89 - Carpe Diem (partie 4)

C'était une voix hésitante que je n'étais pas certain de connaître. Néanmoins, lorsque je me retournai, malgré l'âge et le temps, le doute ne fut plus permis. Je vis au regard d'Emma qu'elle aussi savait qui était cette femme trop bien habillée se tenant face à nous, même si elle ne l'avait jamais rencontrée. Cette femme portait des vêtements blancs parfaitement taillés, et ses cheveux bruns, pas même striés d'argent, étaient retenus dans un chignon serré et impeccable, tiré à quatre épingles. Les rides du temps sur sa peau étaient légères malgré son âge, mais elles n'avaient épargné ni son visage ni ses mains. Elle n'avait plus vingt ans, pas plus que moi.

Cela faisait dix-sept ans que je ne l'avais pas vue.

Ma mère.

— C'est bien toi, Charlie, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, avec comme un doute dans la voix.

Je fus incapable de répondre, trop choqué pour réagir, les lèvres entrouvertes et les yeux légèrement plus écarquillés que d'ordinaire. Elle poursuivit donc en baissant son regard sur Emma, et l'hésitation et le doute désertèrent son visage et sa voix comme un masque qu'elle aurait retiré après une représentation théâtrale.

— Et vous devez être Emmaline, n'est-ce pas ? Emmaline Dufau de Maluquer. La femme de Charlie. Ma belle-fille.

Je n'avais rien à quoi me raccrocher tandis que tout s'effondrait en moi comme un château de cartes. Et je n'étais pas le seul. Emma échangea un regard confus dans ma direction et je le lui rendis. Après tout, elle n'avait jamais rencontré mes parents. Jamais. Et je n'avais jamais pensé les revoir un jour, pour être honnête.

— Qu'est-ce que tu fais là ? furent les seuls mots qui me vinrent après dix-sept ans d'absence et de silence.

Les seuls mots qui parvinrent à franchir des lèvres scellées par un chaos adolescent que je parvenais tout juste à apaiser aujourd'hui, après dix-sept ans de doute et de tragédies.

Après tout ce temps, ma mère était là, à l'autre bout du monde, face à moi, sans un mot d'excuse ni aucun avertissement de sa venue, sans aucune tentative de communication au préalable. Simplement là, après avoir feint d'ignorer mon existence pendant dix-sept ans. Alors que pouvais-je bien lui dire d'autre ?

Elle parut légèrement embarrassée par ma question qui était loin d'être anodine.

— Ton père et moi sommes à Tokyo pour... affaires. Nous investissons dans le médical, et c'est ici que l'on trouve les meilleures avancées technologiques dans le domaine. C'est de cette façon que j'ai réalisé que la convention de Skyline Emrys se tenait à Tokyo, cette année. J'ai tout de suite su que je t'y trouverais.

Bien sûr, mon père et elle travaillaient toujours. L'espérance de vie des individus nés après les années 2000 avait sévèrement augmenté malgré le développement de maladies plus graves et orphelines, voire incurables, et malgré les guerres qui avaient décimé des populations – sans parler du reste de raisons qui faisaient que la population mondiale aurait dû décliner au lieu de poursuivre son développement acharné. Car oui, ceux qui n'avaient pas connu le millénaire précédent pouvaient espérer vivre jusqu'à cent vingt ans, aujourd'hui. Alors, approcher du cap des soixante-dix ans, pour mes parents, n'avait rien d'effrayant en soi. Pour son âge, même, ma mère était sacrément bien conservée. La médecine et la cosmétique faisaient des miracles de nos jours. Mais ces règles de longue vie ne s'appliquaient pas aux victimes de Valhalla. Nous savions tous que nous n'aurions jamais l'âge que ma mère avait aujourd'hui.

Je sentais mes mains qui tremblaient. Et j'avais beau les serrer en poings colériques, elles s'agitaient toujours aussi nerveusement. Alors, je les posai plutôt sur les épaules d'Emma, autant pour me donner du courage que pour montrer à ma femme que je voulais la protéger de ça. D'ailleurs, elle posa aussitôt une main sur l'une des miennes, pour manifester son soutien et m'encourager à passer à travers cette nouvelle épreuve de la vie.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? demandai-je à nouveau d'une voix ferme.

Ma mère me fixa un moment, sans ciller, avant de fouiller dans son sac en cuir blanc et d'en sortir un énorme pavé de feuilles reliées que je connaissais très bien. Emma aussi le reconnut : nous avions le même dans un tiroir du bureau de notre maison.

C'étaient les centaines de pages de ma mémoire de ces cinq années et demie passées dans Skyline Emrys, l'épreuve qui nous avait déchirés pour de bon, mes parents et moi.

Ma mère me les désigna :

— Je l'ai bien reçu et je l'ai lu. En entier, dit-elle, non sans une certaine fierté.

