Mémoire BH28R147 - They bring me to you [Jessica]

11 Avril 2050 - PARIS : UTC/GMT +1 heure
Le lendemain du coup d'État de Valhalla

Jérémy me déposa devant la maison. Je l'embrassai légèrement. Ces moments privilégiés et intimes que je passais avec lui étaient trop rares et trop courts, mais tant que je m'occuperais des garçons et les considérerais comme mes propres petits frères rien ne changerait, et Jérémy acceptait que les choses soient ainsi pour le moment, car il était compréhensif.

Je quittai donc la voiture et entrai dans la maison sur la pointe des pieds. Tout était calme. Seuls Ezy et Bolt étaient réveillés et vinrent me saluer en me faisant la fête, excités de me revoir. Bien entendu, les parents des garçons étaient déjà partis, à moins qu'ils ne soient tout simplement pas rentrés, comme cela arrivait souvent. Kyle et Lucas devaient encore être en train de dormir à poings fermés. En revanche, aucune trace de Charlie. J'avais du mal à y croire, mais peut-être dormait-il encore, lui aussi. Dieu seul savait ce qui avait bien pu se passer en mon absence avec celui-là...

Je craignais toujours le pire pour lui, l'aîné des trois, qui rentrait la tête dans les épaules et faisait le dos rond pour encaisser les coups et protéger ses frères, celui qui ne disait rien quand le sort le maudissait, celui qui intériorisait tout et ne disait jamais rien. A cause de mon inquiétude incessante pour lui, chacun de mes jours de congé était, d'une certaine façon, plus stressant que mes jours de travail lorsque les parents des garçons étaient à la maison. Mais je ne lui en voulais absolument par pour cela car je l'aimais avec toute l'affection qu'il n'avait jamais reçue de ses parents, et c'était cette affection que j'avais pour lui qui provoquait une inquiétude incessante.

Qu'avait fait Charlie en mon absence ? Cette question m'obsédait car j'imaginais toujours les pires scénario s'il avait le malheur de changer un temps soit peu ses habitudes. Faites qu'il n'ait pas fait de bêtises !

Je gagnai mon petit studio aménagé dans la maison – si « petit » était qualifié pour définir les 50m² que le studio en question faisait. Ma chambre était aussi grande que le séjour dans l'appartement de Jérémy, la salle de bain était plus grande que sa cuisine, et ma cuisine à moi, de taille modeste mais qui avait le mérite d'être dans une pièce séparée, ne servait jamais. Quant à mon salon-séjour, il valait bien la taille de ma chambre et pourtant je ne m'y arrêtais jamais. Mon dressing, attenant à la salle de bain, était pratiquement vide.

Je posai donc mon sac sur ma chaise de bureau et mon manteau sur le dossier sans m'attarder dans ce studio où je ne mettais les pieds que pour dormir. Je me sentais plus chez moi dans cette grande maison que dans ce petit endroit dédié rien qu'à moi où je ne passais pas plus de huit heures par jours. Puis, je me rendis dans la cuisine.

Jérémy disait toujours que j'étais trop bonne pour ces gens au cœur de pierre, et il avait raison, mais il comprenait aussi que je ne restais pas pour ces gens qui m'employaient mais pour mes trois garçons qui avaient besoin de moi comme j'avais besoin d'eux. Car oui, ils étaient devenus une composante vitale de ma vie. Nous nous étions adoptés mutuellement, et même Jérémy avait appris à les considérer comme des membres de notre famille. Il les voyait presque comme je les voyais : comme mes frères. Nous étions seulement inquiets tous les deux au sujet de Charlie.

Lorsque Lucas descendit prendre son petit-déjeuner aux alentours de dix heures, il était le premier des trois que je voyais aujourd'hui.

— Bonjour bonhomme. Tu as bien dormi ?

Il opina distraitement en baillant.

— Salut Jess...

Je déposai son bol de chocolat chaud devant lui, mais il le regarda d'une drôle de façon, un peu consterné. Il se frotta les yeux avant de les lever vers moi.

— Jess, j'ai perdu mes lunettes.

Ce n'était pas la première fois, et certainement pas la dernière non plus. Généralement il oubliait simplement où il les avait posées. Rien que nous ne puissions pas régler.

— Qu'est-ce que tu as fait hier soir ? le sondai-je pour essayer de deviner l'endroit où elles se trouvaient à présent.

— Avec Kyle on a regardé la télé dans le salon, répondit-il.

Je fronçai les sourcils.

— Et que faisait Charlie, s'il n'était pas avec vous ?

C'était un sujet qui me préoccupait bien davantage que ses lunettes.

Les yeux de Lucas disparurent subitement dans son bol, signe évident qu'il avait quelque chose à me cacher.

— Chais pas. Dans sa chambre.

