Mémoire CO96PR677 - Into smithereens [Lucas]

6 Mai 2061 – PARIS : UTC/GMT +2 heures
5 ans et demi après la libération


Charlie me regardait étrangement, la tête penchée sur le côté et les yeux plissés. Je savais qu'il s'interrogeait car je connaissais cette tête par cœur, mais n'importe qui d'autre l'aurait aisément deviné. Sans honte, je profitai de ce moment de plaisir certain : j'aimais susciter l'interrogation des autres, cela signifiait que j'étais imprévisible et c'était un régal pour moi de toujours surprendre. Des qualités que le vice-président de Luxury Stars devait posséder, car l'innovation se résumait en grande partie à cela aujourd'hui : surprendre. Or, comment surprendre une société qui avait développé une intelligence artificielle du calibre de Valhalla ?

— Et donc, cette surprise, qu'est-ce que c'est ? s'enquit Charlie avec méfiance.

Mon frère, lui, détestait les surprises. À sa décharge, il avait suffisamment fait les frais de celles de Valhalla. Mais les miennes étaient inoffensives.

— Une surprise est une surprise, répliquai-je avec mystère. Dès que Emma sera revenue je vous emmène tous les deux quelque part.

— Où donc ? s'enquit l'intéressée en s'approchant de nous avec son fauteuil roulant.

Jess était avec elle. Il ne manquait plus personne.

— Les enfants sont couchés ? demanda doucement mon frère à sa femme.

Qui aurait cru que Charlie serait ainsi un jour, un peu papa poule sur les bords, et à ce point en admiration devant une femme ?

Elle lui sourit avec tendresse – et quel sourire !

— Oui, et je suis certaine qu'ils dorment déjà.

— Rassurez-vous, les vikings. Vos deux loupiots sont entre de bonnes mains ; je veillerai sur eux comme s'ils étaient la prunelle de mes yeux, promis Jess avec un clin d'œil complice à Charlie.

— Et les tiens, où sont-ils ? demanda mon frère, réalisant soudain que Jess était seule ce soir.

— À la maison, avec Jérémy. Je suis en service, je te rappelle. Je suis toujours la gouvernante de cette maison. Ils passeront demain tous les trois pour passer un peu de temps avec vous avant que vous ne soyez réquisitionnés par la France entière...

Charlie lui renvoya un regard noir qu'elle feignit ignorer avec dédain. L'intérêt médiatique pour l'incident de Skyline Emrys s'était essoufflé mais pas complètement éteint. Malgré les années, dès que mon frère revenait en France, tout Paris sautait sur l'occasion pour organiser des conférences et des interviews à rallonge pour les entendre dire les mêmes choses que ces cinq dernières années. Néanmoins, ce soir, Charlie et sa femme étaient tout à moi.

Je frappai dans mes mains une fois pour attirer l'attention générale à moi. J'étais peut-être encore plus impatient qu'eux quant à ce qui nous attendait.

— Bon, puisque Jess va garder vos enfants en notre absence – ce qui devrait vous rassurer – est-ce que nous pouvons y aller maintenant ?

Charlie grimaça. Non, il n'aimait vraiment pas les surprises et ne s'en cachait pas. Emmaline, elle, sourit en acquiesçant, pleine de confiance.

— Nous sommes prêts. On prend la voiture ?

— Oui, c'est moi qui vais conduire ce soir, répondis-je avec malice.

Du coin de l'œil, je vis mon frère se crisper imperceptiblement, mais il ne fit aucune remarque. Sa réaction me troubla. Mon frère m'avait très peu vu conduire dans la mesure où je n'avais obtenu mon permis que trois ans plus tôt et qu'il vivait au Royaume-Uni, mais de mémoire à aucun moment il ne m'avait fait le moindre commentaire sur ma conduite au volant.

Je m'interrogeais encore sur les raisons de sa réaction en montant derrière le volant lorsque ma belle-sœur, assise derrière moi, s'expliqua d'elle-même. Charlie venait de la déposer et était en train de charger le fauteuil dans le coffre. Nous avions trente secondes pour mettre des mots sur ce qui venait de se passer.

— Il ne conduit plus, m'apprit-elle simplement, avec un regard triste. C'est très récent mais il s'y tient. C'était sa décision, néanmoins il lui a fallut beaucoup de courage pour la prendre. Il craint de plus en plus de confondre les panneaux de signalisation, d'inverser les pédales, d'oublier le frein parking, de... D'oublier, tout simplement. Il préfère renoncer, avant de causer un accident. Avant de ruiner la vie de quelqu'un, et de parachever la destruction de la sienne.

Je ne dis rien, ce qui fut une sage décision puisque mon frère s'assit à l'arrière avec sa femme quelques secondes plus tard. Me contraignant à demeurer impassible, le choc de la nouvelle se mit à tourner en boucle dans mes pensées, occultant provisoirement tout le reste. Quel serait la prochaine étape de sa maladie ? C'était la question que nous tous, sa famille, ses amis, nous posions à son sujet. L'inquiétude ne ferait que grandir en même temps que sa maladie. Mais ce n'était pas le sujet de notre sortie ce soir.

