilité. C'était un fardeau, une culpabilité qui me hanterait pour le restant de mes jours. Au moins les avais-je aimé toute les deux autant qu'il m'avait été donné de le faire, alors j'espérais que, pour cela, elle me pardonnerait. J'avais besoin d'y croire pour qu'elle puisse aller en paix, et parce que ma sœur était ainsi, aussi lumineuse que les astres qui veillaient désormais sur son sommeil.

Cependant, comment pouvais-je reprendre le cours de ma vie ? Tout avait été brisé, jusqu'à mon corps, le seul vaisseau que j'avais cru à l'abri. A quoi pouvais-je encore me raccrocher pour ne pas regretter ma vie dans SE, même sous la main de Valhalla ? Comment faire pour ne pas sombrer dans les ténèbres de la folie et du suicide ? Rien. Je dégringolais en chute libre. Par Dieu, oui, qu'il était facile de tomber...

Ma vie n'était plus qu'un champ de ruines où le chaos et le néant se disputaient les lambeaux de chairs sanguinolentes de ce qu'il restait de moi. Pas un pour l'emporter, en définitive ; ils croissaient dans ce jardin livré à l'abandon, en répandant leurs ténèbres sur moi. Je ne pouvais y échapper. C'était tellement plus simple de les laisser m'engloutir.

Et c'est alors que je m'apprêtais à commettre l'irréparable que Lyall m'a tendu la main. Il a déchiré les entrailles du monstre obscur qui m'avait dévoré jusqu'à l'âme, ramenant une lumière égale à celle de Thalia et d'Aramise dans mon jardin en perdition. Sans le savoir, il m'a rappelé que je n'étais pas seul, que mon chemin n'était pas seulement fait de pavés ouverts sur l'abyme. Alors, j'ai posé le révolver que je venais précisément de glisser dans ma bouche pour en finir, et j'ai lu le mail de Lyall, en pleurant toutes les larmes de mon corps. Je ne le lui ai pas dit, mais ce jour-là il a sauvé ma vie.

Dans ce mail, mon meilleur ami m'informait qu'il venait de mettre en ligne un site internet contenant toutes les informations de nos doubles vies. Mon cœur a raté un battement, et lorsque le site s'est affiché sous mes yeux j'ai à nouveau pleuré comme un enfant. Parce qu'à travers ces informations, Lyall venait d'ancrer Skyline Emrys dans le monde réel. Nos blessures, nos fêlures, devenaient réelles ; elles n'étaient plus de simples chimères psychologiques que l'on pouvait balayer du revers de la main par défaut de preuves tangibles. Non. Nous avions existé. Nous existions. Nous étions réels. Nous n'étions... pas seuls.

J'ai pleuré. Tout pleuré. Ma vie, ma sœur, mes amis, tout ce que Valhalla nous avait donné et pris, aussi. J'ai pleuré SE, mes souvenirs, l'avenir incertain auquel j'avais failli renoncer. J'ai fait mon deuil, en quelque sorte. Au moins en partie. Après, je me suis sentit mieux, et la lumière est restée dans mon jardin, ce champ de ruines que j'apprendrais à reconstruire.

Grâce à Lyall, j'ai aussitôt contacté tous mes amis à travers le monde. Je me suis alors sentit revivre, comme transporté : je n'avais jamais été seul. Mais une personne ne répondit pas à mes tentatives de prendre de ses nouvelles. Une seule. La seule, également, qui traversait la même épreuve que moi, le même deuil inexplicable et impossible.

Comme elle ne répondait pas, j'ai vérifié son adresse et j'ai sauté dans le premier avion sans réfléchir, sans hésiter, sans un regard en arrière. Et maintenant, dieu seul sait ce qui m'attend !