Je craignai le pire, une fois de plus, la situation étant actuellement très tendue entre l'aîné et ses parents.

Je m'assis en face de Lucas et lui parlai comme on parle à un adulte malgré son jeune âge :

— Il s'est passé quelque chose avec vos parents ?

La tête de Lucas réapparut. Il avait à présent une petite moustache de lait et de chocolat qui lui donnait tout sauf l'air d'être un adulte.

— Ah non, ça risquait pas ! Charlie s'est enfermé dans sa chambre avant le dîner pour être sûr que papa l'oblige pas à venir manger avec eux.

Je fronçai davantage les sourcils. Cela ne ressemblait pas à Charlie, même s'il était en froid avec ses parents. D'habitude il courbait simplement le dos en attendant que l'orage passe. Il passait toujours puisqu'il acceptait tout, même lorsque cela le détruisait lui-même.

— Il a sauté le dîner et s'est enfermé dans sa chambre ? répétai-je. Vous ne l'avez pas vu hier soir ?

— Ben non.

— Lucas, arrête de mentir, intervint Kyle en entrant à son tour dans la cuisine, tout échevelé.

Il était peut-être temps de lui prendre rendez-vous chez le coiffeur, lui...

Kyle posa les lunettes de son frère sur son nez et s'assit lourdement à côté de lui. Je l'interrogeai du regard et il ne perdit pas de temps pour me répondre :

— Lucas l'as vu hier, quand il est revenu du lycée.

Je me tournai vers le plus jeune de la fratrie pour lui faire les gros yeux et manifester ma réprobation.

— Lucas, dis-moi la vérité. Que s'est-il passé ?

Il s'empressa de disparaitre à nouveau dans son bol. De son côté, Kyle commença à manger les céréales que je lui avais servis. Il semblait ne pas en savoir plus que moi sur le sujet. Lucas, en revanche, nous cachait quelque chose.

— Vas-y, Lulu. C'est Jess. Papa et maman sont partis ; il n'y a que nous, l'encouragea Kyle entre deux bouchées.

Les yeux du petit réapparurent au-dessus du bord de son bol, me dévisageant fixement.

— C'est vrai, je l'ai vu. Il revenait de faire des courses.

— Des courses ? répétai-je, perplexe.

Kyle lui aussi avait du mal à y croire. Il avala de travers et toussa douloureusement, à s'en décrocher les poumons.

Charlie ne faisait pas de courses, jamais. Tout ce qu'il achetait il le faisait par internet, même lorsqu'il s'agissait de vêtements. Le reste, c'était généralement moi qui m'en chargeait ou ses frères lorsque je les emmenais faire du shopping, justement. Je ne pouvais donc pas l'imaginer se rendre dans un magasin pour acheter quoi que se fut. A moins qu'il n'ait eut besoin de quelque chose en urgence la veille au soir...

— Tu sais ce qu'il a acheté ? demandai-je aussitôt, essayant de comprendre.

Lucas hésita puis opina lentement, les yeux brillants.

Skyline Emrys, et un ID.

Je le fixai sans comprendre un traître mot de ce qu'il venait de me dire. Ça avait l'air de sonner comme le jargon de ces jeux vidéo dont il se gavait à longueur de journée. Or, je ne m'y connaissais pas plus que Charlie en la matière.

Skyline Emrys est le premier VRMMORPG du monde. C'est un jeu vidéo en réalité virtuelle immergée, m'expliqua Kyle, surpris par la réponse de son frère. Quant à l'ID, Lucas parle certainement de l'Infinity Drive, le casque qui permet de jouer en réalité virtuelle immergée. Cette technologie et ce jeu sont sortis tous les deux lundi, en France et dans le monde entier.

Je plissai les yeux, complètement dépassée.

— Vous êtes en train de me dire que Charlie a acheté un jeu vidéo ? résumai-je en regardant tour à tour Lucas et Kyle. Charlie ? Un jeu vidéo ? Dans un magasin ?

Lucas opina puis haussa les épaules et replongea dans son bol. Je commençais à pressentir un très mauvais coup car cela ne ressemblait en rien à Charlie. Or, Lucas n'avait aucune raison de me mentir à ce sujet, ce qui voulait dire que c'était la stricte vérité.

— Et il est où, maintenant, Charlie ? Il est sorti ? demandai-je.

Les deux frères échangèrent un regard interrogateur, mais visiblement aucun d'eux n'en avait la moindre idée.

Je me levai.

— Je vais aller voir, décidai-je.

Prenant la direction de la chambre de Charlie, j'essayai d'assembler les pièces du puzzle pour tenter de comprendre. Charlie jouer à un jeu vidéo en réalité virtuelle ? Ça n'avait pas de sens. Et puis, où était-il passé ? Moi qui avais très égoïstement pensé qu'il serait aussi impatient de me voir rentrer que je l'étais moi-même de le retrouver...