Jouant les apprentis chauffeurs, je me glissai dans la circulation parisienne, voiture noire aux verres fumés parmi tant d'autres, noyée dans la nuit.

Charlie ne réagit enfin que lorsqu'il reconnu le bâtiment et le logo ϹϺϽ. Il réagit mal, d'ailleurs, presque violemment. Le changement de comportement fut radical.

— Bordel, Lucas, tu joues à quoi, là ? C'est ça, ta surprise ?! Ramène-nous TOUT DE SUITE ! scanda-t-il d'une voix déformée par la rage que je ne lui connaissais pas.

— Du calme, Charlie, tentai-je de le rassurer en me garant à ma place attitrée de co-PDG.

— Que je me calme ? gronda-t-il, son regard me fusillant à travers le rétroviseur intérieur. Tu m'emmènes dans les bureaux de la Luxury Stars ! La dernière chose dont j'ai besoin c'est d'une confrontation avec... avec...

Le mot ne voulait pas sortir. Il y avait longtemps qu'il n'avait plus de sens pour lui.

— Ce n'est pas pour eux que je vous ai amenés ici, répondis-je en toute honnêteté. Et les parents sont à Toronto en ce moment, de toute façon.

Imperceptiblement, Charlie parut se calmer, mais il continua à fixer le logo lumineux de l'entreprise avec autant d'appréhension et de méfiance que de colère. Oui, c'était pour tous ces menus détails qu'il n'aimait pas les surprises. Il en avait vraiment trop souffert sous Valhalla. Pourtant, c'était plus fort que moi, il fallait que je leur fasse la surprise. Il ne pouvait pas en être autrement. Leur réaction n'avait pas de prix.

Je jetai un coup d'œil à Emma, beaucoup plus sereine. Elle me faisait confiance. Elle savait que je n'organiserais aucun piège retord destiné à les effrayer ou leur causer du tort. Mais les blessures de Charlie étaient dans sa tête, marques à vif dans une âme déchirée que même ses proches ne sauraient jamais guérir. Blessures plus marquées chez lui que chez tous ses autres compagnons.

La belle anglaise posa une main rassurante sur le genou de mon frère et il se calma instantanément.

— Allons voir ce que Lucas nous a préparé. Cette surprise ne va pas nous tuer, elle, au moins.

Charlie ouvrit la bouche pour me récriminer, certainement, alors je préférai lui couper l'herbe sous le pied. Le laisser broyer du noir dès que l'on suscitait sa peur n'était pas une bonne idée.

— A vrai dire, il y en a deux. J'ai deux surprises.

— Voilà pourquoi je déteste ça, grogna mon frère en me jetant un regard noir.

Emma le réprimanda d'une légère tape sur le genou.

— L'une d'entre elle vous plaira à coup sûr, poursuivis-je. L'autre... et bien,... c'est la raison de votre présence ici. Nous verrons.

Et je descendis de la voiture, coupant court à la discussion.

Mon frère avait tout juste vingt neuf ans, était marié et père de deux petits garçons. Pourtant, sous cette apparence d'homme guérit – où presque – de sa plus profonde blessure, j'avais conscience de n'avoir pas retrouvé le frère dont j'avais gardé le souvenir onze ans plus tôt, avant que tout ne bascule. Je savais à présent qu'il ne reviendrait jamais. Alors, à défaut de persévérer bêtement à le ramener à une enfance perdue depuis trop longtemps, j'allais tout faire pour le retenir aussi longtemps que possible dans le présent, à ces jeunes années d'adulte qui seraient probablement les meilleures de son existence. C'était tout ce que je pouvais lui offrir.

Une fois que Charlie eut installé Emma dans son fauteuil, nous pénétrâmes dans le bâtiment, éclairé comme un phare dans la nuit. Charlie était nerveux mais sa femme n'avait visiblement pas l'intention de le ménager davantage.

— C'est donc ici que tu travaille, murmura-t-elle à mon adresse avec admiration lorsque nous traversâmes le hall tout de verre, levant le nez vers le plafond invisible en raison de la hauteur de la tour. Co-PDG alors que tu n'as que vingt-et-un an... et ce depuis trois ans ! C'est impressionnant. Je souhaite que Flynn et Loup aient un jour une chance comme la tienne.

Je vis Charlie ouvrir la bouche, se raviser. Je connaissais son sentiment sur cet endroit qui ne lui rappelait que de mauvais souvenirs. Mais contrairement à lui, ce n'était pas mon cas. S'ils voulaient le meilleur pour leurs enfants, ils pouvaient leur souhaiter au moins autant de réussite que moi.

Un homme en costume noir impeccable traversa le hall de l'immense gratte-ciel et nous salua tout juste, un peu sèchement, le menton relevé avec dédain :

— Messieurs Dufau de Maluquer, madame...

Dès qu'il se fut éloigné, Emma me jeta un regard en biais. Je haussai les épaules.

— J'ai beau être le fils de « Monsieur » et avoir officiellement le statut de vice-président depuis l'année dernière, les vieux croutons n'apprécient pas les petits jeunes qui volent les postes pour lesquels ils ont travaillé toute leur vie. Fichus carriéristes...

