80 - Les pertes

De retour en France, il me fallut encore passer quelques semaines à l'hôpital avant d'être autorisé à retourner chez moi, sous conditions. Je devais notamment ne jamais me retrouver seul, et un infirmier devait passer une fois par semaine pour suivre mon état de santé. Je n'avais rien à y redire.

Les médias du monde étaient partout après moi, à m'assaillir, ce qui avait provoqué la mise en place d'une sécurité tout autour de la propriété, gardée nuit et jour par un minimum de cinq gardes et de deux chiens, sans compter nos propres Bergers Allemands, Ezy et Bolt. Je réagissais mal aux intrusions des journalistes et leur agressivité, raison pour laquelle je restais confiné à la maison. J'étais aux bons soins de mes frères et de Jessica, ainsi que de Jérémy. Tous deux s'étaient mariés à peine quelques mois avant mon réveil.

Comme j'avais du mal à rester tout bonnement sans rien faire, ils m'aidaient tous à retrouver des bribes de mémoire, et Lucas m'enseignait quelques-unes de ses connaissances en informatique. Par on ne savait quel miracle, j'avais réussi à négocier la sauvegarde de Valhalla et de l'intégrité de ses super-ordinateurs. De même que j'avais pu conserver mon ID et continuer à jouir d'un accès privilégié au serveur par le biais d'un ordinateur particulier que Monsieur Yamazaki en personne avait fait livrer de Tokyo à Paris. Pour le moment, il était stocké dans le grand cabanon du jardin, surprotégé par des systèmes mis au point par la Yamazaki Entertainment, et physiquement gardé par un garde armé. Je ne savais pas encore ce que j'allais en faire, mais je n'avais pas pu me résoudre à accepter la liquidation de Valhalla quand la société japonaise m'en avait averti. Ils ne voulaient plus avoir affaire avec cette intelligence et souhaitaient la détruire ; mais à moi, elle pouvait encore servir. J'ignorais en quoi, cependant j'avais la conviction profonde que son rôle dans cette histoire n'était pas terminé.


23 Décembre 2055
Un mois plus tard

À mesure que le temps passait, le besoin inconditionnel de revoir mes compagnons d'aventure devenait impossible à ignorer. C'est alors que je songeai à mon ami Clément avec qui toute cette histoire avait commencé. Peut-être n'était-il pas connecté au moment fatidique, mais il y avait fort à parier que si. Par conséquent, il était la personne la plus proche avec qui je pouvais parler de tout cela et à qui j'étais capable de rendre visite pour m'enquérir de son état de santé. Tout le monde avait-il perdu la mémoire, comme moi ? Ou peut-être confondaient-ils le virtuel et le réel, comme cela m'arrivait par moment.

Je me rendis dans la cuisine où se trouvaient Jess et Jérémy. Kyle était là, lisant un livre sur la neurologie, et Lucas, dans le salon, bidouillait quelque chose sur sa tablette transparente dernière génération.

— Je vais aller voir Clément. Ses parents doivent bien savoir dans quel hôpital il se trouve, leur annonçai-je, les mains dans les poches.

— Je t'accompagne, réagit aussitôt Kyle en fermant son livre d'un geste sec, bondissant littéralement vers moi.

J'entraperçus à peine Jess et Jérémy échanger un regard hésitant. Ils étaient tous les deux aux fourneaux pour préparer le déjeuner de ce midi.

— Eh bien..., commença Jess, visiblement nerveuse à l'idée que je sorte.

Il fallait dire que depuis que j'étais rentré, je n'avais encore pas mis un pied à l'extérieur. Je pouvais donc comprendre son inquiétude, que Jérémy semblait partager.

— Je l'accompagne, Jess, insista Kyle, derrière moi. Je serai avec lui. Laisse-le aller voir Clément.

Le regard atterré de ma gouvernante me fit presque pitié. Elle s'inquiétait tellement pour moi...

— Ça va aller, Jess, je vais bien, la rassurai-je avec un sourire légèrement forcé. On ne sera pas long et Kyle sera avec moi.

— Très bien, capitula-t-elle. Faites attention à vous sur la route. Quant à toi, Charlie, au moindre problème, le moindre malaise, je t'en supplie, préviens Kyle. N'attends pas d'être inconscient pour nous avertir que quelque chose ne va pas !

Je haussai les épaules, mais acceptai ces conditions. Nous nous dirigeâmes donc, Kyle et moi, vers le garage. La vue de ma moto, sous sa bâche de protection, me rappela que j'avais fui mon père ce matin-là, ce jour où ma vie avait basculé.

