75 - L'album photos


23 Octobre 2055
Le lendemain

Lorsque je rouvris les yeux, il faisait complètement noir dans la chambre. Ma chambre... d'hôpital. Tout était calme. C'était la nuit. Et la femme dormait sur un lit d'appoint, sous la fenêtre. A son visage bouffi, je constatai qu'elle avait pleuré, et son bras dépassait des draps, reposant à demi sur l'accoudoir de la chaise qui séparait nos deux lits.

Lentement, avec précaution et une difficulté immense, je m'assis dans le lit, constatant pour la première fois la quantité de fils qui me reliaient à toutes sortes de machines et de flacons. À mon grand soulagement, ces mêmes machines demeurèrent silencieuses. La faiblesse de mon corps me déroutait. La lenteur et la difficulté de chaque mouvement m'étaient tout à fait étrangères. Mon corps tout entier était lourd, engourdi et douloureux, comme si j'avais dormi trop longtemps, dans une immobilité absolue. Mes muscles semblaient raides et atrophiés, et c'était aussi douloureux qu'handicapant.

Hébété par ce qui m'arrivait, je scrutais chaque mètre carré de la pièce à la recherche d'un indice sur ce qui m'était arrivé. Mais mes yeux ne rencontrèrent rien d'autre que la lumière du réveil holographique, et cette femme endormie, éclairée par les lumières des machines. Une femme pour qui je comptais certainement beaucoup. Elle semblait épuisée.

Qui était-elle pour moi ? Ma mère ? Non, elle semblait bien trop jeune pour cela. Ma sœur ? Je n'en étais pas certain du tout, mais cela tournait assez bien dans ma tête. Ma petite-amie, autrement ? Ce n'était pourtant pas son visage qui me venait à l'esprit à cette évocation. Qui qu'elle fût, j'étais quelqu'un d'important à ses yeux, et elle devait l'être tout autant pour moi, même si je ne m'en souvenais pas.

Mon regard dériva vers son bras tendu dans ma direction, la paume posée sur la chaise entre nous. Les doigts de sa main effleuraient encore, dans son sommeil, la couverture plastifiée de sa mémoire : un album photos.

Intrigué, avec une lenteur extrême et au prix de violents et douloureux efforts, je m'assis au bord de mon lit. En tendant la main, j'aurais pu effleurer la sienne. J'entendais son souffle saccadé, certainement à cause d'un cauchemar. L'espace entre son lit et le mien se réduisait simplement à la place que prenait la chaise entre les deux, sur laquelle reposait le précieux livre de photographies. Je tendis le bras vers lui pour m'en emparer dans la lumière irritante des machines. Ce faisant, je ne réussis qu'à les faire hurler.

La femme s'éveilla aussitôt en sursaut.

Elle regarda d'abord partout autour d'elle, comme perdue, puis son regard croisa le mien dans l'obscurité. Elle me regarda m'emparer de l'album sans rien dire, avec des gestes d'une extrême lenteur et difficulté. Mais comme je manquais cruellement de force, il m'échappa. Elle se pencha aussitôt pour le ramasser et me le poser sur les genoux, guettant le moindre de mes gestes et mes moindres réactions.

Je la remerciai d'un simple signe de tête et le fis glisser sur le lit. Je me tournai vers elle comme elle allumait la lampe de chevet, les yeux rivés sur moi, subjuguée. Sans pouvoir me l'expliquer, je me sentais en sécurité avec elle, même si le sentiment de danger et d'urgence qui m'étreignaient à mon réveil ne s'était pas estompé. Je savais qu'avec elle, je pouvais me reposer sur son épaule, que je pouvais lui faire confiance.

Je me détournai pour me rasseoir correctement dans mon lit et me pencher sur ce qui était écrit sur la couverture de l'album. Si c'était privé, elle ne m'aurait pas laissé le regarder. Peut-être, à l'inverse, était-ce tout simplement quelque chose qui m'appartenait, à moi. Il était écrit en grandes lettres d'or « Famille Dufau – 2048 ». Ce nom m'était inconnu, mais j'aurai juré l'avoir déjà entendu ou lu quelque part. Alors, je l'ouvris et contemplai des clichés photographiques dont les premiers dataient effectivement de 2048. Car toute photo était scrupuleusement légendée, de la date au lieu, en passant par les noms des personnes et ce qu'elles faisaient là.

