Mémoire EAF36L18 - Stay [Jessica]

11 Août 2052 – PARIS : UTC/GMT +1 heure
Jour de l'attaque de Vanaheim

D'un pas machinal d'habituée, je franchis les contrôles sans broncher, et poursuivis mon chemin dans les couloirs aseptisés de l'unité spéciale des soins intensifs pour joueurs de Skyline Emrys. La USSI. Depuis pratiquement deux ans et demi que je faisais ce manège quotidiennement, je m'étais habituée. Plus rien ne pouvait m'affecter ou me surprendre en ces murs. Le calme et le silence qui régnaient en ces lieux faisaient écho avec l'abattement que nous, visiteurs réguliers, ressentions un peu plus chaque jour qui passait.

Mais l'amante maudite de la routine avait pour nom la lassitude, et elles amenaient toujours avec elles une constatation terrifiante que, aveugles à la vérité, nous ne voulions pas regarder en face : la diminution progressive de l'espoir, jusqu'à sa disparition pure et simple. J'avais tant espéré que Charlie se réveillerait dans les jours suivant son hospitalisation... Une cruelle désillusion. Cela faisait 853 jours. Car je les avais comptés. Je les comptais toujours. Personne n'avait trouvé de solution pour les sortir de là. Même les concepteurs du jeu et de Valhalla ne pouvaient rien faire. L'intelligence artificielle qu'ils avaient créée pour rendre leur jeu viable était si douée et intelligente, évolutive, qu'elle avait été capable d'échapper à tout contrôle.

Skyline Emrys était une prison fermée de l'intérieur, dans laquelle cinq millions de joueurs se battaient chaque seconde pour survivre. Ce n'était pas une arène de gladiateurs comme l'avait connue l'empire romain, mais c'était une arène malgré tout, même moderne. Et tout le monde ne pourrait pas gagner. Il demeurait un César au-dessus de la tête des joueurs qui pouvait décider, d'un pouce, de leur ôter la vie ou de leur donner une chance de la prolonger. Car ce n'était que cela : même en survivant un peu plus, ils n'étaient pas assurés de vivre pour autant.

Avec la même appréhension que d'ordinaire, j'entrai dans la chambre de Charlie. Ils étaient environ une centaine de Français hospitalisés dans cette USSI : des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, des citoyens de partout en France. Mais ils avaient tous deux points communs : ils étaient prisonniers de Valhalla dans SE, et ils étaient toujours en vie. L'ami de Charlie, Clément, était dans la chambre d'à côté. Je voyais régulièrement sa mère à la machine à café. Nous nous soutenions mutuellement. Elle ne connaissait pas les parents de Charlie, en revanche ; ils n'étaient jamais venus le voir depuis « l'accident ». Du moins jamais en ma présence. Cela signifiait-il pour autant qu'ils n'étaient jamais venus ?

Quand j'entrai dans la pièce devenue familière, tout était normal. Charlie était couché sur son lit, son fichu casque sur la tête, cette putain d'aiguille plantée dans la nuque. Son corps était percé un peu partout, branché à des machines qui n'étaient pas là pour le maintenir en vie – excepté la perfusion – mais pour suivre ses constantes vitales à chaque seconde, ainsi que ce qui se passait dans son cerveau. Son activité cérébrale était la clé de tout. On trouvait également dans la chambre devenue presque exiguë à cause de toutes ces machines, l'ordinateur de mon protégé. Il était à présent tellement bien protégé de l'intérieur comme de l'extérieur que rien ni personne ne semblait pouvoir venir interférer. Il y avait même un générateur auxiliaire sur lequel Charlie, son ordinateur et ses machines, étaient branchés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour parer à toute coupure de courant. Il avait même son propre accès à internet pour que la connexion soit la meilleure possible, car cela pouvait s'avérer être une question de vie ou de mort. Le même schéma se répétait dans toutes les chambres de l'unité, raison pour laquelle elle avait été créée, à cause des besoins très spécifiques de ces patients.