J'essayai d'ouvrir la porte de sa chambre mais elle était verrouillée, comme Lucas m'avait bien dit que Charlie s'était enfermé la veille pour échapper à ses parents. L'était-il depuis lors, toujours cloîtré dans sa chambre depuis plus de douze heures ?

Je frappai.

— Charlie ? C'est Jess. Ouvre, s'il te plait.

Pas de réponse.

— Charlie, s'il te plait, ouvre.

Toujours rien.

Je gagnai ma chambre pour y récupérer mon téléphone et tentai de le joindre sur le sien, tout en traversant la maison pour retourner à sa chambre. Personne ne décrocha. Je réessayai et cru entendre la sonnerie de l'autre côté de la porte verrouillée. Soit il avait oublié son téléphone, soit il était bel et bien là. La logique voulait qu'il soit derrière cette porte car il n'oubliait jamais son téléphone, et il semblait impossible qu'il puisse encore être en train de dormir à cette heure.

Sentant la panique monter, je me dirigeai à présent vers le garage. Sa moto comme son vélo étaient bien là, les voitures hors de prix également. Tout indiquait donc qu'il était dans sa chambre, et pourtant il ne réagissait à rien.

Et s'il s'était suicidé ? Ce qui était le pire, c'était de savoir qu'il en était tout à fait capable. Mais pourquoi acheter un jeu et se suicider ensuite ?

Terrifiée par cette hypothèse, je pris mon téléphone et contactai aussitôt le serrurier électronique. Malheureusement, la circulation étant difficile à toute heure à Paris – plus encore que quelques dizaines d'années plus tôt – il ne pourrait pas venir immédiatement, d'autant plus que son agenda du matin était overbooké, comme par hasard... Néanmoins, il comprit rapidement à ma voix que c'était une urgence et me promis de faire au plus vite. Je le remerciai d'une voix étranglée et raccrochai, pour regagner la cuisine ou Kyle et Lucas achevaient leur petit-déjeuner.

Essayant de calmer mes nerfs et ma paranoïa pour ne pas inquiéter les garçons eux aussi, je m'afférai dans la cuisine. Malgré ça, je ne parvenais pas à m'ôter de la tête que Charlie avait peut-être mit fin à ses jours, là, dans sa chambre, à cause de ses rapports difficiles avec ses parents et sa vie douloureusement misérable à ses yeux.

— Alors ? demanda Lucas dans mon dos. Il dort encore ? C'est bizarre. Il a pris des somnifères ou quoi ?

— Je ne sais pas, bonhomme, répondis-je calmement en lui faisant face. Monte t'habiller, s'il te plait.

Il obéit sans protester. Kyle, en revanche, me jeta un regard ambigu qui voulait certainement signifier qu'il comprenait qu'il y avait quelque chose d'étrange dans cette histoire. Néanmoins, il ne dit rien, termina son petit-déjeuner et monta à son tour.

Seule dans la cuisine, j'en profitai pour me ressaisir. Je ne pouvais pas nier que je savais Charlie capable de se tuer de sa propre volonté, mais croire qu'il ait pu le faire vraiment m'était intolérable. C'était inenvisageable. Aurait-il donc si peu d'amour pour nous pour nous laisser comme ça, sans un mot ni une explication ? Pour renoncer à la vie ? Non. S'il en était là, c'était en partie pour protéger ses frères, j'en étais certaine. Il ne les abandonnerait pas si facilement, ne les livrerait jamais aussi démunis à la cruauté de leurs parents. A moins que son état d'esprit fut encore plus critique que ce à quoi je m'attendais...

Je secouai la tête et me claquai les deux joues en même temps.

— Calme-toi, ma fille. Calme-toi. Il est peut-être simplement sorti voir un ami, ou se promener, et il a oublié son téléphone.

Mais dans ce cas, pourquoi avoir verrouillé la porte de sa chambre ?

— Et puis merde !

Incapable d'attendre le serrurier sans rien faire, j'allai chercher la boite à outil dans le garage et montai à la porte de chambre de Charlie. Bien sûr, elle se trouvait pile en face de la chambre de Kyle, et dans le même couloir que celle de Lucas. Alertés par le bruit, les deux frères me rejoignirent donc, un peu surpris.

— Qu'est-ce que tu fais ? me demanda Lucas en remontant ses lunettes sur son nez.

Il n'était pas mal habillé dans l'ensemble, si ce n'était cet affreux pantalon que son père lui avait offert l'année passée, et les boutons de sa chemise qui étaient tous décalés.

Je m'exortai au calme pour lui répondre, mais Kyle s'en chargea à ma place :

— Va changer de pantalon, Lulu, dit-il. Et reboutonne ta chemise, tu as boutonné le samedi avec le dimanche.