Dans cet album, je reconnus la femme qui se tenait devant moi, à dormir dans un hôpital à mes côtés parce que je n'allais pas bien. Je la reconnus même si elle avait indéniablement changé de plusieurs façons, comme si le temps s'était écoulé depuis, et qu'une violente tragédie avait brisé sa vie et l'avait fait vieillir de dix ans prématurément. Ses traits étaient bien moins innocents et joyeux, moins pleins et vivants, bien plus tristes, ses épaules voûtées et son regard presque éteint, sa peau livide et tirée sur ses os.

Avec elle, sur les photos, la plupart du temps, il y avait de jeunes garçons. Un, deux... trois même, parfois. C'était aléatoire. Une sortie le week-end, un tournoi de foot, une promenade dans un parc avec deux Bergers Allemands, un anniversaire, des bêtises...

Je savais que leurs visages auraient dû m'être familiers, mais ils n'évoquaient rien à ma mémoire. Ni même leurs prénoms : Lucas, Kyle, et Charlie.

Charlie.

N'était-ce pas ainsi qu'elle m'avait appelé ? J'étais donc l'un de ces garçons... Lequel, cependant ? C'est en croisant les photos individuelles que je déduisis qui j'étais : l'aîné.

Une nouvelle bouffée de panique m'envahit comme je dévisageais ce garçon, ses cheveux presque noirs et un peu longs, son regard voilé et son demi-sourire contraint, comme un oui forcé à la vie. Je ne me souvenais pas plus de ce visage que du reste.

La panique n'aidant pas, je mis du temps à m'exprimer, conscient qu'en réalité j'ignorais tout, y compris sur moi-même : mon nom, mon visage, ma famille, mes amis, le jour que nous étions... et tout ce qui m'était arrivé avant mon réveil ici.

— M... miroir..., balbutiai-je laborieusement.

C'était un croassement plus qu'un mot, une plainte plus qu'une demande. J'avais peur et, je le voyais, elle aussi.

— Tu es sûr ? demanda-t-elle dans un murmure incertain.

J'opinai.

Elle secoua sa tête aux cheveux bruns décoiffés, l'air triste, comme si elle craignait ma réaction face à mon reflet. Mais il le fallait et elle en avait également conscience. Un jour ou l'autre il me faudrait faire face à moi-même. Elle céda donc sans protester. Elle fouilla son sac à main et me tendit un petit miroir de poche d'une main tremblante.

M'en emparant avec les deux mains pour ne pas le laisser tomber, j'eus le sentiment de me voir pour la toute première fois. Mes cheveux étaient coupés très courts, presque rasés et, de toute évidence, cela avait été fait récemment. Je trouvais cela étrange, pour une raison encore plus mystérieuse. Mes cheveux étaient bruns, très foncés, et ils étaient ternes, exactement comme mon regard vide, presque mort. Ma peau était tirée et mes os saillants.

Mais ce qui me choqua le plus, ce fut la profondeur de ce que je dégageais de façon générale : la mort, le désespoir, l'abandon et le néant. Mort et vide de l'intérieur, tout comme mes yeux me le criaient si bien. Je ressemblais à un cadavre ambulant. C'était mortifiant : j'avais perdu quelque chose de fondamental, quelque chose qui me faisait vivre, et je n'étais pas fichu de me souvenir de ce que c'était.

Secoué par ce que je venais de découvrir dans mon reflet, je posai le miroir face contre le drap pour ne plus le voir, et tentai d'oublier le mort-vivant dont j'avais croisé le regard dans la glace. La correspondance avec le garçon des photos n'était plus vraiment viable. Je préférai plutôt me replonger dans l'album et découvrir ces personnes tellement plus vivantes que mon reflet morbide.

Ces photos me parlaient de mon passé, mais mon cerveau usé maintenait toujours la porte de mes souvenirs hermétiquement fermée. Je me concentrai alors sur quelque chose de précis, la seule chose stable, le repère sûr dans ce brouillard confus dans lequel je m'éveillais : elle.

Jessica.

C'était son prénom. Il n'était nulle part et pourtant, il venait de s'imposer à moi comme une évidence, le seul souvenir que ma mémoire avait laissé filtrer.

Je voulais lui parler, lui demander beaucoup de choses, mais je semblais incapable de faire la moindre phrase compréhensible. Ma langue était pâteuse et ma gorge était aussi abîmée que si j'avais avalé des bouts de verre.

— Ne te force pas, Charlie. Tu as tout ton temps, me tranquillisa Jessica d'une voix douce en percevant ma volonté de communiquer avec elle.

Le temps.

Une alarme stridente se mit à hurler dans ma tête à l'évocation de ce temps.