L'écran de l'ordinateur, placardé à côté du lit de Charlie, nous montrait ce monde virtuel que je haïssais à travers ses yeux. Je le regardais rarement, car je trouvais que cela constituait une violation de sa vie privée et de son intimité. Je ne me le permettais que lorsqu'il faisait ces fichus donjons ou participait aux événements cruels de Valhalla. Grosso modo à chaque fois qu'il risquait sa vie à coup sûr.

L'infirmière de jour, Juliette, était en train de bidouiller quelque chose sur une machine. Une énième manipulation dont le sens m'échappait. Elle me salua lorsque j'entrai :

— Comment s'est passée sa nuit ? m'enquis-je aussitôt, en allant prendre la main tiède de mon protégé.

Juliette me sourit avec compassion. Un cousin à elle était également hospitalisé dans cette unité, alors elle ne comprenait que trop bien les sentiments et émotions que j'éprouvais.

— Rien d'anormal, m'assura-t-elle. Charlie et son amie sont toujours soumis au couvre-feu imposé par leur maître de guilde, donc il dort la nuit. Cela permet à son cerveau de récupérer un peu. Au moins, son état ne se dégrade plus de façon aussi alarmante qu'avant. S'il continue à dormir, il aura des chances de ne pas avoir trop de séquelles à son réveil.

J'avais été horrifiée d'apprendre, dans les débuts, que Charlie se promenait même la nuit, et qu'il passait parfois plusieurs jours sans dormir, causant une dégénérescence avancée et alarmante de son cerveau. Son activité cérébrale avait eu des ratés incontrôlables, et moi des cheveux blancs en quelques secondes. Mais depuis sa perte de conscience du 9 Juin dernier, et la décision de son ami et maître de guilde de lui imposer un couvre-feu, il dormait à poings fermés la nuit et avait retrouvé une activité cérébrale plus proche de la normale.

Ce que j'appréhendais à présent, c'était le moment où ils décideraient d'entrer dans le prochain donjon – le cinquième – ce qui ne manquerait pas d'arriver bientôt. Très bientôt.

— Merci, murmurai-je.

— Bien. Si vous avez besoin de moi vous n'aurez qu'à m'appeler, me salua-t-elle.

— Attendez, la retins-je comme elle partait. Je vais aller saluer Marie, la mère de Clément. Je n'en ai pas pour longtemps. Vous voulez bien rester avec Charlie, s'il vous plait ?

— Bien sûr. Prenez votre temps.

Je la remerciai et sorti. Nous ne laissions jamais nos joueurs sans surveillance. Jamais. Pas même pour aller aux toilettes ou à la machine à café. Du moins pas en journée ou tout pouvait arriver, aussi bien dans le jeu qu'à l'extérieur. Certains individus avaient déjà essayé de porter atteinte à la vie des joueurs à l'intérieur même des hôpitaux, et ce malgré les contrôles assidus et zélés mis en place pour accéder aux USSI du monde entier.

À la machine à café, je retrouvai Marie, comme à son habitude. Clément aussi avait passé une « bonne » nuit. Nous parlâmes un peu de nos prisonniers respectifs sans trop nous étendre sur le sujet que nous connaissions déjà sur le bout des doigts. Nous avions découvert que Charlie et Clément se côtoyaient dans le jeu de temps en temps, et qu'ils étaient devenus amis suite à un duel à l'épée planifié afin de déterminer qui était le meilleur forgeron de SE. Mais avaient-ils conscience qu'au-delà du jeu, de ces avatars et illusions, ils s'adressaient mutuellement à une personne proche qu'ils avaient connue dans la réalité ? Nous en doutions. Rien de leur personnage respectif, ne laissait entrevoir la personne qu'ils étaient dans la réalité.

Dans l'après-midi, Jérémy amena Kyle et Lucas. Nous avions pris l'habitude de passer nos dimanches après-midi tous ensemble à l'hôpital, pour être avec Charlie. Lucas lui racontait toutes ses histoires de la semaine, de ses dernières frasques informatiques à ses notes brillantes, même s'il avait conscience que son frère ne pouvait pas l'entendre. Kyle demeurait silencieux, quant à lui. Parfois, il passait dans la semaine, seul, et travaillait dans cette chambre d'hôpital, juste pour être avec Charlie. Parce que son frère avait besoin de compagnie, disait-il. Je le suspectais surtout d'y trouver lui-même du réconfort.