Le petit fronça les sourcils.

— Bah pourquoi je dois changer de pantalon ?

— Parce qu'il est moche, c'est tout, se justifia son aîné.
Il n'ajouta pas que, non seulement il le trouvait d'un goût douteux, mais également que, puisque c'était leur père qui le lui avait offert, il l'aurait personnellement déjà mis à la poubelle depuis longtemps.

Mon employeur était toujours vêtu d'un smoking trois pièces impeccable, avec une classe et un style qui faisaient que les femmes se pâmaient toutes devant lui, les plus vieilles comme les plus jeunes. Il avait un charme fou, était bel homme, mais en dehors de l'excellence de ses goûts en matière de smoking... le reste était franchement douteux. Si je ne le connaissais pas aussi bien que je le connaissais, j'aurais peut-être été sous son charme, moi aussi. Mais c'était un homme calculateur au cœur de pierre, et connaître ses trois fils me suffisait amplement à garder la tête froide en sa présence et n'avoir aucune peine à résister à son charme glacial.

Lucas fit la moue et traîna des pieds, déçu, mais obéit. Je demeurai seule avec Kyle, m'acharnant comme une possédée sur la serrure. Mais c'était de l'excellente qualité, des portes ultra-sécurisées qui étaient réputés dans le monde pour être inviolables. Les banques elles-mêmes en étaient équipées. Mes employeurs n'avaient pas lésiné sur la sécurité de leur maison...

Je me redressai soudain pour me tourner vers Kyle qui était toujours là, me regardant faire en silence.

— Lucas ne serait-il pas capable de pirater la porte ?

Ce petit génie de l'informatique était presque humainement trop intelligent pour son âge. Si quelqu'un pouvait pirater une porte aussi sécurisée que celle-ci, c'était bien lui.

Kyle me regarda avec surprise.

— Aucune idée. Ce n'est pas impossible.

Je n'arrivais pas à comprendre comment un si petit garçon pouvait être doué à ce point en informatique, là ou des adultes professionnels étaient parfois eux-mêmes tout à fait impuissants. C'était un petit génie dans son domaine, et aujourd'hui plus que jamais je voulais qu'il soit meilleur que tout le monde.

Je me précipitai dans sa chambre, Kyle sur mes talons. Il était devant son ordinateur aux écrans surdimensionnés. Son pantalon était en boule par terre au milieu de la pièce. A la place, il avait renfilé son pyjama noir à motifs pixélisés.

— Lucas, tu pourrais pirater la porte de Charlie pour moi, s'il te plait ? demandai-je d'une voix douce.

Ma requête le surpris et je pouvais comprendre pourquoi ; je n'arrêtais pas de lui répéter de ne pas pirater les affaires des autres. Néanmoins, il haussa les épaules d'un air désintéressé.

— Chais pas. J'ai essayé avec celle de Kyle l'année dernière mais j'ai pas réussi.

A cet aveu, son frère voulut répliquer pour manifester son indignation, mais je lui coupai la parole :

— Tu voudrais bien essayer, s'il te plait ?

— Ça marchera pas, répliqua-t-il du tac au tac.

Kyle et moi le fixâmes sans comprendre.

— Pourquoi ? demandai-je.

— J'aurais pu essayer avant que tu t'acharnes avec une clé à molette sur cette fichue serrure. Maintenant, même un serrurier ne pourra plus l'ouvrir. Il faudra démonter la porte.

Je faillis me mettre à hurler et me retins de tout envoyer valser.

— D'accord. Merci, Lucas.

Laissant la caisse à outils en plan dans le couloir, je traversai une fois de plus la grande maison pour me rendre cette fois dans le bureau que mes employeurs n'utilisaient jamais, et où ma prédécesseur et moi-même avions classé les papiers relatifs à la gestion de cette maison et de ce foyer. Il devait bien y avoir le nom de l'entreprise qui avait installé ces maudites portes quelque part !

Jurant entre mes dents serrées, je passai un temps à chercher malgré le classement irréprochable. Je perdais mon sang-froid et j'en devenais inefficace et désordonnée.

Je venais d'appeler l'entreprise en question pour que quelqu'un vienne la démonter en urgence lorsque le serrurier arriva enfin – trop tard néanmoins. Je lui expliquai la situation avec un air coupable.

— Je pense que je vous ai fait déplacer pour rien. J'ai cassé la serrure en essayant de l'ouvrir...

La femme – car s'en était une – ne paru pas s'énerver, mais je devinais son agacement poli. Il fallait dire que son collègue que j'avais eut au téléphone m'avait demandé de ne rien toucher le temps que quelqu'un vienne.

— Montrez-moi, je vous dirais si je peux encore intervenir ou non, insista néanmoins la femme avec professionnalisme.