Charlie renifla avec dédain à l'adresse de l'employé qui venait de sortir.

— Le poste de vice-président n'a jamais été à prendre, de toute façon. C'est une question d'héritage, tout simplement.

— Exact, confirmai-je sans vouloir que l'on s'appesantisse sur ce terrain glissant. Mais ça, personne ne le sait, et je me moque pas mal de leur avis. Venez.

Je les guidai ensuite vers un ascenseur vitré que seuls quelques privilégiés étaient autorisés à emprunter.

— Bienvenue, monsieur Dufau de Maluquer, fit une voix féminine lorsque je passai mon pouce sur le lecteur d'empruntes digitales. Seizième étage ?

— Merci, Victoire. Oui, seizième, s'il te plait, répondis-je poliment.

Tandis que les portes se refermaient, je vis l'expression horrifiée de mon frère et celle, inquiète, de ma belle-sœur. Inutile d'être devin pour comprendre quel était le problème.

— Victoire est une semi-intelligence artificielle. Elle se contente simplement de faire des estimations et des probabilités sur les demandes les plus fréquentes des usagers. Mon bureau est au seizième donc elle sait qu'il y a de grandes chances pour que ce soit ma destination.

— Valhalla aussi n'était qu'une « intelligence artificielle » à l'origine, sensé se contenter de corriger les bugs et d'assurer la maintenance du système, contra Charlie d'une voix sourde.

Emma ne dit rien, mais son malaise était palpable. Malaise que je ne partageais pas avec eux sur ce sujet malgré ce qui leur était arrivé et dont j'avais subis indirectement les dommages.

— Il faut vivre avec son temps, Charlie, répliquai-je brièvement et sans animosité. Nous respirons dans un monde où Valhalla a tué des millions de personnes, et dont la leçon n'a été retenue que pour les dix ou vingt ans à venir. A échéance, une nouvelle génération se croyant plus forte et intelligente que nous réitérera nos erreurs et donnera naissance à d'autres IA semblables. On ne peut pas effacer l'existence de Valhalla de la mémoire de l'Humanité. Par conséquent, nous ne sommes plus en capacité d'empêcher l'Évolution d'aller dans ce sens. Le plus dur est déjà fait : l'homme a donné naissance aux IA. Il est déjà trop tard pour regretter et faire machine arrière.

Aucun des deux n'opposa le moindre commentaire à mes arguments. Ils étaient réticents face à ce monde mais pas sots au point de le repousser stupidement sans admettre la part importante qu'il jouait dans notre société et celle qu'il prendrait à l'avenir. Cependant, ils avaient un regard unique sur la direction que prenait notre évolution que nous n'avions pas tous. Parce qu'ils étaient les premières vraies victimes de la technologie, et que puisqu'elle les avait brisés, ils vivaient en décalage constant avec elle, par méfiance, par peur que le cauchemar ne recommence, qu'il empire, qu'il devienne réalité. Parce qu'ils savaient, eux, que ce qui leur était arrivé, à « petite échelle », risquait un jour de s'appliquer à l'humanité toute entière.

J'étais en train de réfléchir à une parole rassurante à leur adresser lorsque les portes s'ouvrirent et que la voix de Victoire se fit à nouveau entendre :

— Seizième étage : direction.

Nous sortîmes de l'ascenseur et je les guidai vers une porte en titane brossé. Mon nom et prénom ainsi que ma fonction étaient gravés en grandes lettres dorées à même la porte. La preuve que ce genre de poste et de boulot était signé à vie.

Je fis signe à mon frère d'entrer le premier. Il connaissait déjà les lieux puisque ce bureau aurait dû être le sien.

— Après toi, Charlie.

Il marqua une hésitation sans faire mine de vouloir aller plus loin.

— C'est derrière cette porte ta surprise, c'est ça ? devina-t-il avec appréhension.

J'opinai avec un sourire que je ne parvenais pas à mieux dissimuler.

— Allons, cette surprise ne devrait pas te manger, elle a déjà été nourrie à l'heure qu'il est !

Prenant une inspiration et son courage à deux mains, je le vis capituler et pousser la porte. Il entra lentement et Emma et moi suivîmes, refermant la porte derrière nous. Charlie, planté dans l'entrée du bureau, fixait la personne assise à ma table de travail la bouche entrouverte et les yeux exorbités.

Le silence s'étira indéfiniment.

— Akira, mais qu'est-ce que tu fais ici ?

L'intéressé releva la tête de son travail et eut un sourire narquois. Charlie et lui s'étaient bien trouvés, pour une multitude de raisons. Ils étaient semblables et complémentaires de bien des façons.

— Je travaille, vois-tu, pendant que d'autres sont en vacances, pour ne citer personne.

Mon frère voulut répliquer quelque chose, mais Emma se porta à la rencontre de notre ami, folle de joie.

— Akira ! Je suis si contente de te revoir. Comment vont ta femme et ta fille ?

Le japonais se leva, l'embrassa, heureux également de la revoir.

— Tout le monde va très bien. Et vous, comment se portent vos deux petits ?

