79 - Deus ex Machina
28 Novembre 2055
Deux jours après
Lorsque je découvris les superordinateurs qui hébergeaient Valhalla, j'eus la même expression effarée que Kyle et Jessica. Lucas, lui, aux anges, semblait parfaitement à son aise.
Malgré l'urgence, je ne pus m'empêcher de marcher dans les allées, entre les tours aux diodes multicolores. J'en effleurai du bout de doigts, hypnotisé. C'était Valhalla. Quelque part là-dedans, il y avait l'arbre d'Yggdrasill et les neufs mondes, ainsi que tous les joueurs, tous réunis dans ces tours de métal et de plastique, si petits et insignifiants que j'aurais pu les tenir tous entre mes mains.
On me conduisit ensuite au centre de la pièce où un grand siège à moitié allongé avait été installé avec tout le matériel nécessaire à une connexion directe au serveur. Il y avait des bureaux et des ordinateurs traditionnels tout autour, avec des ingénieurs qui pianotaient frénétiquement sur leurs claviers, le nez rivé à leurs écrans couverts de caractère que je ne connaissais pas. Il s'agissait certainement de l'équipe qui travaillait d'arrache-pied depuis presque six ans pour nous sortir de là, et je saluai leur travail en dépit de leur absence de résultats.
— Lucas, peux-tu leur demander d'arrêter ce qu'ils sont en train de faire, s'il te plaît ? Personne ne doit se connecter à Valhalla tant que je serai avec lui, demandai-je. Il ne doit pas se sentir menacé. Je dois être parfaitement seul lorsque j'y serai.
C'était important. S'il m'avait laissé sortir, moi, et n'avait donné qu'à moi le moyen d'en finir, alors je devais le faire seul, sans même un spectateur silencieux pour nous regarder. Du moins, pas de l'intérieur. Sinon, nous prenions le risque que je sois éjecté à mon tour. Or, personne d'autre ici, dans cette salle, n'était aussi conscient que moi des sautes d'humeur étranges et incontrôlables de cette IA singulière.
Lucas fit le relais, et ces hommes et femmes cessèrent progressivement leur activité pour se tourner vers moi dans l'attente de la suite, plein d'anxiété et d'espoir. Le grand Yamazaki, patron de l'entreprise, était venu me chercher en personne à l'hôtel et me regardait à présent fixement, comme eux tous, dans l'attente du miracle que je leur promettais. Je le voyais à leurs yeux, ils étaient désespérés. Ils avaient tout essayé. Alors même s'ils ne croyaient pas vraiment à ma réussite, ils n'avaient rien à y perdre.
Mon petit frère se tourna vers moi :
— Tu m'expliqueras ce qu'est vraiment Valhalla, pour toi ?
Bien qu'étrange à un tel moment, sa question avait un sens profond qui me touchait personnellement. Car Valhalla était beaucoup de choses, mais il n'était pas n'importe quoi aux yeux de n'importe qui.
— Promis, assurai-je d'un hochement du menton.
Lucas fit lui-même la synchronisation de mon Infinity Drive, puis tout fut entre mes mains. À moitié allongé dans le fauteuil, j'enfilai le casque sous le regard de dizaines de japonais muets qui retenaient leur souffle. À côté de moi, ma famille exprimait surtout de l'anxiété quant à ce qui pourrait bien se passer pendant ma seconde immersion. Cependant, faire abstraction de leur inquiétude fut d'une simplicité enfantine, tant j'avais besoin de renouer avec cet univers à présent familier.
Je fermai les yeux en contenant mon excitation, sentant la morsure douloureuse de l'aiguille dans ma chair encore meurtrie, et je basculai de l'autre côté.