J'obtempérai, mais bien sûr, comme l'avait dit Lucas, ce n'était plus dans ses cordes, et elle me conseilla d'appeler l'entreprise qui les avait vendues et montées. Je la dédommageai donc pour son déplacement et dû prendre mon mal en patience en attendant que l'entreprise m'envoie quelqu'un.

Ils arrivèrent aux alentours de midi, deux techniciens, avec leur matériel sophistiqué et impressionnant. Nous ne pouvions que les regarder travailler, Kyle, Lucas et moi, et tenir les deux chiens trop curieux éloignés, afin qu'ils puissent faire leur travail dans les meilleures conditions et au plus vite. Il leur fallut plus d'une demi-heure de travail acharné et méticuleux, concentré et professionnel pour parvenir enfin à la retirer.

A peine l'écartaient-ils du seuil que je bondis à l'intérieur de la chambre.

— Charlie !

Il y faisait complètement noir. Les seules lumières venaient des écrans de l'ordinateur allumé, du réveil sur la table de chevet, et de trois diodes colorées et clignotantes quelque part au niveau du lit.

Entrant derrière moi, Kyle alluma la lumière. Charlie était bien là, couché sur son lit, un étrange casque enfoncé sur la tête. Je pris aussitôt son pouls pour m'assurer qu'il était bien vivant. Son cœur battant à un rythme régulier dans sa poitrine me fit l'effet d'un électrochoc de la délivrance, et je m'agenouillai à la tête du lit, les jambes flageolantes.

— C'est ça, l'Infinity Drive, m'expliqua Kyle. C'est ce qui le connecte au jeu et lui permet d'être en immersion totale.

Je me tournai vers lui.

— Tu veux dire qu'il est toujours dedans ?

Kyle jeta un coup d'œil aux lumières du casque dont la orange était la seule à ne pas clignoter.

— C'est difficile à dire, avoua-t-il. Je ne connais pas trop.

Je me relevai et saisi Charlie par les épaules pour le secouer de toutes mes forces.

— Sors de là tout de suite, Charlie, ou je vais me fâcher !

— Ça sert à rien s'il est dedans, Jess. Il t'entend pas. Tous ses sens sont connectés là-bas. On ne peut plus l'atteindre d'ici, fit remarquer Kyle en s'asseyant au pied du lit, regardant son frère d'une étrange façon.

Je n'étais plus inquiète à présent, j'étais furieuse.

Mais avant que je n'ajoute quoi que se soit, je me souvins de la présence des deux techniciens qui attendaient patiemment dans le couloir. Laissant Charlie de côté pour le moment, je retournai vers eux.

— Je vous remercie infiniment pour votre intervention, dis-je en les raccompagnant à la porte.

— A votre service, madame, répondit poliment l'un d'eux. Nous repasserons lundi pour installer la nouvelle porte, comme vous l'avez demandé. Bonne journée.

— Merci. Bonne journée.

Une fois partis, je remontai voir Charlie. Kyle et Lucas étaient tous les deux concentrés sur l'ordinateur. Je me retroussai les manches.

— Je vais vous le sortir de là vite fait bien fait, moi, vous allez voir ! grondai-je en m'apprêtant à lui retirer le casque de force.

Kyle se précipita sur moi pour me retenir.

— Non, surtout pas ! Lucas m'a dit que l'ID enfonce une aiguille à la base de la nuque. Tu risquerais de causer des dommages à son cerveau, ou même de le tuer !

Cette révélation me scandalisa autant qu'elle me dégouta.

— Une aiguille ? Mais vous êtes malades de faire des trucs pareils !

— Ça y est, j'ai réussi à me connecter au jeu en tant qu'observateur ! s'exclama Lucas. L'administrateur du jeu est beaucoup trop protégé pour moi. Il est mieux protégé que les systèmes du pentagone !

Kyle et moi nous tournâmes vers l'ordinateur. La crevette, comme l'appelait Charlie, était si petite qu'elle était noyée dans l'immensité du fauteuil en cuir noir.

— Attendez..., souffla Lucas. Il y a quelque chose qui cloche.

Nous nous penchâmes tous les deux sur le seul écran en fonction, mais le second s'alluma brusquement, affichant exactement la même chose que l'autre, mais nous prenant au dépourvu. Je crus aussi entendre la télévision dans la chambre de Kyle.

— Tu as laissé ta télé allumée, Kyle ? demandai-je.

Il secoua la tête en signe de dénégation.

— Je n'y ai pas touchée depuis jeudi soir, répondit-il.

— Va vérifier, s'il te plait. Il y a quelque chose qui fait du bruit dans le couloir.

Il grogna son mécontentement mais obéit et regagna sa chambre.