Cette fois, Kyle regardait l'écran. Charlie semblait s'autoriser, lui aussi, le repos du dimanche, bien que je doutasse fort qu'il ait conscience du jour de la semaine que nous étions.

— Il aime vraiment cette fille, hein, lâcha Kyle, de but en blanc.

Nous nous tournâmes tous vers l'interface de jeu. Ilya, l'amie de Charlie, était – une fois n'est pas coutume – encore avec lui. Seul à seule.

— Si ça se trouve, c'est un mec, cette Ilya, fit remarquer Lucas, très naturellement, assis sur le bord du lit, la main sur le genou de son frère le plus âgé.

Puis il se tourna vers moi et demanda, avec le plus grand sérieux :

— Tu crois que Charlie est gay ?

J'eus presque envie de rire, sans savoir si c'était parce que je trouvais cette remarque idiote, ou parce que je ne savais pas si cette hypothèse me dérangeait ou non. Jérémy répondit à ma place, avec grande diplomatie :

— Cela te poserait un problème, bonhomme ?

Lucas haussa les épaules :

— Je m'en moque, moi. Je me demande juste s'il a conscience qu'il y a peu de filles qui jouent à des MMORPG, et donc qu'il a 90% de chances que cette fille soit en fait un garçon.

J'échangeai un regard perplexe avec Jérémy. Lucas était vraiment trop intelligent pour son âge. Ses camarades d'école n'avaient pas encore ce genre de réflexions ou de pensées. À cet âge, ils ne voulaient que s'amuser avec leurs copains, frimer devant les filles, et en embrasser le plus possible, être le plus fort dans un sport, faire miroiter aux camarades les dernières technologies acquises grâce à la fortune parentale, ou encore parler des premiers androïdes domestiques qui commençaient à apparaître dans les foyers parisiens. Mais pas Lucas. Non, Lucas passait la plupart de son temps les yeux rivés à un écran, à se renseigner sur les dernières avancées technologiques, sur les nouvelles méthodes de piratage et de protection de données, et le hacking de tout ce qui pouvait se révéler plus audacieux que le piratage des objets connectés en possession du directeur de son école.

— Vous voulez que je vérifie ? proposa-t-il avec plus d'enthousiasme qu'il n'aurait dû.

Non pas que je cautionnasse ces pratiques illégales, mais son génie ne cessait de forcer mon respect et mon admiration.

Je secouai la tête, cependant, et Kyle lui répondit à ma place :

— Laisse tomber, Lulu, tu ne pourras pas pirater le système, on te l'a déjà dit. Et puis, c'est à Charlie de le découvrir de lui-même, pas à nous.

— C'est cela. Part du principe que c'est une fille, opinai-je.

Mais à peine avais-je fini ma phrase que, soudain, Kyle réclama notre attention sur le ton de l'urgence :

— Regardez !

Dans le jeu, la terre semblait trembler, et Charlie et Ilya étaient à présent à quatre pattes au sol, incapables de tenir sur leurs jambes, l'air surpris et inquiets.

— Monte le son, Lucas, s'il te plaît, demanda Jérémy, nerveux.

Nous étions tous les quatre tendus vers l'écran.

Ainsi, Valhalla avait introduit un nouvel événement mortel... Jérémy me prit la main et je la serrai fort dans la mienne. Pourvu que Charlie tienne le coup...

— On parie combien que les portails de téléportation sont bloqués ? grogna Kyle avec colère.

Lucas tendit un doigt vers l'écran :

— Regardez, c'est Kallaan ! Je veux dire, Clément...

Cela me rassura un peu de les voir ensemble. Ils avaient connu des situations désespérées tous les deux, mais ils s'en étaient toujours sortis en se serrant les coudes. Charlie était d'un niveau si faible comparé à celui de ses amis...

— Bingo, soupira Kyle, me tirant de mes réflexions. Vanaheim est attaqué et ils sont coincés là.

— On dirait qu'ils quittent la ville, ajouta Lucas tandis que les trois compagnons d'armes prenaient effectivement la direction de la sortie d'Yglingar, la capitale des Vanes.