Renonçant à prononcer l'adresse dans un anglais compréhensible sans l'aide des outils de communication dernière génération inventés ces dernières années, je dictai ma destination à mon téléphone qui traduisit immédiatement l'adresse dans l'oreillette du chauffeur de taxi à l'arrière duquel je venais de monter. Ces machines parlaient mieux l'anglais que moi. Le chauffeur acquiesça et s'inséra dans la circulation. Comme le traducteur et les portails de téléportation de SE me manquaient...

Malgré ce tout nouveau pays que je découvrais pour la toute première fois, je ne parvenais pas à m'intéresser au paysage. Cette ville était gigantesque, tentaculaire, contrastée, américaine. On en murmurait le nom aux quatre coins de la planète mais personne pour le prononcer comme il convenait de le faire. C'était comme Paris. On ne prononçait pas le « s » en français ; pourtant tous les étrangers du monde l'avaient sur la langue à chaque fois qu'ils formulaient ce nom. Il n'y avait donc probablement que les hispanophones pour énoncer Los Angeles comme il fallait. Les Anges. La personne que je venais voir n'en était pas un, mais puisque nous avions combattu le diable ensemble, j'espérais qu'elle m'accueillerait, et ce même si je débarquais à l'improviste.

Le chauffeur du taxi s'arrêta enfin et me fit comprendre que nous étions arrivés. Je payai la course, puis il descendit mon énorme sac à dos et s'en fut. Je me retrouvai au pied d'un immense immeuble moderne implanté en périphérie du centre ville. Bien qu'impressionné, je m'avançai à la recherche d'un nom familier sur l'interphone.

À peine m'étais-je approché de la porte de l'immeuble qu'un hologramme se matérialisa sous mes yeux, me causant une frayeur épouvantable. Instinctivement, je portai la main à ma ceinture, à la recherche de mon épée. Il me fallut quelques secondes pour me souvenir qu'elle ne s'y trouvait pas. Pas dans cette dimension.

— Bonjour, monsieur. Puis-je vous être utile ? s'enquit poliment l'hologramme.

C'était certainement le concierge à la dernière mode, un peu agent de sécurité, en livrée noir et or.

— Euh... Oui, probablement, répondis-je en consultant mon téléphone une énième fois, pour être sûr. Je cherche... Lindsey... Davis. Lindsey Davis, oui. Elle habitait ici il y a six ans.

— En effet, confirma l'hologramme d'une voix neutre, les mains dans le dos. Elle vivait ici. Elle a déménagé il y a deux mois.

Je sentis le désespoir s'abattre sur moi comme une chape de plomb et mes épaules s'affaissèrent. Pourtant, l'espoir s'accrocha. Encore une fois. L'espoir de ne pas avoir fait tout ce chemin pour perdre sa trace.

— Connaîtriez-vous sa nouvelle adresse ? tentai-je.

— Ces informations sont confidentielles, répliqua mon interlocuteur d'une voix polie.

J'eus un frisson désagréable. Parler à cet hologramme me rappelait trop de mauvais souvenirs. Il m'évoquait des PNJs affables, impassibles, indifférents tandis que nous criions notre détresse à Valhalla. Le PNJ d'Eir, la déesse de la médecine qui avait sauvé la vie de Lyall, était une exception totale à la règle. Parler à ce concierge numérique me réduisait à nouveau à l'impuissance, à l'injustice et à la colère. Cela revenait au même que dans SE et c'était terrifiant.

L'angoisse commençait à m'étreindre et m'obstruer la gorge lorsqu'une voix dans mon dos raviva tous mes espoirs.

— Elle est retournée chez ses parents.

Je pivotai sur mes talons pour saluer mon sauveur avec une infinie gratitude. Ce n'était qu'un jeune adolescent aux vêtements à moitié déchirés comme c'était la mode quarante ans plus tôt. Comme quoi, la mode, ça allait et venait un peu au hasard, mais ça revenait toujours.

— Tu la connais ? m'enquis-je innocemment en me rapprochant de lui.

Il haussa les épaules pour se donner un air de grand indifférent.