Je n'en doutais pas, à voir l'état du recueil, mais sa fierté était déplacée. Pourquoi devait-elle afficher ainsi à quel point elle était fière de son exploit, alors que si elle avait été une bonne mère, une mère comme les autres, elle aurait suivi mes aventures en direct ? Mais en effet, pour elle, c'était un exploit.

— Je l'ai lu, Charlie. J'ai compris. Ta lettre était très claire, poursuivit-elle. Alors me voilà, car je pense être prête.

— Prête à quoi ? répliquai-je un peu sèchement.

Elle cessa d'afficher cette fierté de paon pour redevenir un peu plus la mère que j'avais connue, celle dont j'avais gardé le souvenir et pour laquelle je nourrissais de la rancœur, cette femme grave et sévère qui m'avait arrangé un mariage d'intérêt sans m'en parler. Cela avait été la dernière chose qu'elle m'avait dite, la dernière chose qu'elle avait « faite » pour moi, et la dernière fois que je l'avais vue.

Elle me regarda dans les yeux, sans se dérober.

— Je suis prête à rattraper le temps perdu, et à faire à nouveau partie de ta vie.

— Ce qui a été perdu ne peut pas être sauvé, répliquai-je acerbement.

— Charlie ! intervint Emma.

Je serrai les dents. Elle tendit la main vers ma mère, avec sérieux, sans sourire. Ma mère la serra poliment sans toutefois s'attarder. Je savais très bien que le fauteuil roulant était pour elle une sorte de tare, raison pour laquelle elle préférait focaliser son attention sur moi, plutôt que sur Emma.

— Je suis Emmaline, la femme de Charlie, effectivement, se présenta Emma d'une voix neutre.

— Oui, c'est bien cela, opina ma mère. Le fauteuil...

Cette remarque me fit sortir de mes gonds. N'y tenant plus, j'explosai :

— Qu'est-ce que tu veux, à la fin ?

Oui, pourquoi était-elle ici, bordel ?!

Cette remarque renfrogna ma mère. Quant à Emma, cette fois, elle ne dit rien.

— Je suis sincère, Charlie, soupira ma mère. Tu as raison : ce qui est perdu dans le temps l'est définitivement. On ne rattrape pas le temps perdu. Je ne te promets pas non plus que j'ai changé, ou que je vais changer. Néanmoins, j'aimerais vraiment apprendre à comprendre ton monde, rencontrer ces personnes, faire partie de ta vie même si c'est de loin. Le détective privé que nous avons engagé pour suivre ta vie à distance, à défaut d'un face à face, nous a toujours fourni des informations précises et régulières. Ne crois pas que nous t'avons abandonné comme si tu n'avais jamais existé, Charlie. On ne tire pas un trait sur ses enfants de cette façon.

Cette nouvelle me laissa sans voix, choqué. Devais-je être flatté et heureux de cette révélation, ou furieux qu'ils se soient immiscés dans ma vie privée à mon insu ? J'étais trop abasourdi pour trancher.

Elle fit une pause avant de reprendre, voyant que je ne réagissais toujours pas :

— Je sais que c'est égoïste de ma part de te demander une seconde chance alors que ton père et moi ne t'en avons jamais donné une seule, mais je te le demande tout de même.

J'avais si souvent cherché son attention dans ma jeunesse, et à présent qu'elle était là pour moi, je n'avais qu'une seule envie : la repousser afin qu'elle ne fasse plus jamais partie du reste de ma vie. Cela faisait trente-cinq ans que j'attendais d'avoir une mère qui s'intéresserait à ma vie. C'était trop tard, à présent.

J'ouvris la bouche pour répondre, mais Emma me devança :

— Joignez-vous à nous pour le spectacle, proposa-t-elle, l'air de rien. Des joueurs et des fans vont reproduire quelques scènes notables de notre aventure commune dans SE. Nous nous y rendions. Tous nos amis s'y trouvent, ainsi que Kyle et Lucas.

— Et nos enfants, aussi, crachai-je durement, à défaut de pouvoir rattraper l'énorme erreur que venait de commettre Emma.

Les yeux de ma mère cillèrent à peine. Elle rangea le recueil dans son sac.

— Vos enfants, vraiment ? Flynn, Loup, et Cassiopée, déduisit-elle d'un hochement de tête entendu.

Évidemment, le détective n'avait rien omis, encore moins l'existence de ses petits-enfants.

Cela ne la réjouissait cependant pas autant que le père d'Emmaline lorsqu'il avait appris les grossesses successives de sa fille, lui qui adulait littéralement nos trois enfants. Ils étaient autant la prunelle de ses yeux que des nôtres. Jamais je n'aurais pu rêver meilleur grand-père pour mes enfants. De mon point de vue, il était d'ailleurs le seul et unique grand-père qu'ils avaient. Mes parents n'existaient pas : ils n'avaient jamais existé.

Enragé, je poussai Emma vers les élévateurs, ma mère dans notre sillage.

