Mémoire AWB05H36 - Together [Akira]
25 Mars 2050 - TOKYO : UTC/GMT +9 heures
Deux semaines avant le lancement de Skyline Emrys
Je levai les yeux des nouvelles du jour lorsqu'une tasse de café entra soudain dans mon champ de vision. Comme toujours, la présentation était impeccable. Un café serré, bien noir, dans une tasse en porcelaine blanche posée sur une coupelle assortie. Une minuscule pastille de sucre était glissée sur le bord droit, à côté d'un carré de chocolat noir. La petite cuillère, elle, délicatement positionnée à gauche. Parce que j'étais gaucher. Tout était réglé comme du papier à musique, d'une perfection digne des plus grands cafés de ce monde. À ceci près que je n'étais pas dans un café.
Koto me sourit lorsque mon regard croisa le sien, et elle retourna à sa cuisine après m'avoir préparé mon café pour achever la mise en forme de mon bento pour le déjeuner. Un vague merci salua son geste, identique chaque matin, et je vis son sourire s'élargir tandis qu'elle se concentrait sur la touche finale à apporter au plat.
Sans trop comprendre pourquoi, plutôt que de boire mon café tranquillement en lisant les informations de ce début de matinée comme tous les matins, je la regardai s'affairer.
Koto était ma cadette d'un an, et nous vivions ensemble dans ce luxueux et vaste appartement de Tokyo depuis déjà deux années. Elle et moi nous étions rencontrés tout à fait par hasard un jour pluvieux de novembre 2047.
À l'époque, je secondais déjà mon père dans son projet pharaonique de jeu vidéo en réalité virtuelle immergée, Skyline Emrys. Je me trouvais donc dans la Yamazaki Tower ce jour-là. J'étais en retard, pressé, et j'allais manquer une réunion importante à laquelle mon père m'attendait de pied ferme. J'avais donc décidé de prendre un escalier de service pour gagner du temps car l'accès menait juste à côté de la salle de réunion. M'engouffrant comme un courant d'air dans le couloir, j'avais manqué percuter une jeune femme au visage pâle, engoncée dans un tailleur noir et serré dans lequel elle ne semblait pas à l'aise du tout. Ses cheveux étaient retenus dans un chignon serré et impeccable, et ses yeux noirs et vifs, malgré leur surprise, brillaient d'intelligence. C'était la toute première fois que je la rencontrais et les femmes travaillant à la Yamazaki Entertainment n'étaient pas si jeunes. Elle venait donc de l'extérieur, ce que confirmait son badge visiteur passé autour de son cou. Nous nous étions salués poliment avant de prendre la direction de la même salle de réunion, à ma plus grande surprise. Ce n'était que dans les minutes qui avaient suivi notre arrivée que j'appris qu'elle était la fille de l'un des plus proches collaborateurs de mon père et que, tout comme moi malgré son jeune âge, elle détenait des compétences et une intelligence rares. Amenés à nous revoir régulièrement pour le travail, nous avions commencé à nous voir en dehors, pour finalement officialiser notre couple dans les mois qui avaient suivi notre rencontre.
- Tu ne bois pas ? me demanda Koto, surprise, en réalisant que je la fixais sans ciller.
Je clignai des yeux, laissant l'image des deux jeunes Japonais insouciants que nous étions alors s'effacer sous la plus battante d'un mois d'août plein de surprises. Le temps passait trop vite. Beaucoup trop vite.
Pour ne pas l'inquiéter, je portai la tasse fumante à mes lèvres. Cependant, elle n'était pas dupe, et c'était bien cette vive intelligence que je lui connaissais qui nous avait rapprochés au début. Mais aujourd'hui, j'aurais souhaité qu'elle fût moins attentive.
- Je sais à quoi tu penses, souffla-t-elle en déposant délicatement le couvercle sur la boîte, parachevant son œuvre.
- Détrompe-toi, la contredis-je aussitôt, sans réfléchir.
Elle me sourit malicieusement.
- Tu pensais au jour de notre rencontre, et à cette journée pluvieuse d'été. Tu pensais à ce que nous étions avant.
Je serrai les dents comme elle avait vu juste. Comme toujours. Elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Étais-je donc si aisément déchiffrable ?