— Ouais, avant. Avant que ce jeu, là, Skyline Emrys, ne la rende complètement dingue. Les voisins en pouvaient plus. On a à peine eut le temps de réaliser qu'elle était revenue qu'elle était déjà repartie.

Mon cœur se mit à battre plus vite dans ma poitrine. La référence à SE ne trompait pas : c'était bien elle. J'ignorais à quel degré de folie il faisait allusion, mais je n'avais pas traversé l'océan atlantique pour m'arrêter à ce détail incertain.

— Et tu sais où ils habitent, ses parents ?

Enfin, l'ado me détailla de la tête aux pieds, me jaugeant, évaluant avec méfiance si j'étais digne de confiance, les yeux plissés.

— Vous êtes qui ? Son petit-ami ? Vous n'êtes pas son genre.

— Non, répondis-je d'une voix étranglée tandis que je tentais de contenir un fou rire.

Moi, son petit-ami ? Le monde était devenu fou en notre absence !

— Je suis un ami, rectifiai-je. Un partenaire de jeu.

Ses yeux s'agrandirent immédiatement dès qu'il comprit ce que je voulais dire, et il se rapprocha, les yeux brillants d'admiration.

— Vous voulez dire de SE ? Vous êtes un survivant de SE ? Vous connaissez Charlie, le héros ; Lyall ?

— C'est mon meilleur ami. J'étais son chef de guilde, concédai-je avec un sourire amusé.

L'autre frôla la crise cardiaque.

— Vous êtes Shaïn, des Fils de la Lumière ? Je peux prendre une photo avec vous ?

Ah oui, à cause de Lyall et de ce qu'il avait fait – réussir à sortir tout seul, nous sauver aussi – le moindre détail du parcours des Fils de la Lumière était à présent connu du monde entier, et nos vies privées allaient bientôt être passées au peigne fin dès que l'on saurait qui était réellement chaque membre de notre petite guilde. Une photo était donc une très mauvaise idée. Raison pour laquelle, peut-être, bêtement, j'ai dit oui. Mais pour une simple photo qui me coûterait cher plus tard, mon premier fan avait retrouvé l'adresse de Lindsey Davis.

Je me retrouvais donc à nouveau devant une porte close qui renfermait une grande partie de mes espoirs immédiats. Le quartier n'était plus du tout le même. Les immeubles avaient été troqués contre des maisons gigantesques et les concierges en hologramme échangés contre des sonnettes modernes mais classiques. Ici, pas de circulation à tout va, seulement des voisins experts en commérages, des grosses voitures équipés de moteurs monstrueux, et un gazon vert et impeccable. Un quartier qui transpirait l'opulence et l'argent en suffisance.

La boule au ventre et la gorge nouée, je m'avançai avec appréhension dans l'allée irréprochable menant à l'entrée. J'avais probablement l'air d'un clochard avec mes vêtements défraîchis et usés, mon sac à dos hérité de mon père et mes chaussures presque trouées. Je n'étais certainement pas le genre d'invité que l'on recevait ici d'ordinaire. Pourtant, je pris mon courage à deux mains et sonnai.

Et si elle ne me reconnaissait pas, ne se souvenait plus de moi ?

Je n'eus pas le temps d'alimenter mes angoisses que la belle porte ouvragée et blanche s'entrouvrit, révélant le profil menu et chétif, presque émacié, d'une jeune femme à la chevelure brune et au regard vitreux.

J'eus un temps d'arrêt, cherchant à savoir si ce zombie ambulant était vraiment la personne que je cherchais. Je me souvenais de sa photo mais elle avait tellement changé en six ans que je ne parvenais plus à faire le lien. Et moi alors, n'avais-je pas changé non plus ?

Prenant mon courage à deux mains, et affichant mon air de petite souris timide, je lançai avec hésitation :

— Atlantis ?

Comme si j'avais enclenché le mécanisme d'autodéfense en prononçant ce nom, la porte se referma aussitôt dans un claquement sec sans qu'elle n'ait prononcé le moindre mot. Avais-je fait tout ce chemin... pour ça ?