Ils marchèrent un moment avant de tomber sur cinq griffons assez hostiles que Kallaan – Clément – renvoya presque à lui seul au néant. Cela parut sérieusement agacer Charlie.

Néanmoins, il n'y avait toujours rien d'anormal qui serait lié à cet événement annoncé un peu plus tôt. Ce calme était d'autant plus inquiétant que le choc risquait d'être encore plus douloureux.

Le jugement divin ne tarda d'ailleurs pas à tomber, littéralement.

— Oh mon dieu, soufflai-je en m'agrippant à Jérémy, enfonçant mes ongles dans la peau de son bras nu.

Sous nos yeux horrifiés, le ciel noir de nuages se mit à vomir des météorites en feu. Charlie et ses amis couraient partout, zigzaguant entre les boules incendiaires afin d'éviter d'être touchés. Chacune de leur esquive me tétanisait un peu plus, et je craignais de n'avoir bientôt plus un seul muscle en état de fonctionner tant je me figeais au fur et à mesure.

Soudain, une boule de feu percuta Clément de plein fouet, avec une violence inouïe. Nous hoquetâmes tous d'horreur. Dans la pièce d'à côté, les parents de Clément crièrent spontanément. Je me levai d'un bond.

Incrédules, nous regardâmes l'avatar de Clément disparaître purement et simplement. Quelques secondes après, nous entendîmes des pas de course dans le couloir, tandis que les machines de la chambre adjacente se mettaient à hurler à tout va. Nous savions malheureusement tous ce que cela signifiait, et mon cœur était glacé d'effroi.

Mes mains gelées tremblaient d'horreur et de désespoir, mais je posai néanmoins l'une d'entre elles sur la main que Lucas avait posée sur celle de Charlie. Je fixais l'écran sans pouvoir m'en détacher, le cœur battant.

— Accroche-toi Charlie, accroche-toi. Je t'en supplie, accroche-toi...

Nous étions tous les quatre pratiquement collés à l'écran, tous nos muscles tendus, le cœur au bord des lèvres, incapables de quoi que ce soit d'autre que de fixer cette fenêtre ouverte sur un monde inaccessible, dans l'attente malsaine que la mort vienne aussi frapper à notre porte. Nous espérions qu'il s'en sorte... mais s'en sortirait-il ?

Cette pluie infernale dura deux jours, pendant lesquels elle ne laissa aux joueurs aucun répit. Même lorsque ce fut fini, Charlie et Ilya ne bronchèrent pas, en état de choc. Il fallut attendre le lendemain pour que leurs amis viennent les chercher.



15 Août 2052 – PARIS : UTC/GMT +1 heure
Quatre jours plus tard

L'incident m'avait laissée insomniaque, éreintée, et encore tremblante de peur.

Aujourd'hui, j'étais seule avec Charlie, parce que je ne faisais que passer en coup de vent. Il était sauf, mais la perte de son ami, sans se douter qu'il s'agissait de Clément, l'avait terriblement ébranlé. Il n'avait toujours pas décollé de son lit, dans le jeu. Il n'y avait donc rien de nouveau à savoir et rien à voir.

Je lui pris la main et sentis mes larmes affluer avant même d'avoir ouvert la bouche pour parler, la gorge nouée :

— Je suis tellement heureuse que tu sois vivant, Charlie...

Mes larmes ruisselaient, éclaboussant celui que je considérai comme mon propre frère. Ces larmes laissaient des tâches plus sombres sur les draps, mais pas sur mes vêtements, car ils étaient d'un noir abyssal, déjà.

— Je vais à l'enterrement de Clément, aujourd'hui... Je sais que si tu avais été là, tu serrais venu. Mais puisque tu ne peux pas lui dire au revoir – puisque tu n'as pas pu – je vais le faire à ta place...

Ma gorge était tellement douloureuse que même me taire faisait mal.

— Ne m'oblige pas à t'enterrer aussi, Charlie. Sinon, je ne pourrai jamais me le pardonner, et je ne m'en remettrai jamais. Je t'en supplie, bats-toi et reviens-nous en vie, peu importe le temps que cela prendra. Reste en vie, surtout. Reste en vie...


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