— Oh ils pètent la forme, si vous voulez bien me passer l'expression, le rassurai-je en grimaçant. Ce qui me fait dire que je ne suis pas du tout prêt pour ça !

Tout le monde rit.

Charlie donna l'accolade à son vieil ami puis demanda avec curiosité et perplexité :

— Depuis quand es-tu à Paris ? La convention est finie depuis tout juste trois semaines que tu t'y remets déjà ?

— Je suis arrivé il y a deux jours, avoua Akira, mais Lucas m'a fait jurer de ne rien dire. Et vous n'êtes arrivés de Londres que ce matin, de toute façon. Alors j'en profite pour bosser. La Convention Sydney 2062 est déjà bien avancée, nul besoin de trop s'en préoccuper pour le moment, si tu veux tout savoir. Non, je suis ici pour travailler sur le MD. Mais ça... je vais laisser Lucas vous en parler.

Tous les trois se tournèrent vers moi, braquant les projecteurs dans ma direction pour un moment d'autosatisfaction que mon ego porta aux nues.

— OK. Akira était la première surprise, le MD est la seconde. Venez, ça se passe plus bas, ou labo de développement et d'expérimentation.

En me détournant pour sortir, je surpris le regard interrogateur de mon frère à l'adresse de son ancien coéquipier. C'était un peu douloureux à admettre mais Charlie avait davantage confiance en ses amis des Fils de la Lumière qu'en sa propre famille. Pouvais-je l'en blâmer ?

Notre famille n'était pas un modèle d'exemplarité. De plus, j'avais été témoin de certaines des tragédies de sa vie alors, avec le temps, en tant que dommage collatéral, j'avais fini par reconnaître que la confiance unique qui liait mon frère à ces gens hors du commun avait été tissée dans le sang et la souffrance, dans la nécessité et leurs instincts de survie les plus primaires. Cela allait au-delà des liens de sang. Bien au-delà. Lorsque la vie était en jeu, les liens les plus indéfectibles se formaient, inspirant une confiance à l'épreuve même de la mort. Les survivants de SE partageaient ce lien entre eux, et entre eux seuls. Un lien que, en un sens et pour ces raisons, j'espérais ne jamais devoir partager avec lui.

Nous quittâmes le bureau et descendîmes au sous-sol. Une fois au deuxième niveau inférieur, nous pénétrâmes dans une zone sécurisée sans fenêtres ni ouvertures d'aucune sorte. Un programme identifia ma voix d'après une phrase mot de passe qui changeait tous les jours, reconnu mes empruntes digitales, mon profil rétinien ainsi qu'un pass que j'étais seul à posséder. Après quoi, j'ouvris la porte 8 dont l'existence était connue par un nombre de personnes pouvant tenir sur les doigts d'une seule main.

Charlie et Emma comprirent rapidement le caractère ultra confidentiel de ce que je voulais leur montrer car ils commencèrent à se montrer nerveux.

— Tu as accès à tout ça toi aussi, Akira ? demanda Emma, impressionnée.

— Oui. Le partenariat avec le groupe Dufau de Maluquer ne se cantonne pas uniquement à la Convention, leur expliqua l'intéressé.

J'en profitai pour réagir et glisser discrètement une autre information que j'avais tenue secrète jusqu'ici et qui faisait partie des diverses surprises que je leur réservais ce soir.

— En parlant de Dufau de Maluquer... Le groupe va se séparer de la Luxury Stars. Littéralement. On ne va pas vendre, on va dissocier le groupe de la marque. Jusque-là nous utilisions indistinctement les deux. C'est fini. A présent, la Luxury Stars sera reconnue comme marque à part entière du groupe. Ce qui me permet de rattacher ma propre unité de façon distincte des activités précédentes du groupe. Elle sera connue sous le nom de Mad Tech™.

Mon annonce fit mouche. Charlie dirigea vers moi un regard assassin et il ne parvint pas à réprimer un frisson qui agita fugacement toute sa colonne vertébrale.

— Ce n'est plus de l'humour douteux, c'est du cynisme, là, Lulu.

Je marquai un temps d'arrêt. Il y avait bien longtemps – des années – qu'il ne m'avait pas appelé ainsi.

— Tu as raison. Heureusement, j'ai la tête sur les épaules, et je ne suis pas encore tout à fait cynique. Non, j'ai baptisé cette unité Health Tech™.

Mon frère se détendit légèrement et acquiesça pour marquer son approbation.

— Tu comptes « guérir » avec de nouvelles technologies ? voulut savoir Emma, curieuse.

Comment aurait-elle pu ne pas l'être ? Chaque jour elle se levait en songeant aux prouesses de la médecine qui lui étaient refusées parce que Valhalla avait trop détruit son cerveau pour que ses jambes inertes puissent la porter à nouveau un jour.

Je les incitai à entrer tous les trois dans la pièce plongée dans l'obscurité.

— L'idée est d'apporter une aide à ceux qui en ont besoin, quelle que soit la nature de ce besoin. Tant que la technologie nous aidera à soigner les maux de l'humanité, Health Tech™ inventera des outils pour ça.

— Ouah, tu as même déjà pensé à un slogan !