Refusant de me laisser abattre et convaincu que c'était bien elle, je me mis à crier pour être certain qu'elle m'entende par-delà l'épaisse porte :

— Je sais qu'en tant que représentant et maître des Fils de la Lumière je ne valais pas grand-chose, mais j'en attendais plus de la part de la commandante en chef de l'Alliance.

Et tandis que je retenais mon souffle, la porte se rouvrit, plus grand cette fois. Sa main jaillit pour agripper la brettelle de mon sac, et elle me tira brutalement à l'intérieur pour refermer la porte sur nous au plus vite.

Surpris par sa manœuvre, je la dévisageai longuement. Elle était minuscule, de la taille d'un enfant. Ses formes étaient quasi inexistantes tant elle était amaigrie à l'extrême. Était-elle anorexique ? Ses cheveux, noués négligemment, étaient ternes, et ses yeux, mornes et éteints, saillaient anormalement sur son visage rond. Ses vêtements, un jean délavé et un pull noir chiné, étaient démesurément trop grands pour elle. Elle flottait dedans davantage qu'elle ne les portait.

J'étais choqué. Où était la guerrière au tempérament de feu et au regard d'acier, celle qui me réprimandait quand je mettais les pieds sur la table ou arrivait en retard aux réunions ?

Où était Atlantis ?

— T'as fini de me reluquer, c'est bon ? cracha-t-elle sèchement.

La réaction d'autodéfense basique : se montrer particulièrement désagréable et agressif pour être laissé tranquille, pour se protéger. Et pourquoi cherchait-elle à se protéger en cet instant sinon parce qu'elle était en grande souffrance ?

La vérité était là, tout s'expliquait avec ces deux mots : elle souffrait.

Je ne sus pas quoi dire, stupéfait par tous ces chocs que je n'étais pas préparé à encaisser. Atlantis n'était pas le genre de personne que l'on étreignait pour la réconforter. Alors que pouvais-je faire d'autre ?

— Tu sais... qui je suis ? tentai-je.

Mon anglais était maladroit, avec un léger accent, mais je me débrouillais, et c'était toujours mieux que le niveau de Lyall.

Atlantis me jeta un regard courroucé, les bras serrés autour de sa poitrine – un autre geste de défense, inconscient.

— Quelqu'un d'aussi idiot que toi, parmi les membres du Conseil de l'Alliance, ne peut être que Shaïn, répondit-elle de cette voix sèche que, elle, je pouvais reconnaître.

Cette fille parlait comme Atlantis.

Un immense soulagement me submergea soudain et je me surpris à sourire.

— C'est bien moi.

Elle me toisa, sourcils froncés, mais déjà je voyais que son regard s'animait, ses expressions me rappelaient des souvenirs, ses défenses s'abaissaient face à l'appel du familier, du terrain connu ; nous n'étions pas des étrangers l'un pour l'autre, en définitive.

Mais soudain, alors que je croyais l'avoir apprivoisée, son visage se tordit d'une grimace terrifiante. Elle porta ses mains à ses oreilles, se recroquevilla sur elle-même et se mit à hurler à plein poumons. Était-ce de ce genre de folie dont m'avait parlé l'adolescent de son précédent logement ?

Une fois n'était pas coutume – c'était même une habitude – je ne réfléchis pas. Je balançai mon sac sans regarder où il atterrissait et me jetai sur Atlantis, affolé.

Mes mains sur ses épaules, je la secouais franchement.

— Atlantis, ressaisi-toi ! Bon sang, mais qu'est-ce qui te prend ?!

Mais elle hurlait. Elle hurlait sans discontinuer, et je ne parvenais pas à ramener son attention et son esprit à moi. Puis, enfin, ses hurlements devinrent des gémissements, les gémissements des sanglots, les sanglots des pleurs. Et comme dans un rêve – une pure fiction ! – elle déplia ses bras pour les passer autour de ma nuque et se serrer contre moi, déversant toutes ses larmes et sa morve dans mon cou, répétant la même chose en boucle :

— Hailey, Hailey, Hailey...