Ce n'était pas une connexion au jeu, seulement à l'administration du serveur, au cœur même de Valhalla. Je ne pouvais donc pas reconnaître ce nouvel environnement où rien ne m'était familier. A vrai dire, il n'y avait rien. Cela rappelait seulement le début du jeu, lorsque j'avais utilisé le tableau de commande virtuelle pour créer Lyall. J'étais seul, dans le noir. Néanmoins, je retrouvai des sensations familières. Dans mon dos, je renouai avec ma claymore en poussière d'étoile céleste que j'avais moi-même forgée, ainsi que l'armure en partie confectionnée par Ilya, leur poids familier me gonflant de courage et de bons souvenirs.
J'étais à nouveau Lyall, non pas Charlie, et cela me procura un immense soulagement.
J'étais seul, certes, mais je savais qu'il était là.
— Valhalla, appelai-je d'une voix ferme dans le néant.
— Lyall, me salua sa voix en retour, sans attendre.
Elle résonna partout dans l'espace vide et sombre, mais il ne manifesta aucune image physique pour me permettre de focaliser mon attention sur lui. Même maintenant, il semblait vouloir donner l'illusion de dominer la partie, d'être insaisissable. Même si, à présent, j'étais le nouveau maître du jeu.
De nouveaux souvenirs m'assaillirent, mais je commençais à avoir l'habitude. Tout m'était si familier que j'avais le sentiment de n'être jamais parti.
— Laisse-les sortir, maintenant, lâchai-je au néant qui m'entourait, à défaut de pouvoir m'adresser à quelqu'un.
J'étais dans le noir. Je ne savais pas à quelle forme physique de Valhalla j'étais censé m'adresser - Emrys, Odin ou n'importe quel PNJ - mais dans tous les cas je savais que je m'adressais bien à Valhalla. C'était bien lui.
— Je regrette, reprit l'intelligence artificielle d'une voix monocorde qui ne lui était pas coutumière. Ils doivent trouver la Porte. Je ne peux obéir qu'à la clé de commande.
— Mais je l'ai ! répliquai-je avec véhémence. J'ai la clé de commande ! C'est toi qui me l'as donné. Tu m'as laissé sortir pour que je puisse les libérer !
Je me sentis perdu et désespéré. C'était trop simple, j'aurais dû m'en douter. Traverser la moitié du globe pour venir me connecter directement au système central était trop simple. À présent, au lieu de mourir avec mes amis, ils allaient mourir un par un, ensemble, et moi seul de mon côté.
— Valhalla ! criai-je pour évacuer ma colère et mon désespoir.
Me revinrent alors tous les coups bas et les mensonges dont il s'était rendu coupable pendant ces six dernières années, imposant ses règles, les brisants ensuite à sa guise, sacrifiant ainsi des millions de vies humaines. Avait-il jamais laissé la moindre chance à qui que ce soit ?
— Je regrette. Je ne peux obéir qu'à la clé de commande, répéta-t-il en boucle.
Soudain, j'eus un déclic. J'ouvris mon inventaire. Tout était tel que je l'avais laissé. Y compris la clé de commande. Je l'activai en retenant mon souffle.
Clé active.
Si je voulais qu'il m'obéisse, je devais cesser de croire que ma vie était entre ses mains. En revanche, je devais garder à l'esprit qu'il détenait toujours celle de mes amis en otage. Il pouvait encore me faire du chantage, et il avait conscience que s'il osait en arriver là, pour le bien de mes amis, je céderais à tous ses caprices sans discuter.
Je devais seulement oser, avoir du cran et de l'audace, avoir du courage. C'était ce qui m'avait poussé à me déconnecter malgré un résultat incertain. Si c'était tout ce qui fonctionnait contre Valhalla, alors je devais le faire encore une fois : tenter ma chance au jeu du hasard.
— Valhalla, je t'ordonne de procéder à une déconnexion forcée et en toute sécurité de tous les joueurs de Skyline Emrys. Aucun dommage supplémentaire ne doit leur être infligé et ils doivent réintégrer cette dimension sains et saufs.
Le but était, justement, qu'ils s'en sortent. S'il les déconnectait pour en faire des légumes, tout cela n'aurait servi à rien.