— Il vient de l'inventer, répliquèrent Akira et Charlie dans un ensemble parfait.

J'éclatai de rire et refermai la porte, nous plongeant dans le noir le plus total.

— Bon, vous êtes prêts ? Je vous présente... le Memory Dive.

Et je passai ma main devant l'interrupteur, la lumière soudaine révélant les formes douces et voluptueuses de la machine qui n'avait déjà plus rien d'un prototype et dont j'étais si fier.

Pourtant, Charlie ne s'intéressa pas à la machine. Son nom, lui, accaparait déjà toute son attention. Son regard, lui, était plein de méfiance.

Memory Dive ? A quoi est-ce que tu l'emploies, exactement ?

— Comme son nom l'indique, il sert à naviguer dans la mémoire, répondit Akira à ma place, avec calme.

Charlie se raidit aussitôt et Emma prit délicatement sa main pour le détendre et le rassurer, autant que pour se donner elle-même du courage. Pour qu'ils comprennent, nous devions leur montrer.

— Ok, qui veut essayer ? lançai-je à la cantonade.

— On ne touchera pas à ta machine avant que tu ne nous aies expliqué ce que c'est, contra mon frère d'une voix forte et ferme.

J'oubliai si facilement que sa responsabilité de mari et de père l'avait rendu autrement plus protecteur qu'auparavant, indépendamment du fait qu'il était réfractaire à la technologie.

Akira haussa les épaules avec son flegme habituel, un geste que Charlie connaissait et qu'il pourrait trouver réconfortant et sécurisant.

— Je l'ai bien fait, moi.

Emma secoua la tête avec un regard d'excuse.

— Tu as aidé à la concevoir. Tu en connais tous les mécanismes, les moindres méandres. Notre mémoire, nos souvenirs... c'est le seul témoignage qu'il nous reste de la plus sombre époque de SE, de Valhalla. C'est la preuve que notre aventure était réelle. La seule preuve. Nous ne sommes pas prêts à faire à nouveau à ce point confiance à la technologie. Pas encore.

— Vraiment ? murmura pensivement mon associé, le regard vaguement tourné vers Charlie, impassible.

Je les connaissais suffisamment tous les deux, à présent, pour affirmer qu'il demeurait toujours des secrets connus d'eux seuls. Cependant, je fis mine de n'avoir rien vu. Quoi que ce soit, si cela restait entre eux, je n'avais pas à y fourrer mon nez.

Je frappai dans mes mains pour focaliser à nouveau l'attention générale sur moi et le sujet qui nous réunissait à cet endroit.

— Cette machine est le Memory Dive, en partie inspirée de l'Infinity Drive. Sauf qu'ici, ni aiguille, ni IA, ni monde démentiel dans la 7ème dimension. Il s'agit seulement de naviguer dans les souvenirs enregistrés par la machine. Comme une bonne vieille télé ou un ordinateur.

— Avec une expérience inédite en prime, compléta Akira avec nonchalance. Car il s'agit d'une immersion dans les souvenirs de quelqu'un : les images, les sons, et même... les pensées.

Un silence tomba sur la pièce et je guettai la réaction de mon frère et de sa femme. Tous deux s'étaient figés, les yeux écarquillés, comme ahuris. Ce n'était pas anodin dans le sens ou cette machine pouvait préserver la mémoire de mon frère avant qu'elle ne soit définitivement perdue. Et ce n'était pas non plus une question de hasard si je m'étais autant intéressé à la question et autant investit dans ce projet sans précédent dans l'histoire de l'humanité : j'avais fait tout cela pour lui.

Néanmoins, le Memory Dive était une machine intrusive. Elle copiait les souvenirs, parvenait à violer les pensées même les plus anciennes cachées quelque part au fin fond de notre mémoire. Chaque être humain avait son jardin secret qu'il désirait entretenir et garder pour lui seul. Je pouvais donc comprendre que le MD leur fasse aussi peur que l'ID.

Comme ils demeuraient muets et tétanisés, j'ajoutai d'une voix douce pour ne pas les brusquer :

— Grâce au Memory Dive, SE ne sera jamais qu'un simple fantôme coincé dans quelques mémoires. Ce sera réel. Quand tous les procès de SE auront été réglés, les vidéos de tous les joueurs seront effacées, excepté quelques échantillons pour la convention annuelle. Akira m'en à parlé. Alors, tout va disparaître.

— Tu l'as fait pour préserver les souvenirs de Valhalla ? demanda enfin Charlie, perplexe.

— Je l'ai fait pour préserver les tiens.

Il y eut un nouveau silence. Infini.

Enfin, Emma fit rouler son fauteuil jusqu'à celui de la machine.

— C'est sans danger ? demanda-t-elle, l'air de rien.

— Par acquis d'expérience tu sais pertinemment que le risque zéro n'existe pas, contra Akira en croisant machinalement les bras sur sa chemise blanche et impeccable. Mais Lucas est doué. Très doué. Je n'ai donc rencontré aucun problème lors de ma première utilisation.

Mon frère ouvrit des yeux ronds, médusé, et désigna le Memory Dive du doigt.

— Tu as testé cette chose ? Tu as pu ?