Tandis que mes bras se refermaient délicatement sur son corps squelettique en craignant de la briser, mon cœur se comprima de douleur. J'avais peut-être du mal à retenir le véritable nom de mes amis, j'avais tout de même appris à connaître celui-ci en même temps que celui de Lindsey Davis.

Hailey Davis. Mira. La jumelle assassinée.

À elle seule elle expliquait tout. Je comprenais tout. Sa souffrance, sa folie, le fait qu'elle soit retournée chez ses parents, sa maigreur, l'image de créature blessée qu'elle renvoyait. Elle avait perdu sa sœur – pire, sa jumelle – et tout en moi – tout en Shaïn – lui rappelait la perte et le manque de cette autre moitié d'elle-même.

Sans y prendre gare, mes yeux s'humidifièrent et je me surpris à pleurer avec elle, pour elle, pour Mira, pour Aramise, pour Kallaan, Eléa, Azril et tous les autres. Pour nos vies.

C'est alors que la porte d'entrée s'ouvrit et que des murmures surpris voltigèrent autour de nous brièvement. Pourtant, je ne bougeai pas, n'y prêtai pas attention. Atlantis ne me lâchait pas ; je n'avais pas l'intention de la lâcher non plus. Nous étions au-delà de la réalité présente, hors d'elle, plutôt quelque part dans un espace-temps particulier où nous faisions le lien entre ce que nous étions, ce que nous avions vécu, et la réalité dans laquelle nous vivions.

J'ignorais qui était entré ; lorsque nous nous séparâmes, nous étions aussi seuls qu'à mon arrivée.

Réalisant enfin ce qui venait de se passer, nous fîmes tous les deux une étrange grimace, mais pas un geste pour nous éloigner. Embarrassée, elle s'essuya les joues et les yeux du revers de la main, et cacha son nez plein de morve dans sa paume, s'éloignant précipitamment. Bêtement, je la suivis.

Je la retrouvai dans une vaste cuisine aménagée où deux personnes – visiblement son père et sa mère – nous regardaient tous les deux avec autant de surprise que de méfiance. Moi, en revanche, je me sentais clairement comme un intrus. Qu'est-ce que je foutais là ?!

Mouchée, les yeux rougis, Atlantis me désigna pratiquement avec désinvolture, comme si ses géniteurs savaient déjà qui j'étais.

— C'est...

Elle marqua un temps d'arrêt, se retourna vers moi et fronça les sourcils. Le signe du chef que c'était mon tour de parler.

Je me raclai la gorge.

— Helios Kostas.

— Shaïn, compléta-t-elle, comme si cela pouvait tout expliquer.

Sa mère, une petite brune elle aussi, aux cheveux pas même striés d'argent, dit quelque chose que je ne compris pas, mais son sourire agréable et chaleureux me faisait comprendre qu'au moins j'étais le bienvenu. Pas une seule allusion ne fut faite quant à ce qu'ils avaient surpris dans l'entrée.

Il était tard, le voyage et le décalage horaire m'avaient éreinté ; mon anglais en pâtissait. Sans parler de la crise de larmes. Pourquoi était-ce si fatiguant de pleurer ?

— Je crois qu'il vient de loin, les informa Atlantis. Il va rester dormir ici quelques temps.

— Bien sûr, ma chérie, répondit le père avec compassion. La chambre d'amis est faite pour ça. prenez tout votre temps, tous les deux.

Puis, ils quittèrent la pièce avec des regards chaleureux et quelques peu impressionnés. Quelque chose dans leurs yeux me disait qu'ils n'avaient pas vu leur fille ainsi depuis très longtemps, et qu'il valait mieux nous laisser seuls autant que possible. Il est des choses que l'on raconte plus librement à ses amis qu'à sa famille. Le traumatisme laissé par SE en était une.