J'attendis quelques secondes sans fin, interminables, infinies mêmes, attendant qu'il réagisse, qu'il me réponde. Jusqu'à ce que, enfin...
— Clé de commande détectée. Commande validée. Déconnexion forcée de tous les joueurs en cours.
Une barre de chargement bleue me montra la progression de l'opération en cours. Sa rapidité, malgré le nombre de joueurs qu'il devait éjecter, me rappela que j'avais affaire avec une intelligence artificielle surpuissante, qui avait même été toute puissante sur strictement tous les aspects de notre vie dans le jeu. Valhalla, malgré ses crimes, était certainement la création numérique la plus intelligente et la plus puissante de l'Histoire de l'humanité.
Enfin, après quelques secondes, la barre fut chargée à cent pour cent.
— Déconnexion effectuée avec réussite pour les 2 172 081 joueurs connectés, ma confirma-t-il de sa voix régulière.
Malgré cette réussite, je demeurai sur mes gardes. Le nombre de perte s'élevait pratiquement à trois millions de joueurs, de vies humaines. C'était une tragédie, un génocide. Et je ne serais soulagé et convaincu que tout était fini que lorsque j'aurai eu la confirmation extérieure que les joueurs étaient bel et bien sains et saufs dans le monde réel.
Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. C'était presque fini. Presque fini...
— Déconnecte-moi, ordonnai-je sèchement.
— À bientôt, Lyall, me répondit-il.
Je n'eus pas le temps d'ouvrir la bouche pour le contredire qu'il m'éjecta à mon tour.
Je rouvris les yeux avec une difficulté extrême, le corps engourdi et la tête terriblement lourde. J'ignorais combien de temps j'avais passé là-dedans, mais à mes yeux cela représentait très peu. Quelques secondes, peut-être quelques minutes. Les regards angoissés étaient à présent tournés vers les ordinateurs où les experts s'étaient remis au travail.
Jessica m'aida à retirer tout doucement l'ID. Je sentis même l'aiguille se retirer, ne laissant que cette douleur sourde à la base de ma nuque, là où elle s'était plantée à nouveau. Je me sentais dénué de toute force, comme si ce court retour au monde numérique avait nécessité toute mon énergie.
Je fis signe à Lucas d'approcher et lui désignai les tours des ordinateurs qui nous entouraient :
— C'est ça, Valhalla, la plus grande intelligence artificielle jamais créée. Mais pour moi – pour nous – il restera celui qui a joué avec nos vies pendant tout ce temps. Une machine qui s'est prise pour un dieu...
Soudain, je fus interrompu par une ovation générale, des poignées de main et des courbettes cérémonieuses à n'en plus finir, me prenant au dépourvu et me plongeant dans un brouillard de confusion.
Lucas me félicita à son tour, plus admiratif que jamais, des étoiles plein les yeux :
— Tu as réussi, Charlie, tu es le meilleur ! Les joueurs de SE du monde entier ont été déconnectés, ils sont de retour et ils sont sains et saufs !
Tandis que la nouvelle se répandait à travers le monde, et que tous les pays se soulevaient pour manifester leur reconnaissance et célébrer cette réussite sans précédent, Jessica me serra contre elle en attirant également Lucas et Kyle dans une étreinte collective :
— Mes garçons... c'est fini...
Elle pleurait. Cela me fit penser à Ilya, qui ne pleurait presque jamais.
Oui, d'une certaine façon c'était fini. Pour la partie sauvetage, du moins. Il me restait encore beaucoup à faire ici, dans cette réalité, et j'aurais encore besoin d'elle ; besoin d'eux.
Car je devais tous les retrouver.
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Deux mois se sont écoulés depuis la déconnexion de Lyall. Aujourd'hui, les joueurs de SE sont de retour dans le monde réel. Du moins pour ceux qui ont survécu. Qu'en est-il de ses amis... ?
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