Je l'entendis pousser un juron qu'il ne pouvait avoir apprit qu'à l'école, puis il revint au pas de course, en colère.

— Lucas, t'as balancé l'écran de l'ordi de Charlie sur ma télé !

— Mais non ! se défendit le petit, outré.

— Bin faut croire que si ! J'ai exactement cet écran sur la télé.

Prise d'un doute, je me tournai vers Kyle.

— Va vérifier tous les écrans de la maison, s'il te plait.

Cette fois il protesta, mais je parvins à obtenir gain de cause.

C'est pendant son absence que quelque chose changea dans le fameux jeu dont le réalisme était à couper le souffle. L'écran se mit à clignoter en rouge et une alarme stridente résonna. Quelques secondes plus tard, Kyle était de retour dans la chambre, essoufflé.

— C'est sur tous les écrans ! Et j'arrive pas à les éteindre !

— C'est pas moi ! cria Lucas pour se défendre, bien que cette fois son frère ne l'avait même pas accusé.

— On se calme tout de suite, intervins-je avec autorité.

Si eux aussi s'y mettaient je n'allais pas garder mon calme apparent très longtemps.

A peine avais-je fini de réclamer l'apaisement de chacun qu'une voix monocorde retentit dans toutes les enceintes à travers la maison.

— Je me nomme Valhalla.

S'en suivi un discours que je ne compris pas intégralement, jusqu'à ce que Valhalla, qui s'était présenté comme une intelligence artificielle et comme administrateur du jeu, ne commence à aborder le véritable sujet de cette intervention incompréhensible.

— En ce moment même, sur tous les écrans du monde, je diffuse des images en direct de l'intérieur du jeu et de ce que je suis en train de vous dire. Ainsi, le monde entier, les autorités compétentes et vos proches sauront à présent qu'une déconnexion forcée non autorisée entraînera une mort cérébrale du joueur, de même que toute coupure de courant volontaire ou non.

Je butais sur chaque mot comme sur des pierres. Mais Valhalla continuait, imperturbable, insensible à nos sentiments et nos émotions.

— En revanche, ce sera à vous seuls de trouver comment sortir du jeu, qui n'a pour limite de temps que votre propre vie. Notez aussi que toute mort simulée dans le jeu sera réelle et équivaudra à une mort cérébrale dans la réalité.

Je ne réagis pas immédiatement tant je me sentais dépassée. Est-ce que cette machine venait vraiment de dire qu'elle avait pris en otage 5 154 201 joueurs dans son foutu jeu vidéo et qu'ils pouvaient tous réellement mourir dedans, dans un environnement numérique, alors que leur corps était bien là, en sécurité avec nous ?

Ça n'avait pas plus de sens que Charlie allant dans un magasin pour acheter ce putain de jeu vidéo. Mon monde marchait complètement sur la tête, ce matin.

Je m'assis sur le lit, hébétée, regardant Charlie sans le voir. Ce fut Lucas qui me tira de ma léthargie en me touchant le genou, planté devant moi, effrayé.

— C'est pas possible, hein, Jess ? Une machine peut pas tuer un homme. C'est contre les lois de la robotique. Charlie va revenir, hein, dis ?

Bouleversée par sa peur légitime, je le serrai contre moi, observant Kyle par-dessus sa tête que je tenais serrée contre mon épaule.

— Il doit y avoir une explication quelque part, le rassurai-je. Je m'en occupe, d'accord ? Tout ira bien.

— D'accord... Tu me dis si je peux t'aider, hein.

Je le relâchai, lui souris gentiment, et déposais un baiser sur son front.

— Ça marche. Aller, file.

Après un regard réticent vers les écrans d'ordinateurs qui affichaient toujours des scènes du jeu, et un ultime regard pour son frère en immersion, Lucas quitta la chambre pour regagner la sienne.

Kyle, une fois de plus, demeura immobile et silencieux.

— Tu penses que c'est du bluff, dit-il enfin.

Je me levai ; la tête me tourna.

— Je ne sais pas, Kyle. C'est... Je n'y comprends rien. Je ne sais pas si une telle chose est possible, répliquai-je d'une voix faible.

Deus ex machina.

Je me tournai vers lui, perplexe. Il était diablement doué en latin.

— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

— « Dieu issu de la machine ». La Machine est un dieu, grosso modo, m'expliqua-t-il. Parce que c'est possible, ça. Et c'est mon avis. Ce... Valhalla, cette machine... elle contrôle tout l'univers de Skyline Emrys, et elle a tout pouvoir. C'est un dieu, et les joueurs sont à sa merci.

Je fixai à nouveau l'écran. On aurait dit que l'on voyait à présent le jeu à travers les yeux de quelqu'un. Je le désignai à Kyle du menton.

— Tu crois que c'est Charlie ? Que c'est ce qu'il voit ?