Atlantis – je devrais plutôt l'appeler Lindsey – me fixa un moment de ses yeux gonflés et rougis qui me mettaient au défi de lui faire une remarque. Mais qui étais-je pour lui dire quoi que ce soit alors que j'avais moi aussi pleuré sur son épaule comme un enfant ?

— Tu as faim ? demanda-t-elle finalement.

Sans même me préoccuper du fait qu'il était dix-huit heures passé, je fis la grimace. Le souvenir des deux vols interminables que j'avais dû endurer pour venir jusqu'ici depuis Athènes, me donna la nausée.

Elle du s'en apercevoir car je n'eus pas à répondre.

— Tu as raison, vaut mieux pas. Viens, je vais te montrer la chambre.

Elle n'avait pas l'intention de me parler de ce qui venait de se passer dans l'entrée, peut-être même pas l'intention de me demander pourquoi je débarquais ainsi à l'improviste. Elle me traitait tout simplement comme elle m'aurait traité dans SE, acceptant ma simple présence sans poser de question. Il fallait qu'elle commande, qu'elle maîtrise la situation. Le reste n'avait pas besoin d'être évoqué.

Elle me guida jusqu'à une chambre moderne et spacieuse au rez-de-chaussée, avec sa propre salle de bain, située aux pieds d'un grand escalier de bois peint en blanc.

— Il y a des serviettes propres, du savon, du shampoing, de la mousse à raser et des rasoirs jetables aussi, je crois, m'informa-t-elle en désignant vaguement la porte de la salle de bain du menton avant de jeter un œil à ma pilosité faciale.

Je la regardai un moment tandis qu'elle me dévisageait, jusqu'à ce qu'elle hausse les épaules.

— Tu n'en as peut-être pas besoin, après tout. Pas besoin de te raser. Si tu me cherches, ma chambre est à droite, en haut des escaliers.

Et elle me laissa là, sur le seuil de la chambre, avec sa suggestion à peine voilée qu'il me fallait prendre une douche. Elle n'avait pas tort pour autant ; j'en avais besoin.

J'entrai, impressionné, puis balançai mon sac sur le lit avant de suivre le même chemin. L'épais matelas absorba ma chute et m'offrir un réconfort tellement inespéré que je failli m'endormir dans l'instant. Mais je n'étais pas là pour tester les matelas américains. Aussi me secouai-je un peu pour rester éveillé et sorti quelques affaires pour aller prendre une douche.

En ressortant je me sentais toujours écrasé par la fatigue, mais tellement mieux. Je ne risquais plus de vomir à l'évocation de la nourriture, au moins. Alors, ne sachant pas quoi faire d'autre, je suivis les instructions d'Atlantis pour la retrouver.

Bon sang, que cette maison était grande !

Je gravis les escaliers et jetai un coup d'œil à droite. Toutes les portes étaient closes, y comprit celle placardée « LINDSEY » en lettres dorées. À gauche, en revanche, la porte de chambre de Hailey était entrouverte. Trop curieux pour y résister, je poussai la porte.

Le premier détail que je notai fut l'effet de chaleur et de bien-être qui émanait de cette chambre qui aurait pu être transformée en véritable mémorial ou en autel du deuil. Ce n'était pas le cas. La chambre était propre, lumineuse, dans les tons rouges et oranges. Le lit était fait mais pas impeccablement tiré comme si personne n'y avait touché depuis des années. Les murs, eux, étaient tapissés de banderoles à l'effigie des Sparks – une équipe de basket probablement féminine et de la région. Il y avait également une belle photo, encadrée, d'une jolie brune semblable en tous points à Lindsey. Les médailles qui y étaient suspendues, presque négligemment, laissaient présumer que cette photo n'avait pas été placée là suite à sa mort mais qu'elle s'y trouvait bien avant. On y voyait celle qui avait incarné Mira, souriante, vêtue d'un maillot violet et jaune marqué du chiffre 22 et du fameux « SPARKS ». Elle y tenait une coupe dorée levée bien au-dessus de sa tête, rayonnante de bonheur.