Koto saisit sa tasse de thé matcha et me défia du regard. C'était rare, d'autant plus qu'elle était d'un naturel doux et timide, et que nous filions un amour tranquille. Pas un mot plus haut que l'autre, pas de regards de travers ou de gestes brusques. Pourtant, à l'instant, elle me défiait de penser au passé. À avant. À cette jeunesse crédule et invincible qui aurait dû nous paraître éternelle pendant encore quelques années, mais qui s'était sauvagement interrompue en même temps que beaucoup d'autres choses dans notre vie, à l'exception du temps, devenu notre pire ennemi.
Avant.
Avant que nous apprenions que Koto était malade, que sa maladie ne prenne petit à petit le pas sur sa vie et que, impuissants à trouver un traitement efficace les médecins ne lui donnent guère plus qu'un an ou deux à vivre.
Koto était atteinte d'une mutation rare qui affectait les poumons en raison d'une exposition aux particules en suspend dans l'air. Une maladie du XXIème siècle à laquelle les individus étaient plus ou moins sensibles. La mauvaise fortune avait voulu que Koto ait toujours été de faible constitution, multipliant même les infections pulmonaires dans son enfance. Beaucoup d'autres s'en seraient sortis à sa place, mais pas Koto. Les médecins étaient clairement pessimistes quant à son avenir. Ses poumons étaient trop endommagés, trop fragiles.
Portant à nouveau la tasse à mes lèvres, je serrai le poing. La vie était une chose cruelle. Elle l'avait toujours été.
Soudain, tout me fut insupportable. Le café n'avait pas le même goût que d'ordinaire, les nouvelles étaient sans intérêt, la météo était désastreuse et je frissonnais. Cette situation me dépassait. Elle m'obsédait mais j'étais impuissant. Cela me rendait instable. Tout m'échappait, je perdais le contrôle de notre avenir, et il n'y avait rien de pire que de le voir s'effondrer sans rien pouvoir y faire.
Dans un état second, j'avalai mon café sans grimacer et m'enfui sans même lui dire au revoir, sans un regard en arrière. Je savais ce qu'elle pensait. Elle ne m'en voulait pas d'être aussi blessant en créant ce fossé entre nous, de m'éloigner d'elle au lieu de me rapprocher. Elle était désolée. Désolée de poser ce fardeau sur mes épaules. Et moi, cette compassion et cette culpabilité me rendaient fou. Parce qu'elle n'était pas plus responsable que moi de tout ceci. Aucun de nous ne l'était. Le vrai problème était que nous n'avions personne à blâmer.
Lorsque j'arrivai à la Yamazaki Tower, j'étais encore en émoi. Je ne voulais parler à personne. Heureusement, tout le monde sur mon chemin sembla en prendre conscience car ils se contentèrent tous de me saluer brièvement et de passer leur chemin en vitesse, sans un mot. Je ne passai même pas saluer mon père en espérant qu'il fut en déplacement. Dans la confusion, j'ai oublié son emploi du temps de la journée.
Une fois seul dans mon grand bureau, je teintai les baies vitrées pour assombrir la pièce et lançai un ordinateur à intelligence artificielle tout juste sortit des laboratoires de la Yamazaki Entertainment. Il permettait notamment de travailler avec des hologrammes 3D tangibles. Cela engendrait un gain de temps considérable et c'était beaucoup plus interactif.
Mes processeurs YAMA-AKALIUM 360 semblaient tourner à la perfection et se porter pour le mieux. Une merveille. Valhalla, l'intelligence artificielle du jeu Skyline Emrys était complètement autonome et opérationnel depuis des années, prêt à jouer son rôle d'administrateur. Le jour-j approchait à grands pas. Bientôt, le monde entier allait découvrir ce sur quoi nous travaillons depuis dix ans.
La plus grande révolution technologique de ce siècle : le VRMMORPG.
Tout était prêt. Pourtant, tandis que je me concentrais sur les possibles améliorations des processeurs pour les futures générations d'ordinateurs, ma messagerie vocale m'annonça que le service de modélisation était en émoi. Je n'y prêtai pas attention, jusqu'à ce que l'information me fût à nouveau transmise, ce qui signifiait que le bouton d'urgence avait clairement été déclenché. Il se passait quelque chose d'important, à défaut que cela fut grave.
Mon père n'étant pas là, comme je m'en doutais, je décidai malgré ma mauvaise humeur d'aller moi-même jeter un œil au problème avant qu'il ne s'envenime et que l'on vienne me voir en rampant, terrorisé.