En montant en ascenseur à l'étage supérieur, un silence pesant s'installa entre nous. J'étais furieux et je n'avais rien à dire à cette femme qui n'avait jamais été une mère, ni pour moi ni pour mes frères. Quant à Emma, elle devait encore en être au stade de l'observation et de l'écoute dans le but de se faire son propre avis sur un personnage que je lui avais toujours décrit comme monstrueux.

À la sortie de la cabine silencieuse, c'était un véritable comité d'accueil qui nous attendait, et après le silence oppressant, le brouhaha de nos amis, de notre famille, avec les cris enthousiastes des enfants, m'assaillirent brutalement.

Tandis que chacun y allait de son commentaire, je fus soulagé de voir ma mère s'avancer vers mes frères et s'éloigner de moi. Aussi poussai-je un soupir de soulagement qui ne passa pas inaperçu.

— Tu devrais lui laisser une chance, insista Emma en tournant la tête vers moi. Ce n'est pas comme si tu allais l'autoriser à vivre chez nous. Laisse-la seulement renouer avec toi. Laisse-la apprendre à connaître ses petits-enfants. Tu l'as entendue : elle n'a jamais cessé de suivre ton parcours. C'est une preuve qu'elle a toujours de l'affection pour toi, quoi que tu en dises.

Je sentis mes narines frémir de colère tandis que mes mains se resserraient sur le fauteuil.

— Je n'ai vraiment pas envie de m'engueuler avec toi aujourd'hui, contrai-je un peu plus sèchement que je ne l'aurais voulu.

— Très bien, capitula-t-elle, nullement impressionnée. Demain, alors.

Sa réponse, un effort évident d'apaisement, me fit sourire. Parce qu'il n'y avait qu'elle pour me faire cela, pour me faire sentir bien quand tout allait mal.

— Demain, opinai-je en souriant, déjà calmé.

Je me concentrai ensuite sur le groupe d'enfants qui s'amusaient comme des fous, inconscients que sans ce jeu mortel que nous célébrions en cet instant, sans notre calvaire, notre séquestration et nos sacrifices, certains d'entre eux ne seraient jamais venus au monde, et ils ne se seraient jamais connus les uns et les autres. Flynn, Loup, Cassie et Aramise, pour ne citer qu'eux, ne seraient jamais nés.

Emma me tira doucement de ma rêverie en caressant doucement ma main.

— Tout à l'heure, quand Flynn t'a retrouvé et que je suis arrivée avec Loup et Cassie, tu avais l'air de réfléchir à quelque chose. À quoi pensais-tu ?

Je ne répondis pas aussitôt, mobilisant mes souvenirs tandis que je coinçais une mèche de ses cheveux blonds dans sa couronne tressée.

— Je me disais que j'aurais bien cassé la figure au père de tes enfants pour avoir trouver une perle aussi magnifique et rare que toi. J'étais aussi très jaloux de lui, avouai-je franchement en souriant de mon incohérence. Je voulais... je voulais vraiment le démolir.

Elle me regarda de ses grands yeux verts que j'aimais tant, et dans lesquels je lisais tout l'amour qu'elle avait pour moi malgré les aléas de notre vie dus à sa condition et à la mienne. Son sourire amusé, aussi grand que le monde et aussi magnifique qu'au premier jour, m'aurait mené sur toutes les batailles. Rien que pour elle. Pour être avec elle. Car l'amour que j'éprouvais à son égard n'avait fait que croître d'année en année, à mon plus grand étonnement. Parce que l'amour était une notion que j'avais appris à découvrir à petits pas, avec elle, en mettant un pied devant l'autre, en passant d'une étape à l'autre. Partager son lit, son dentifrice, s'habituer à avoir deux brosses à dents dans le même pot, céder une partie de ses placards, se disputer souvent, s'aimer un peu plus à chaque fois.

Je m'agenouillai devant elle et lui pris les mains.

— Mes amnésies ont aussi du bon, tu sais. Car tu vois, elles me permettent tout simplement de retomber amoureux de toi à chacun de mes égarements.

Et je me penchai en avant pour l'embrasser avec toute la force de mon amour.

Demain viendrait plus tard. Et puisqu'hier était déjà passé, nous allions cueillir le présent comme un cadeau fait à la vie, car il se répétait jour après jour, à l'infini.

https://youtu.be/Z16V8Zw0dsQ

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Tadadaaaa... Ça sent la fin, le vraie. Ouais, c'est pour tout de suite bientôt maintenant prochainement. Vous l'avez compris, si vous osez tourner cette page, derrière vous devriez trouver l'épilogue, le point final tant promis après des années de pérégrinations pour Charlie et ses amis. Je n'en dirai pas plus, je préfère lui laisser les derniers mots. Il a des choses importantes à vous dire. Vraiment. A vous. Enfin, indirectement. Mais ses mots vous regardent tout de même.

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