— Hailey jouait en WNBA avec les Sparks de Los Angeles, le penchant féminin de la ligue professionnelle de basket bien connue, la NBA. C'était ce qu'elle faisait et elle était douée. Elle aurait pu aller très loin. Elle aurait .

Je sursautai, et mon regard se dirigea vers le coin de la pièce que je n'avais pas détaillé, à côté du lit double. Il y avait une coiffeuse et quelques photos épinglées au miroir. Le regard argenté d'Atlantis, perçant, me fixait à travers lui.

— Qui aurait pu s'en douter ? fut tout ce que je trouvai à dire.

Ma surprise était réelle. Je n'imaginais pas que Mira fut une basketteuse professionnelle, encore moins pour une ligue aussi prestigieuse que la NBA. Personne, connaissant Mira, n'aurait jamais pu songer qu'elle eut une passion pour le basket-ball. Personne. Elle n'en avait jamais parlé, pas même évoqué le sport. Nous étions tant focalisé sur l'instant présent, avions tant mis de barrières et de murailles entre nous et la réalité, que Mira n'avait rien laissé transparaitre.

Nous n'étions tous que des illusions les uns pour les autres, de la poudre aux yeux, un simulacre d'imposture.

Après avoir effleuré avec peine une photographie où sa sœur et elle posaient sous des jours plus heureux, Atlantis se leva et me fit signe de la suivre.

— Viens.

Pourtant, je m'attardai. Les photos d'Hailey – et de Lindsey – me montraient le vrai visage d'Atlantis, son sourire, ses formes. Ce qu'elle aurait dû être aujourd'hui, à peu de choses près. Sauf que, actuellement, Lindsey ne ressemblait pas du tout à cela. La dégradation de son état de santé était alarmante.

Inquiet, je retrouvai mon hôte dans sa chambre, plus sobre, plus froide aussi, à l'image de ce qu'était Atlantis. Pas de maillots ni de banderoles aux murs, pas de photos ni de médailles. Seulement une décoration moderne et épurée. Cet endroit n'était pas une chambre pour se sentir bien, c'était une pièce pour être en sécurité, un sanctuaire. Lindsey devait s'enfermer ici pour se sentir à l'abri dès qu'elle se trouvait menacée, par quoi que ce soit. Peut-être même trouvait-elle refuge sous sa couette, parfois, pour se donner l'illusion d'avoir une barrière défensive supplémentaire, comme nous le pensions tous lorsque nous étions enfants. Mais les fantômes qu'elle cherchait à fuir et dont elle voulait se protéger étaient dans sa tête, et non seulement ils ne lui laissaient aucun répit, mais aucune barrière qui fut en ce monde ne pourrait non plus les contenir et la protéger.

Assise sur son lit aux draps clairs, Atlantis paraissait trop chétive, trop fragile, trop diminuée. Prête à se briser. Comme moi – mais pire, aussi, d'une certaine façon – elle avait perdu sa sœur et ne parvenait pas à faire son deuil. Elle s'était barricadée derrière des murailles plus impénétrables les unes que les autres pour empêcher la mort de la toucher plus profondément encore, mais rien n'arrêtait ce genre de froid glacial. Le gel l'avait brûlée jusqu'à l'âme : elle avait cessé de s'alimenter correctement ; j'avais failli mettre fin à mes jours.

Écrasés par notre deuil commun, je la rejoignis sur le lit et nous parlâmes un peu, entre deux silences, puis un peu plus, jusqu'à ne laisser plus aucune interruption entre deux phrases. Dehors il faisait nuit mais nous ne nous en préoccupâmes pas. Pas plus que nous ne vîmes que l'heure avançait. Notre deuil, notre souffrance, ce que nous avions enduré... nous devions en parler à quelqu'un qui savait, quelqu'un qui l'avait vécu. Personne d'autre ne pouvait nous comprendre. Les psychologues étaient désarmés par nos faiblesses, nos démons, nos cauchemars, nos terreurs. Ils n'étaient pas armés pour traiter des cas comme les nôtres, tout cela les dépassait complètement. Nous fûmes donc une thérapie l'un pour l'autre ; par les mots, les fantômes et les larmes. Mais une thérapie qui soulagea vraiment nos douleurs.