— C'est mon travail, Charlie, répondit simplement notre ami sans s'étendre.

Entre ces deux-là, les silences signifiaient autant que les mots, mais il n'y avait qu'eux pour les comprendre. Je croyais deviner ici qu'ils évoquaient les blessures à vifs qui ne se refermeraient jamais, mais aussi, peut-être, le besoin et la nécessité de tourner la page et d'avancer.

Il n'y avait actuellement qu'un seul enregistrement dans le Memory Dive, mais puisqu'il n'était pas à moi, il ne m'appartenait pas de le partager, même avec mon frère et ma belle-sœur.

— Je veux essayer.

La voix fusa, claire et déterminée. Nous nous tournâmes tous vers la seule femme de la pièce qui, elle, était déjà en train de réfléchir au moyen de grimper sur le fauteuil de la machine, seule.

Charlie tenta aussitôt de s'y opposer. Par peur. Par peur de tout perdre encore une fois. Par faiblesse aussi. Cependant, elle le fit taire sans même avoir à insister. Emma était de ces femmes-là qui, d'un regard, pouvaient tout faire, tout obtenir, plier le monde à leur volonté. Alors, plutôt que de lutter contre elle, Charlie prit le parti de l'aider à s'installer sur le siège et elle ne le dissuada pas de lui tendre la main pour ça. Chacun faisait des compromis, ainsi allait leur couple. Ils ne se disputaient jamais. Il leur arrivait de ne pas être du même avis, mais il y en avait toujours un qui avait la sagesse de rapidement baisser pavillon, indistinctement et de façon aléatoire.

Nous nous approchâmes tous du fauteuil installé dans une position figée entre assis et couché.

— Tu es sûre de toi ? demandai-je une dernière fois, pour être certain.

— Oui ! Maintenant vas-y, met-moi ta passoire sur la tête et explique-moi comment ça marche.

Je soupirai légèrement et fis signe à Akira qui installa de petites électrodes sur son crâne tandis que j'expliquais :

— Sélectionne le souvenir de ton choix dans ta tête. De préférence un souvenir émotionnellement fort ; leur mémoire est plus vivace donc beaucoup plus facile à capturer tout en limitant considérablement la perte de données. Le Memory Drive n'enregistrera que ce que tu voudras bien lui montrer. Essaye de penser à un point de départ et à un point de chute. Quelque chose de pas trop long.

Elle opina pour signifier qu'elle avait comprit et Akira lui donna une minuscule pastille à peine plus grosse qu'un pouce.

— Tu appuies dessus quand tu es prête, et une deuxième pression quand tu auras fini.

— D'accord. C'est douloureux ?

— Douloureux ? m'offusquai-je. J'ai dit Health Tech™, pas Pain Tech ! Est-ce que tu as mal lors d'une radio ou un IRM, ou même un scan ? Non. Ici c'est la même chose. C'est juste que nous travaillons sur l'imagerie de... la mémoire.

— Dans ton intérêt, il vaut mieux que ce soit le cas, gronda mon frère en me fixant d'un regard menaçant.

Avant SE, il n'aurait jamais eu ce regard là, encore moins dirigé contre moi. Mais il y avait eu SE. Et la sécurité de sa femme était aujourd'hui une priorité vitale pour lui.

Je me mis au garde-à-vous.

— Ma technologie, ma responsabilité.

Puis, me tournant vers Emma :

— Prête ?

— Prête.

— Ok, on va reculer un peu et lancer le processus. Tu vas entendre un crépitement ; c'est le signe que la machine est prête et que tu peux commencer dès que tu en as envie, grâce à la télécommande.

— C'est bon, j'ai compris. De l'air, les garçons, honneur aux dames.

A contrecœur, Charlie recula avec nous en dehors de la ligne rouge tracée au sol. Quelques secondes après, une cloche lumineuse en verre opaque s'abaissa doucement sur le crâne d'Emma, ne laissant que sa bouche et son menton dépasser. Puis, le grésillement caractéristique se fit entendre et un voyant vert s'alluma pour signifier que l'enregistrement avait commencé.

Charlie commença à taper nerveusement du pied, raide entre Akira et moi.

— Et ça dure combien de temps, cette lobotomisation ?

— Ce n'est pas une lobotomisation, Charlie, soupirai-je de dépit en levant les yeux au plafond. Et cela durera aussi longtemps qu'elle le voudra. Si ses souvenirs du moment qu'elle souhaite conserver sont trop éparpillés dans sa mémoire se sera plus long. Notre mémoire est fragmentée. Tout dépend de la longueur et de la nature du souvenir qu'elle à choisit, et de sa capacité à réunir tous les instants de ce moment particulier.

Mon frère sembla accepter mon explication, mais cela n'apaisa aucunement sa nervosité.

Commença alors une longue attente qu'Akira et moi mîmes à profit pour étudier le comportement de la machine en pleine utilisation dite « normale ». Pour Charlie, en revanche, ce fut peut-être un peu comme lors des naissances de ses deux enfants, une attente longue, interminable même, passée à s'angoisser pour la sécurité et la vie des êtres aimés.