En descendant dans le service modélisation, celui qui donnait une texture aux paysages, une forme aux créatures et un visage aux PNJ, la tension était palpable dans l'open-space. Le directeur du service - un homme que je ne supportais déjà pas lorsque j'étais dans mes bons jours - paniqué, vennait vers moi avec un sourire préfabriqué aux lèvres pour masquer son appréhension. J'étais l'un des patrons. Je faisais peur car ils redoutaient l'échec. Ils savaient que nous ne gardions que les meilleurs.
- Monsieur Yamazaki, que nous vaut l'honneur de votre visite, aujourd'hui ?
- Un problème, de toute évidence.
- Il n'y a aucune crainte à avoir à ce sujet, tenta-t-il de me rassurer. Tout est sous contrôle.
- Apparemment pas, sinon je ne serais pas là, répliquai-je sèchement.
Mon ton nous surprit tous les deux. Je n'avais pas réalisé à quel point la cruauté de la vie m'avait bouleversé - et la présence du directeur de la modélisation que je ne portais pas dans mon cœur n'arrangeait rien. Je ne laissai rien paraître.
- Eh bien, que se passe-t-il ici, exactement ? demandai-je avec le peu de patience qu'il me restait.
Le directeur ne grimaça pas, mais je devinai sa peur. Elle enflait et refluait autour de lui avec une telle intensité que seul un imbécile ne l'aurait pas sentie. Le lancement mondial du jeu Skyline Emrys est prévu pour le 6 avril. Nous étions à deux semaines du grand jour. Tout était bouclé. Cependant, nos équipes travaillaient encore d'arrache-pied pour corriger des erreurs informatiques incessantes avant de passer la main à l'intelligence artificielle qui prendrait le relais au lancement.
Je n'attendais pas de réponse particulièrement élaborée du responsable du département. Simplement des faits. Ce qu'il finit par me confier, à contrecœur.
- Il semblerait que nous ayons perdu toute sauvegarde d'Emrys.
Son souffle était court, sa voix anormalement basse. Il craignait ma réaction, et il y avait de quoi. Mais la nouvelle, au lieu d'activer tous les signaux d'alarme de mon courroux, ma glaça plutôt d'effroi. Parce que la déesse du jeu était avant tout la création de Koto. Même si elle évitait de se déplacer à la Yamazaki Tower, elle continuait à travailler depuis l'appartement, en dossant également malgré son absence, le rôle d'adjoint au directeur de la modélisation. Trois ans auparavant, elle était encore à la tête du département, mais ça... c'était avant qu'elle ne fût confinée.
Je me tournai lentement vers mon subordonné, refoulant à grand-peine la palette infinie d'émotions qui bouillaient en moi. En cet instant précis, il n'était qu'un incapable qui avait usurpé la place de la femme que j'aimais et qui venait de détruire son travail.
- Vous avez perdu Emrys ? répétai-je d'une voix sourde.
La menace était sous-jacente, cependant elle était réelle.
C'était comme s'il venait de m'annoncer que j'avais perdu Koto.
Mon cœur battait trop vite dans ma poitrine. Mes mains tremblaient. J'étais un imbécile d'avoir quitté l'appartement comme un voleur, sans lui dire au revoir.
Le directeur bafouilla des excuses entre deux courbettes pour mieux faire passer son erreur, mais je ne l'écoutais même pas. Autour de nous, sur du matériel dernière génération ultraconfidentiel, tous les opérateurs tentaient de restaurer la sauvegarde précédente ou de retrouver l'écho de la sauvegarde disparue, en vain.
Ce n'était pas une bonne journée, je le sentis immédiatement. Il n'était pas encore neuf heures que je me massais déjà les tempes en souhaitant être demain pour oublier le désastre de cette journée.
Il n'y a qu'une seule façon rapide et efficace de remédier au problème causé assurément par une erreur humaine. Résolu, je sortis mon téléphone - qui ressemble davantage à un rectangle de verre inutile - et appelai Koto.
Elle décrocha en moins de deux sonneries.
- Akira ?
Elle était surprise de mon appel et il y avait de quoi.
- Chérie ? Pardonne-moi de te déranger.