Je me tournai vers mon frère avec qui je n'avais que trois ans d'écart. Mon dieu... je ne les avais pas vus grandir, lui et Lucas...

— Où sont les parents ? demandai-je à brûle-pourpoint

Dès lors que je posai la question, pour la première fois depuis mon réveil deux mois plus tôt, je sus que je ne voulais de toute façon pas entendre la réponse. Ils n'étaient jamais venus me voir à l'hôpital, après tout il y avait Jessica, s'étaient-ils dit. Je ne les avais pas même entr'aperçus depuis mon réveil. Ils n'avaient donc pas changé du tout.

— Ils sont en voyage d'affaire en Russie jusqu'au 12 Janvier, m'apprit Kyle d'un air indifférent.

C'était donc bel et bien toujours la même chose. En cet instant, je trouvais même cela appréciable, voire libérateur.

— Alors, on prend quoi ? me demanda mon frère en désignant les bolides du garage.

Pour toute réponse, je me dirigeai vers le casier où je rangeais mes affaires de motard et enfilai mon blouson de cuir, mon casque avec un tressaillement, et mes gants. Puis, je retirai la bâche et enfourchai ma moto comme si je l'avais quittée seulement la veille.

Kyle m'arrêta avant que je mette le contact, l'œil sévère :

— On se calme, cow-boy. Tu sais toujours t'en servir ?

— C'est comme le vélo, Kyle : cela ne s'oublie pas, le rassurai-je.

Il avait l'air sceptique, mais me laissa faire, enfilant son propre équipement. Je compris rapidement qu'il avait lui-même passé son permis moto. C'était étrange dans la mesure ou lorsque je l'avais quitté, il n'avait même pas commencé ses leçons de code de la route. On pouvait faire tellement de choses en cinq ans et demi...

— Sois prudent, hein, m'ordonna mon frère en montant derrière moi. Je prendrai le relais, s'il le faut, mais ménage toi.

J'acceptai de bonne grâce. C'était équitable.

Je ne me rappelais plus très bien la chemin pour aller chez Clément, mais après quelques détours et demi-tours, nous retrouvâmes la grande maison moderne, elle aussi bien gardée par des vigiles embusqués et discrets.

Le père de Clément lui-même nous ouvrit la porte, ce qui était assez inhabituel pour un politicien comme lui. Il nous fit aussitôt entrer pour nous soustraire aux journalistes qui nous avaient suivis jusqu'ici.

— Par Dieu, comme je suis heureux de voir que tu vas bien, Charlie ! Nous sommes si heureux que tu aies pu libérer tous ces gens. Merci. Merci infiniment, me salua-t-il en me serrant vigoureusement la main à m'en broyer les os.

Sa femme nous rejoignit dans le hall, nous saluant d'un sourire discret, et nous guida jusqu'au salon où elle nous fit asseoir. Elle nous proposa une boisson et des gâteaux. Cependant, sa présence ici, avec son mari, me déconcerta franchement.

Je leur fis part de mon trouble :

— À propos de cette histoire... Dans quel hôpital se trouve Clément ? J'aimerai lui rendre visite. Quelqu'un est avec lui en ce moment ?

Le regard de l'homme se voila et il baissa la tête le temps d'un battement de cœur. Les yeux de sa femme brillèrent comme si un trait de larmes s'était formé à la lisière de ses paupières, mais elle tenta de dédramatiser avec un sourire fragile qui ne cachait rien de son immense chagrin et du drame que je commençais à entrevoir avec effroi, contrairement à ce qu'elle aurait souhaité :

— Je suis désolée, Charlie. Tu arrives trop tard pour Clément, mais il aurait félicité ton geste. Il... il nous a quitté il y plus de trois ans.

Le choc fut tel qu'il m'empêcha de réagir, me laissant là, bouche bée et les yeux écarquillés. Kyle dit quelque chose aux parents de mon ami défunt, mais je n'entendis pas. J'avais du coton dans les oreilles, ou peut-être avais-je la tête sous l'eau ? Plus rien ne m'atteignait. Je ne percevais plus rien. La seule chose dont j'eus vaguement conscience fut Kyle me guidant doucement vers la porte d'entrée.

Soudain, je m'arrêtai devant la porte et me tournai vers le politicien et sa femme qui avaient perdu leur fils unique, constatant enfin que je pleurais comme un enfant de quatre ans :

— Je suis désolé.


_________________________

Eh oui, il n'y a pas que dans SE que Charlie a perdu des amis, finalement.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top