Lorsqu'enfin le voyant passa du vert au orange, quarante-sept minutes plus tard, nous avions non pas un mais deux fichiers de mémoire enregistrés, dont la qualité s'avérait être des plus prometteuses.

Charlie se rua sur sa femme sitôt qu'Akira lui fit signe qu'il pouvait aller la rejoindre.

— Comment est-ce que tu te sens ? demanda-t-il aussitôt.

Emma cligna des yeux un moment puis lui sourit.

— Comme un charme, avec un mal de crâne.

— C'est à cause de la machine...

Elle prit un air blasé.

— Bien sûr que c'est à cause de la machine, Charlie. En revanche, pas besoin de machine pour avoir mal à la tête. Ne prend pas des raccourcis trop faciles simplement parce que tu te méfies de la technologie.

Au regard qu'elle lui lança il leva les mains en signe d'apaisement.

— D'accord, tu vas très bien. le sujet est clos.

Elle rit et il finit par sourire. Il était évident, à les regarder, qu'ils partageaient un lien spécial que l'on ne retrouvait pas chez tous les couples, même les plus fusionnels ou les plus épanouis. Un lien que Valhalla avait tissé pour eux. Un lien qu'ils devaient à cette machine que Charlie détestait tant.

Emma se tourna vers nous, restés derrière le bureau de contrôle.

— Alors, ça donne quoi ?

— Vu la longueur du fichier – pardon, des fichiers – je pense que le résultat va être bon. Très bon, même, l'informai-je avec un sourire ravi.

Akira, plus pragmatique, l'interrogea sur le contenu :

— Tu as revisité ta vie en accéléré, là, non ?

— Non, contra-t-elle avec un regard malicieux. Seulement les grands moments de notre mariage.

Charlie fronça les sourcils. J'étais certain qu'il ne voyait pas d'un bon œil le fait qu'une partie de leur vie privée soit ainsi exposée.

— Nous en sommes seulement au stade expérimental, cru-je bon de préciser alors. Les mémoires enregistrées pendant la période de test n'ont pas de vocation à être conservées. Dans le cas contraire, une autorisation de stockage et une autre d'exploitation seront demandées au propriétaire. En cas de refus, la mémoire sera détruite.

Emma sembla sauter sur l'occasion, comme si elle guettait le sujet depuis le début de la conversation.

— Je peux le faire maintenant ? Seulement l'autorisation de stockage.

Nous la dévisageâmes tous les trois avec surprise. Son empressement était plus que surprenant. Qu'avait cette mémoire de si précieux pour que sa préservation lui tienne à cœur au point de la confier à une machine ?

— Qu'est-ce que tu veux en faire ? s'enquit Charlie, perplexe.

— Te le léguer, lui apprit-elle en prenant ses mains dans les siennes.

Mon frère ne dit rien. Ils se contentèrent d'échanger un regard dont eux seuls pouvaient percer les secrets, et je vis pratiquement les mots s'envoler de l'un à l'autre. Quoi que contienne les souvenirs d'Emma à propos de leur mariage, il y avait ne serait-ce qu'ne seule information qu'elle ne voulait pas qu'il oublie. A tout prix, y comprit celui de la machine. Et cela ne regardait qu'eux.

Je laissai Akira faire les dernières sauvegardes et aidai Charlie à remettre Emma dans son fauteuil.

— Après comment fait-on pour le visionner ? demanda-t-elle, ces yeux verts scintillants comme de mini soleils d'émeraude.

— Même procédure, répondis-je en haussa nonchalamment les épaules en tentant d'imiter le flegme de mon associé. A terme on créera des numéros d'identification pour restreindre l'accès à certains souvenirs et la personne pourra visionner les souvenirs de son cercle privé qui lui en ont donné l'autorisation, ainsi qu'une base publique pour ceux qui auront souhaité partager leurs souvenirs avec le monde. Chacun pourra choisir ce qu'il veut visionner directement depuis la machine. Pour le moment, nous devons encore la charger depuis notre interface administrateur. Le MD est le seul moyen de visionner le souvenir, dans tous les cas. Même si un pirate parvenait à s'emparer de la base de données, il ne pourrait pas l'exploiter. Et puis, je l'ai infectée par un virus létal : si des données sont forcées de l'intérieur ou de l'extérieur, le virus détruira tout ce qu'elles contiennent sans exception.

J'avais pensé à tout. Ou presque. Le reste serait réglé au fil de l'eau.

Puis, comme si nous avions tous la même idée en tête et la même attente, nous nous tournâmes vers Charlie. il se contenta lui-même de fixer la machine avec un mélange d'appréhension, de colère, mais aussi d'envie. Il mourrait d'envie de connaître l'autre facette de sa propre histoire, le précieux souvenir que sa femme avait sélectionné pour lui parmi tant d'autres dans sa mémoire, celui qu'elle souhaitait conserver de l'oubli, celui qu'elle voulait lui léguer.

Emma dû percevoir son trouble car elle lui pressa doucement la main pour l'encourager.

— Seulement quelques instants, l'incita-t-elle d'une voix douce comme du velours. Pas d'aiguille, pas d'IA, pas de danger.