Autour de moi, le silence se fit aussitôt. On entendrait les mouches voler. Tous les regards étaient braqués dans toutes les directions sauf la mienne, mais les oreilles étaient attentivement tournées vers moi. Tout le monde savait que Koto travaillait ici auparavant - la grande majorité l'avait connue en tant que directrice - et que bien entendu elle et moi étions fiancés. Ce n'était un secret pour personne.
À l'autre bout du fil, je l'entendis presque sourire.
- Tu ne me déranges pas, Akira. Tu le sais bien. je ferai tout pour t'aider si c'est dans mes moyens. Qu'y a-t-il ?
À l'entendre, je ne l'importunais jamais. Puis, comme je n'enchaînais pas, poursuivit avec inquiétude :
- Tu vas bien ?
C'était le monde à l'envers. C'était elle qui était confinée, les poumons incendiés, et c'était moi qui allais mal.
- La modélisation a perdu Emrys, lâchai-je sans préambule, évitant de tourner autour du problème, agacé et en colère contre les gens qui m'entourent en ce moment même.
J'aurais voulu qu'elle fût là, à sa place, là où une telle absurdité n'aurait jamais pu se produire en sa présence.
- Oh ! s'exclama-t-elle, prise au dépourvu. Comment est-ce arrivé ?
Je n'eus pas le temps d'ouvrir la bouche que je l'entendis tousser d'une façon qui ne me plut pas du tout et je me crispai aussitôt. Ces toux-là lui brûlaient les poumons et rendaient sa respiration laborieuse.
Je l'entendis siffler à l'autre bout de la ligne mais j'étais impuissant. Pourtant, elle enchaîna :
- Enfin, je présume que la raison importe peu pour le moment. Je transfère l'accès à ma sauvegarde. Elle date d'hier à 18h57.
Malgré mon inquiétude quant à sa santé, j'étais fier d'elle. Avant d'être une compagne ou même une amie, elle était une collaboratrice d'une redoutable efficacité, et c'était une casquette qu'elle n'avait jamais perdue. Je pouvais toujours compter sur elle, quelle que fût la situation.
- Merci, soufflai-je simplement par soucis de ne pas exhiber toute ma vie privée au travail.
Déjà, sur les écrans autour de moi, les différents opérateurs se connectaient à la sauvegarde de Koto avec soulagement, et un léger brouhaha reprit dans le vaste espace de travail. Des têtes allaient sauter ; ils espéraient tous garder la leur. Une seule personne, à l'heure actuelle et de mon avis, méritait de perdre la sienne. Cependant, la décision finale revenait à mon père, grand PDG de la Yamazaki Entertainment.
Au téléphone, Koto toussa de plus belle. Mon cœur se serra. Pour elle aussi c'était une journée « sans ». Pourtant, malgré la difficulté et la douleur, elle voulait me parler.
- Au fait, Akira, tu as oub...
Elle ne finit pas sa phrase. Sa toux devint ingérable et l'empêcha de parler, de respirer.
- Koto ? appelai-je, inquiet, en quittant l'open-space au pas de course pour regagner mon bureau.
Je n'entendais que ses poumons qui se déchiraient et mon cœur qui explosait. Puis, son téléphone heurta le sol et mon cœur se brisa d'un même coup. La minute suivante, j'étais sur l'héliport que la Yamazaki Tower, priant le pilote de me ramener chez moi au plus vite.
Lorsque j'arrivai en catastrophe dans l'appartement, tout me parut trop calme, trop silencieux. Où était-elle ?
- Koto !
C'était idiot, dans son état, si elle était seulement encore consciente, elle ne répondrait pas.
Je découvris son téléphone sur le comptoir de la cuisine, à côté d'une boîte pour le déjeuner, mais elle n'était visible nulle part. Je poursuivis mes recherches dans l'appartement au pas de course. Par habitude, je filai tout droit dans la chambre.
Elle était là, couchée dans notre lit, pâle comme la mort, les yeux fermés, la respiration laborieuse malgré le masque à oxygène placé sur son visage pour l'aider. L'infirmière, à côté d'elle, ajusta quelques paramètres sur un ordinateur tactile fiché dans le mur qu'elle fait disparaître derrière une paroi coulissante dès qu'elle a fini, pour ne pas déranger le sommeil de sa patiente. L'avoir avec nous au quotidien, de jour comme de nuit, s'était maintes fois révélé très utile voire salvateur. Comme aujourd'hui.
Et une fois de plus, ses recommandations furent les mêmes.