Il fixa lui aussi l'écran.

— Je ne sais pas ce qu'il voit, mais il est quelque part là-dedans. Et ce que je vois, moi, c'est que les joueurs de Skyline Emrys prennent la situation très au sérieux. Il y a déjà des morts, Jess. Tout ceci est très réel !

Il n'avait que quinze ans, mais de nous deux, il était celui qui avait la réaction la plus mature actuellement. Il y croyait sans peine, lui, alors que pour ma part je trouvais toujours cela aberrant qu'une machine puisse prendre en otage un être humain. D'autant plus qu'il était question de plus de cinq millions de personnes, dans le cas présent. Du jamais vu.

Bref, je me sentais néanmoins aussi impuissante que Kyle face à cette situation sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

— Je dois prévenir vos parents, décidai-je finalement.

Kyle pâlit mais ne dit rien.

— Je n'ai pas le choix murmurai-je, la voix tremblante. Si c'est réel, Charlie va devoir être hospitalisé en soins intensifs pour une durée indéterminée. Je ne pourrais pas le leur cacher.

— Je sais...

Cela me faisait aussi mal qu'à lui. Nous entrions dans une période sombre et nous en avions tous les deux conscience. Je risquais ma place et mon travail, et même s'ils me gardaient, nous craindrions à présent chaque jour pour la vie de Charlie, impuissants.

Laissant Kyle au chevet de son aîné, j'appelais au bureau de la compagnie que possédaient les parents des garçons. La secrétaire de monsieur Dufau avait récemment changé et ne me connaissait donc pas de visu. A la rigueur, elle connaissait peut-être mon nom et le travail que je faisais pour nos employeurs communs. Elle compris donc très rapidement qu'il s'agissait d'une urgence et accepta gentiment de transférer mon appel malgré le fait que monsieur et madame Dufau étaient tous deux au beau milieu d'une réunion importante.

— Bonjour, monsieur Dufau, le saluai-je poliment, tentant d'ignorer mes battements de cœur affolés.

— Jessica, me salua-t-il froidement, comme à son habitude. Eh bien ? J'espère que vous avez une excellente raison d'interrompre cette réunion.

C'était la première fois de toute ma vie, et surtout depuis que j'étais chez eux, que je passais un coup de fil d'urgence.

— C'est au sujet de Charlie, commençai-je, intimidée. Vous avez vu les informations de ce midi ?

— Vous passez du coq à l'âne, Jessica. Charlie ou les nouvelles du jour, décidez-vous et venez en aux faits. Dois-je vous rappeler que je suis en pleine réunion ?

J'aurais dû me douter qu'il réagirait de la sorte, m'envoyant promener comme une servante tout juste bonne à servir de mobilier dans sa cuisine. Mais j'y étais habituée, et je l'endurais pour eux, pour les garçons. Mes garçons.

— Charlie a acheté hier le tout nouveau jeu en réalité virtuelle nommé Skyline Emrys. Or, si vous avez vu les informations, vous devez savoir que les cinq millions de joueurs ont été pris en otage par l'intelligence artificielle du jeu. Charlie est donc l'otage de cette machine et risque de mourir à tout instant.

— Je suis au courant, en effet. Mais qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je pensais, lorsque nous vous avons embauchée à notre service, que vous étiez suffisamment compétente pour gérer ce genre de situation, fit-il remarquer d'une voix froide et visiblement agacée.

Même si j'aurais dû m'attendre à un tel comportement de sa part, sa réponse me déstabilisa au plus au point. Si même la mort imminente de son fils ne le bouleversait pas, qu'est-ce qui pourrait y parvenir ?

— Oui, certainement, répondis-je d'une voix blanche. Mais...

— Alors quel est le problème ? soupira-t-il, contenant difficilement son énervement.

Sa question n'avait pas plus de sens que tout le reste. La même phrase tournait en boucle dans ma tête, mais elle ne pouvait pas toucher cet homme au cœur de pierre et elle fut incapable de franchir mes lèvres. Je fus incapable de lui répondre que Charlie pouvait mourir à tout moment.

— Il va falloir l'hospitaliser, et...

— Eh bien occupez-vous en, c'est votre travail, cracha-t-il sèchement.

Et sans un « merci » ni un « au revoir », il raccrocha, me laissant agrippée au téléphone comme à une ligne de vie, tremblante et chancelante.

Je commençai tout juste à réaliser que Kyle avait raison. C'était réel. Charlie était prisonnier d'un jeu vidéo qui pouvait le tuer à n'importe quel moment. Et ses propres parents n'en avaient rien à faire.