Mon frère lui jeta un regard morne, le regard de celui à qui il ne servait à rien de mentir à demi comme on le ferait avec un enfant. Sans un mot, il monta sur le fauteuil et fit signe à Akira, toujours aux commandes.

— Envoie la musique.

Le japonais interrogea Emma :

— Le premier ou le deuxième fichier ?

— Le premier, déjà, ce sera pas mal.

Et tandis qu'Akira lançait le processus de lecture, je me penchai vers ma belle-sœur avec curiosité.

— Alors, qu'est-ce que c'est comme souvenir exactement ?

— La cérémonie, à l'église. Il comprendra, affirma-t-elle, les yeux brillants.

Je n'insistai pas. Malgré la curiosité qui me taraudait, ils ne semblaient pas vouloir partager ce moment avec qui que ce soit d'autre, et c'était tout à leur honneur.

Dix-sept minutes plus tard, le Memory Dive s'arrêta, révélant un Charlie en larmes, confirmant mon hypothèse d'un souvenir intime. D'ailleurs, il bondit du fauteuil pour rejoindre celle qu'il avait rencontrée sous le nom d'Ilya, l'embrassa tendrement, et posa son front contre le sien, les yeux clos.

— Merci, souffla-t-il.

— Alors ça fonctionne vraiment, murmura-t-elle à son tour, la voix étranglée par l'émotion.

Il opina et elle referma ses bras autour de sa nuque. Leur laissant un peu d'intimité, je rejoignis Akira derrière le bureau, ravi et fier de notre projet pratiquement abouti : la conservation numérique de la mémoire.

— Tout se déroule mieux encore que ce que nous espérions. Je vais contacter les autres Fils de la Lumière pour recueillir leurs mémoires et...

Je m'interrompis, laissant ma voix mourir sur mes lèvres. Akira ne disait rien, mais son silence était aussi éloquent qu'un long discours.

— Tu n'es pas d'accord, compris-je, stupéfait.

— Ce n'est pas ça, contra mon associé. C'est plutôt...

Il soupira, ne trouvant pas les mots pour exprimer ce qu'il ressentait.

— Recueille les souvenirs que tu veux, les survivants de SE ne laisseront personne mettre la main sur la moindre information permettant de reproduire cette dramatique et monumentale erreur. Attend de finaliser officiellement le Memory Dive, et laisse faire le temps.

— Mais Charlie n'a pas le temps, lâchai-je malgré moi d'une voix un peu trop forte.

La phrase tomba comme une chape de plomb dans la pièce. Je réalisai alors que mon frère et sa femme ne parlaient plus. Charlie me fixait comme s'il écoutait une conversation ordinaire.

— Tu n'as pas tort, Lucas, admit-il d'une voix posée, mais Akira a également raison. Tu ne trouveras pas ou très peu de survivants qui souhaiteront conserver la mémoire des horreurs que nous avons vécues. Ça, c'est le propre des générations qui ne les ont pas connues, alors que leurs prédécesseurs feront tout pour oublier. Quant aux bons moments, ils deviendraient plus bêtement des films et perdraient toute leur valeur, leur émotion.

Il fit une brève pause avant de reprendre d'une voix grave :

— Si tu veux récolter des souvenirs, donne-leur un sens, une cohésion d'ensemble. Ils doivent avoir une morale, un enseignement, une raison d'être.

Il coula un regard en demi-teinte vers la machine avant de tourner à nouveau les yeux dans ma direction.

— Quant à moi, peu importe la façon dont tu me jugeras pour cela, je ne retournerai jamais dans ta machine. Mes souvenirs sont à moi, et je ne veux ni ne souhaite à personne de les découvrir un jour. Laisse les démons se rendormir, Lucas, et donne-nous la possibilité de guérir avec ce que nous avons trouvé de bon dans une dimension que personne d'autre n'appréhendera jamais comme nous l'avons fait.

Bien que dépité par sa décision, j'ai poursuivi mon projet en respectant sa vision des choses. Beaucoup de personnes, ayant eu un lien avec Skyline Emrys de près ou de loin, y on contribué. Mais Charlie à tenu parole. Il n'est jamais revenu.

J'ai longtemps réfléchi à son conseil, au sens que je voulais donner à cette histoire. Charlie avait rédigé ses mémoires de Skyline Emrys, pour transmettre son héritage d'une certaine façon. De mon côté, j'avais le Memory Dive, pour rappeler que ce fléau qui avait détruit des vies entières, ne devait plus jamais recommencer. C'était l'héritage des survivants, celui des dommages collatéraux, l'héritage de ceux dont l'univers c'était écroulé brutalement à un moment de leur vie. C'était leur mise en garde à ceux qui ne savaient pas, aux ignorants, à tous ceux qui risquaient de répéter cette erreur.

J'ai mis du temps avant de me décider à transmettre cette mémoire à mon tour. Des décennies ! Mais c'est ma contribution à l'édifice, en laquelle je place tous mes espoirs pour l'avenir.

Vous êtes prévenus. Vous ne pourrez pas dire que vous ne pouviez pas imaginer : vos pères l'ont fait pour vous.

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