- Il lui faut du repos.
Elle sortit, me laissant seul avec Koto. Il fallait attendre... mais le temps jouait contre nous.
Une fois de plus, j'étais déchiré par la cruauté de la vie. Et par mon impuissance. Comme je venais de le démontrer, je pouvais retrouver Emrys si elle venait à disparaître, mais je n'avais pas la capacité de ramener Koto si elle s'en allait.
Je m'assis au bord du lit, désemparé, et caressai délicatement le contour de son visage. Ses yeux papillonnèrent un moment, à ma recherche, et dès qu'elle m'aperçut m'offrit son plus grand sourire.
Elle retira un instant son masque pour me parler, même si c'était difficile. Elle pouvait communiquer à travers, mais n'aimait pas y avoir recours car elle cela lui donnait l'impression de devenir une machine.
- Tu as bien reçu l'accès à la sauvegarde ? demanda-t-elle d'une voix douce et basse.
Je pris l'une de ses mains entre les miennes et tentai de lui sourire pour la rassurer.
- Oui, c'est parfait. Comme toujours, je regrette que tu ne sois pas à mes côtés.
- Mais je suis à tes côtés, répliqua-t-elle immédiatement, les sourcils froncés.
Mon sourire devint plus naturel, bien qu'un peu triste.
- Je sais.
Elle me fixa un instant.
- Tu as oublié ton bento en partant.
- Je voulais manger avec toi.
Et ce fut en disant ces mots que je réalisai que c'était à présent la vérité.
Elle ouvrit la bouche, mais au lieu d'aligner quelques mots cohérents pour former une phrase, se mit à tousser. Elle devait se reposer, malgré cela je ne voulais pas la quitter. Si c'était une journée « sans » alors autant la passer à veiller sur elle.
- Dors, Koto, la tranquillisai-je en l'embrassant sur le front. Je serai là à ton réveil.
Sans attendre, elle remit son masque et ses yeux se fermèrent aussitôt. Il n'y avait pas que de l'oxygène qu'elle inhalait là-dedans.
Sans lâcher sa main, je l'enjambai et pris ma place dans notre lit sans prendre la peine de me déchausser. On ne vivait qu'une seule fois, et lorsque cette vie ressemblait par moments à un cauchemar, le plus simple était de saisir les petits bonheurs comme le simple fait de regarder Koto dormir, même à travers un masque. Parce que nous ne savions pas combien de temps cela allait encore durer, un instant seulement ou l'éternité.
Il était quatorze heures passées lorsque Koto rouvrit enfin les yeux. Elle était hagarde, s'extirpant avec peine d'un sommeil salvateur. Je n'avais pas lâché sa main, ni bougé d'un pouce. En revanche, j'avais dû m'assoupir une heure ou deux.
Elle retira son masque à oxygène dans un bruit de dépressurisation et me sourit. Ici, à l'appartement, tout était d'une propreté irréprochable, et j'avais installé un système de filtration d'air qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le risque d'aggraver sa maladie était réduit au minimum. Pourtant, ce n'était pas suffisant. Rien n'était suffisant. Elle était encore trop exposée, trop fragile, trop malade.
- Tu as de petits yeux, me fait-elle remarquer.
- C'est normal, lui rappelai-je avec philosophie. Ils ne sont pas aussi grands que ceux des Occidentaux.
- Ne te défile pas. Tu sais ce que je veux dire.
Elle parlait doucement, n'élevait pas la voix - elle ne pouvait pas. Alors elle m'observait, et c'était encore pire. Elle me perçait à jour. Je n'avais aucun secret pour elle.
Je serrai sa main dans les miennes.
- Excuse-moi pour ce matin, me lançai-je. Je suis un imbécile. J'étais en colère.
Elle m'interrompit en posant un doigt sur mes lèvres, puis agrippa faiblement le col de ma chemise pour m'attirer à elle.
- Je sais, murmura-t-elle contre mes lèvres avant de m'embrasser.
Vivre avec Koto était trop simple. Elle était trop douce, trop gentille, et me pardonnait même la distance que j'avais fini par placer entre nous.je ne la méritais pas, pourtant je voulais la garder pour moi seul.
- J'ai annulé mon déplacement à Kyoto du 10 avril, lui annonçai-je soudain.
Elle me fixa avec incrédulité.