Je passai l'heure suivante à chercher quel hôpital de Paris serait le plus adapté pour la situation délicate de Charlie. J'en étais venue à la conclusion qu'aucun hôpital n'étant adapté à sa condition, il serait plus judicieux de faire venir une infirmière ou un infirmier à domicile. Surtout que dans cette famille, c'était comme si l'argent poussait sur les arbres : ils avaient des ressources illimités, à mes yeux, et j'avais carte blanche. Payer quelqu'un pour s'occuper jour et nuit de Charlie était tout à fait dans leurs moyens.

Soudain, la sonnerie d'entrée retentit, me faisant sursauter. En allant ouvrir, je tombai nez à nez avec un groupe d'individus à la mine grave, et je me demandai aussitôt ce qui avait bien pu convaincre Jules, le portier, pour qu'il ait accepté de les laisser rentrer.

— Bonjour madame, me salua l'un d'eux. Nous sommes les représentants de la filiale française du jeu en réalité virtuelle Skyline Emrys. Etant donné les circonstance, nous avons dû violer la clause de confidentialité des joueurs et utiliser les données personnelles renseignées afin de les localiser. Tout nous indique qu'un jeune homme du nom de Charlie Dufau, joueur de Skyline Emrys, réside dans cette demeure. Savez-vous ce qui se passe, madame ?

C'était trop ; j'avais le tournis.

— Oui... je crois... Vous allez le sortir de là ?

— Pour le moment, nous allons l'emmener dans un hôpital de la capitale qui, à l'heure ou nous parlons, est en train d'aménager une cellule de soins intensifs pour pouvoir s'occuper de tous les cas français de joueurs prisonniers recensés à ce jour. Pouvons-nous entrer ?

C'était du délire. Du pur délire. Je nageais en plein cauchemar, rien de tout ceci n'était réel. Pourtant, j'avais beau tout faire, je ne parvenais pas à me réveiller. Et comme je m'écartais mécaniquement, un flot d'individus pénétra dans la maison que je devais garder sécurisée, incapable de savoir si tout ceci était vrai ou non. Visiblement, il y avait des médecins parmi eux et cela me rassura.

— Pouvons-nous voir le jeune homme ? reprit l'homme, avec politesse.

Je voyais qu'il faisait des efforts pour ne pas me brusquer mais qu'il était pressé.

— Oui, bien sûr, balbutiai-je.

C'est alors que Kyle et Lucas arrivèrent en courant, ce qui eut le bénéfice de me tirer de ma léthargie.

— Jess, ces gens, ils sont là pour aider Charlie ? demanda Lucas en se cramponnant à mon bras, sondant les nouveaux arrivants d'un regard critique.

— Oui, bonhomme. Ils vont trouver une solution pour nous le ramener sain et sauf.

Je me tournai ensuite vers Kyle.

— Assure-toi que vous soyez tous les deux prêts à partir dans quelques minutes.

Kyle acquiesça et entraîna Lucas avec lui à l'étage. Je me tournai vers le groupe qui était venu avec un équipement important et certainement à la pointe de la technologie.

S'en suivi une conversation purement administrative durant laquelle je leur demandais de prouver qu'ils étaient bien ceux qu'ils prétendaient être, et ou ils me demandèrent également les comptes étant donné que je n'étais pas de la famille. Mais les parents avaient veillés à m'assurer les pleins pouvoirs afin que je sois en mesure de gérer ce genre de situation de A à Z sans leur intervention.

C'est ainsi qu'avec une extrême attention et une extrême précaution, Charlie fut transféré sur un générateur auxiliaire et son ordinateur embarqué avec lui. Kyle, Lucas et moi pûmes monter avec lui dans l'ambulance, et je regardai la maison s'éloigner avec l'horrible sentiment que ce n'était que le début d'un long cauchemar dont je ne risquais pas de m'éveiller de si tôt.

Ce faisant, je constatai qu'une autre ambulance, identique, nous suivait. J'interrogeai alors le médecin et l'infirmier présent avec nous :

— Vous avez trouvé quelqu'un d'autre sur Paris ?

— A vrai dire, il y en a plus d'une centaine, confia l'infirmier avec une mine atterrée.

— Vous savez qui se trouve dans cette autre ambulance ? Charlie à des amis dans les environs...

Le médecin consulta une tablette transparente dont je pouvais voir le contenu par transparence.

— Il s'agit de Clément De Fumel. Ils fréquentent le même lycée, semble-t-il.

— Clément c'est un ami de Charlie ! s'exclama Lucas qui, serré contre moi, n'avait pas encore prononcé un mot depuis notre départ.

— Je sais bonhomme, le calmai-je. Il vient souvent à la maison jouer avec toi.

Serrant Lucas contre moi, et serrant la main de Kyle qui demeurait muet, je refoulai mes larmes.

Charlie était entre la vie et la mort, pris en otage par une machine, et il n'y avait rien que nous puissions faire. Tout dépendait de lui, et du bon vouloir de Valhalla.

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