Puis nous fîmes l'amour. Ce sont des choses qui arrivent, à un certain âge, surtout dans ces moments d'incertitude où l'on quête le réconfort comme un toxicomane son héroïne. Soudain, c'était un besoin pressant, une urgence absolue, la nécessité de démontrer à nous-mêmes que nous étions en vie. Je savais que ce n'était que pour une nuit, que c'était tout simplement un moment unique dans nos vies. Ça faisait partie de la thérapie, pensais-je. De notre thérapie.

Je n'avais rien planifié de ce qui s'était passé cette nuit-là. Je ne planifiais jamais rien à l'avance, de toute façon. C'était arrivé, tout simplement, je n'avais pas réfléchi ni pensé aux conséquences. Tout comme je n'avais pas réfléchi en sautant dans cet avion en catastrophe car je m'inquiétais de ne pas avoir de ses nouvelles. SE m'avait apprit à vivre au jour le jour, une priorité après l'autre – une vraie priorité. À l'époque, je n'hésitais pas à traverser les neuf mondes pour venir en aide à un ami qui en avait besoin. Pourquoi donc aurais-je hésité aujourd'hui ? Je ne m'étais pas demandé combien de temps cela prendrait, combien d'argent cela coûterait, si quelqu'un d'autre, un autre ami, ne pourrait pas plutôt s'en charger, si un simple coup de téléphone suffirait. Je n'avais pas songé aux conséquences une seule seconde. Lindsey ne répondant pas, j'avais commencé à m'inquiéter ; j'avais foncé. Et je ne le regrettais pas. Mon amie avait besoin d'aide et j'espérais la lui fournir. Sa santé physique et mentale n'avait pas de prix. Si je voulais éviter qu'elle en vienne à la même extrémité que moi, le suicide, je devais lui donner les moyens de se relever. Elle ne le ferait pas seule, peu importait à quel point elle était forte. J'étais bien placé pour le savoir. A plusieurs, en revanche, nous pouvions nous en tirer. Nous tirer de SE une seconde fois, pour de bon et pour de vrai. Plus besoin de jouer la comédie devant les autres pour s'effondrer dès qu'ils s'en allaient. Nous n'avions pas à faire semblant. Avec de l'aide et du temps, nous allions guérir.

Durant les trois mois que je passais chez les Davis, je vis Lindsey changer de façon significative. Il lui arrivait de faire une crise, de pleurer, mais elles s'espaçaient dans le temps. Elle retrouva son appétit, reprit du poids, redécouvrit le goût de la vie et tout ce que l'on pouvait en faire. Elle commença à évoquer de reprendre un appartement, de retrouver du travail, de voyager.

Comme il fallait s'y attendre, il n'y eut pas que cette nuit-là, finalement. Il y en eut beaucoup d'autres. Chaque fois je justifiais son envie en me convainquant que c'était l'aspect thérapeutique qu'elle recherchait, car je craignais trop de m'attacher à elle et qu'elle se lasse de moi et me rejette. Elle en était à nouveau capable. Elle allait suffisamment mieux pour ne plus avoir besoin de moi. Mais c'était moi qui avais tort, au bout du compte : la fière Atlantis s'était attachée. À moi. Moi, le petit chef de guilde qu'elle ne cessait de réprimander à longueur de réunion. Oui, moi, Shaïn, Helios, le petit grec sans argent, mal fringué et mal coiffé qui ne réfléchissait jamais à rien. Ce n'était donc plus un besoin qu'elle ressentait, ni même de l'envie ; c'était du désir.

Mais là encore, je n'avais rien prévu.

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