- Non, tu ne peux pas. C'est un contrat important, Akira. Ce sera le premier weekend de Skyline Emrys. Les résultats pourraient être décisifs pour la signature.
- J'en ai conscience, mais je ne veux plus y aller. Mon père n'aura qu'à envoyer Kimura.
Koto fronça les sourcils. Elle n'était pas dupe.
- Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
- Toi, avouai-je en toute franchise. Ce déplacement doit durer trois jours. Je sais que ce n'est pas loin, que ce n'est pas si long, mais je veux rester auprès de toi.
Elle me regarda fixement, surprise et perplexe face à mon changement d'attitude de ces derniers mois.
- Nous avons tout le temps pour ça, et puis Kimura est d'astreinte ce weekend-là, me fait-elle remarquer.
Je haussai les épaules, indifférent.
- Alors personne n'ira. Tu sais pertinemment que non, Koto, nous n'avons pas le temps. Nous n'en avons plus.
Cette fois, elle ne me contredit pas. Comment le pourrait-elle ?
Elle se redressa dans le lit, balança ses jambes sur le bord et le quitta, arrachant sa main à mon emprise. Sans un mot, elle gagna le dressing sur la pointe des pieds. Je la suivis sans comprendre en lissant ma chemise froissée. Elle semblait avoir déjà arrêté son choix sur une robe rose poudré qu'elle commença à enfiler après avoir jeté au loin le large t-shirt qu'elle avait utilisé pour dormir.
J'eus alors peur de comprendre enfin ses intentions ; mes mains retournèrent dans le fond de mes poches.
- Tu ne peux pas sortir, Koto, lui rappelai-je à contrecœur.
- Je vais prendre mon masque, ma rassura-t-elle en enfilant ensuite des bottines en daim clair. Viens regarder les cerisiers avec moi.
Je m'apprêtai à répliquer que nous n'avions qu'à admirer celui qui poussait tranquillement dans le puits de lumière au milieu de l'appartement, mais je savais déjà ce qu'elle allait me répondre. C'était une journée « sans » pour nous deux, autant lui faire plaisir autant que faire ce peu.
Je me changeai à mon tour et une fois assuré qu'elle avait bien son masque à oxygène, qu'elle s'était bien couverte - trench et étole - nous quittâmes l'appartement. L'ascenseur vitré nous donnait déjà une magnifique vue sur ce quartier-ci de Tokyo où quelques cerisiers égayaient si joliment les rues à la sortie de l'hiver. Nous n'eûmes ensuite pas à marcher très loin pour nous retrouver sous les fleurs de ces arbres que notre nation chérissait tant. J'obligeai Koto à s'assoir sur le premier banc que nous trouvâmes sous les cerisiers en pleine floraison.
Elle était calme, sereine, sa respiration était régulière grâce au masque qu'elle portait toujours à l'extérieur. Il faisait beau, la chaleur estivale du soleil était agréable. C'était presque une belle journée.
Koto prit ma main et se tourna légèrement vers moi.
- Tu as raison, notre vie ici ne durera pas. Mais tu dois continuer à vivre et tracer ton chemin quand je ne serai plus là. Nous n'avons pas d'avenir ensemble, mais toi tu en as un. Avec quelqu'un d'autre, peut-être, avec qui tu auras des enfants, aux côtés de qui tu vieilliras...
Mon sang ne fit qu'un tour et se glaça dans mes veines. Mes mains étaient gelées, ma tête tournait, mon cœur s'emballait.
- Sommes-nous vraiment en train d'en parler ? murmurai-je d'une voix étranglée.
Koto acquiesça lentement et désigna le cerisier au-dessus de nous.
- L'hiver a été glacial cette année. Certains bourgeons précoces ont gelé. Heureusement, une partie d'entre eux à survécut. Et regarde, parmi les survivants, certaines fleurs seront pourtant les plus belles de l'année.
Certes le cerisier était magnifique, mais la métaphore avec notre situation me déplaisait. Parce que Koto aurait dû être l'une de ces magnifiques fleurs alors qu'elle n'était en réalité que l'un des bourgeons qui avait brûlé pendant l'hiver.
- Je ne veux pas parler de ça maintenant, ripostai-je en enfouissant ma tête dans son épaule.
Sa main légère passa dans mes cheveux pour me réconforter parce qu'elle savait. Elle savait que je fuyais le sujet parce qu'il était trop douloureux à affronter.
- Je ne veux pas te perdre, gémis-je soudain, désemparé. Je t'en supplie Koto, ne t'en vas pas. Ne me laisse pas...
- Je ne t'abandonnerai jamais, Akira. Où que tes pas te mènent, que fassent tes mains, quelles que soient les pensées dans ta tête, je serai toujours là quand tu en auras besoin, même si ce n'est que dans ton cœur.
Sa voix à travers son masque était étouffée, et je sentais sa respiration saccadée. Alors je me redressai pour constater qu'elle pleurait, moi pareillement.
Soudain, j'avais besoin d'elle, de la tenir serrée contre moi, de sentir ses mains s'agripper à moi comme si j'étais sa bouée de sauvetage ; j'avais besoin qu'elle me rassure et d'en faire autant pour elle en retour. Je vis à son regard bouleversé qu'elle aussi. Elle avait besoin de moi, j'avais besoin d'elle. Nous avions la nécessité de nous retrouver l'un l'autre, d'effacer les mots, les peurs, les larmes aussi. Tout ne pourrait pas disparaître, mais puisque c'était un jour « sans », nous éprouvions le désir d'en faire un jour « avec ». Transformer les cauchemars en rêves, les doutes en certitudes, l'avenir en instant présent.
Aimer.
Ni elle ni moi ne prononçâmes le moindre mot, et pourtant nous nous levâmes comme une seule personne pour reprendre le chemin de l'appartement, sa main serrée dans la mienne. Nous étions seuls dans notre univers, le travail n'importait plus, pas plus que la maladie. Elle aussi s'effaça pour un moment, même si elle ne disparaîtrait jamais vraiment.
Seuls dans notre chambre, dans notre lit, nous réapprîmes à nous connaître, à nous découvrir, à aimer, à accepter que tout ne pouvait pas être contrôlé, planifié, et que l'inconnu pouvait être aussi effrayant que l'avenir. Cependant, nous étions au présent et nous nous aimions, simplement, sans armes ni armure. J'avais enfin abandonné les miennes, et m'ouvrir ainsi à Koto m'apparaissait comme une seconde première fois. Nous avions peur, nous étions déchirés, mais pour le moment il n'y avait rien d'autre que la personne en face de nous qui comptait. C'était un retour aux sources et il nous faisait le plus grand bien, car nous réalisions tout juste à présent que nous étions sur le point de nous perdre dans des frayeurs, des craintes, des silences et des colères plus grands que nous.
Koto se blottit contre moi, le souffle court, mais refusa le masque à oxygène que je lui tendais. Il ne lui fallut ensuite que peu de temps pour s'endormir et sa respiration s'apaisa. Je refermai un bras sur elle pour la serrer contre ma poitrine tandis que mon cœur se serrait lui aussi.
Je n'étais pas prêt à lui faire mes adieux. Peut-être ne le serais-je jamais. En revanche, quelque chose s'était réveillé dans mon esprit. Un compte à rebours qui me faisait prendre conscience que chaque souffle de Koto était un cadeau, un sursis sur sa vie. Je nous devais d'en profiter, pour qu'elle soit heureuse, et pour que je ne regrette rien.
Dans ma tête, mon déplacement à Kyoto était définitivement annulé. J'allais emmener Koto dans Skyline Emrys. Elle pourrait respirer n'importe où, courir à toutes jambes, se déplacer sans avoir à emporter son masque partout avec elle. Pour le temps qu'il nous restait, j'allais m'employer à la faire rêver, à la faire rire, lui faire oublier la maladie qui la rongeait à petit feu. J'allais faire de ses derniers instants sur terre les plus beaux souvenirs de sa vie.
Je me promis de ne plus jamais me retrouver impuissant comme je l'étais face à sa maladie, de ne plus jamais regarder quelqu'un mourir sans rien pouvoir y changer. Je me promis de devenir tout-puissant, de défier le monde et les lois des possibles pour lutter contre cette impuissance qui me rendait fou. Plus jamais. J'allais devenir un dieu s'il le fallait.
Mais comme la vie l'avait mainte fois démontré, tout ne peut pas être contrôlé ni planifié. Ce qui voulait dire que même si je l'ignorais à ce moment-là, le pire était encore à craindre.
Dédicace à Lazaward : Claudie,cette histoire est pour toi 😉
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