Non, je n'avais pas le temps. Justement, il me manquait. Pourquoi, alors que rien ne pressait ? J'étais toujours aussi crispé, tendu comme la corde d'un arc, que je sois éveillé ou endormi. Cette tension était telle qu'elle me faisait mal aux bras et aux jambes. Mais j'étais incapable de savoir d'où elle venait exactement. Du passé. Mais de quoi ?

— Est-ce que tu veux que Kyle et Lucas... passent te voir demain ? hésita Jessica. Ce sont tes frères. Ils sont tellement heureux de savoir que tu es de retour parmi nous. Cela leur fera du bien de te voir.

Elle parlait des deux petits garçons des photos. Mes frères ? Elle l'affirmait, mais je ne pouvais pas en avoir la certitude moi-même.

Je secouai lentement la tête et cela me donna tout de même le tournis. Mon amnésie la faisait suffisamment souffrir, elle. Inutile d'en rajouter aux autres. Ni eux ni moi n'étions prêts pour ces « retrouvailles ». J'avais espoir de retrouver quelques pans de mémoire avant de devoir me confronter au monde extérieur que je ne connaissais plus.

Elle parut comprendre mon raisonnement, car elle opina avec assentiment :

— Tu as raison. C'est trop tôt.

Je repris le visionnage de l'album. Une autre tête y apparaissait de temps à autre. Un certain Jérémy. Vraisemblablement, il était le petit-ami de Jessica.

Après une longue série de photos, l'album s'arrêtait brusquement, là. Fin Mars 2050. La dernière photo datait du 27 et me présentait, moi, morose, assis sur une moto, refusant de sourire à l'objectif, les bras croisés et le regard fuyant. Le reste de l'album était absolument vide. Surpris, j'interrogeai Jessica du regard.

Cependant, elle fuit aussitôt tout contact visuel avec moi. C'est ainsi que je compris que c'était là, à ce moment précis, que quelque chose d'irréparable m'était arrivé. Un règlement de compte ? Un accident ? Quand était-ce ? Quelques jours ou quelques mois plus tôt ? Me souvenant de la présence du réveil mural au-dessus de la table de chevet, je fixai le petit écran lumineux qui indiquait, tout en bas en tout petit, que nous étions le 23 Octobre 2055.

Je levai les yeux vers Jessica, incrédule. Cinq ans et demi. Presque six, même. La vie venait de me voler pratiquement six ans de mon existence, à végéter sur un lit d'hôpital, prenant ma mémoire comme un dommage collatéral. Cette fois, Jessica soutint mon regard. L'épreuve de plusieurs années de désolation à voir l'espoir s'éteindre à petit feu se lisait à présent dans ces instants fugaces où nos regards se croisaient. Elle n'avait plus besoin de me le dire à présent, je comprenais enfin beaucoup de non-dits, les réponses à mes questions.

Un accident. Une terrible tragédie. Quelque chose d'assez violent car cela m'avait coûté plus de cinq ans de ma vie, ainsi que ma mémoire. Quelque chose d'assez brutal car cela avait affecté mes proches et les avait détruits aussi sûrement que moi, comme des dommages collatéraux au même titre que mon cerveau.

Puis, un autre détail me frappa et je fis le lien :

— Tu n'es pas... ma mère. Où sont... Où sont... mes parents ? Nous avons eut... un accident, n'est-ce pas ? Ils sont... morts...

Cette hypothèse formulée, je sentis imperceptiblement mon corps se détendre. Mais Jessica secoua la tête en signe de dénégation, les yeux bouffis de fatigue et d'avoir tant pleuré :

— Non, tes parents vont bien. Vous n'avez pas eut d'accident. Et je ne suis effectivement pas ta mère.

Elle savait qu'en l'absence de mémoire, elle devait obligatoirement et immédiatement réfuter ce qui était faux et confirmer ce qui était vrai, sinon j'aurais tôt fait de m'emmêler les pinceaux.

— Alors que m'est-il... arrivé ? demandai-je, incapable d'imaginer quoi que se soit d'autre.

Elle prit un air embarrassé et ne répondit pas. Cela fut une réponse en soit. Je compris qu'elle ne voulait pas me parler de ce qui m'était arrivé pour le moment, et que je n'étais sûrement pas prêt à entendre ce qu'elle aurait alors à me dire. Pas encore.

Pour couper court à cet instant très étrange pour moi, je poussai l'album vers elle, sur le bord du lit pour qu'elle le récupère, n'ayant pas la force moi-même de le lui tendre à bout de bras. Elle refusa de le récupérer.

— Garde-le, pour le moment. Jusqu'à ce que tu ailles mieux.

Or, elle le savait aussi bien que moi, il y avait de grandes chances que je n'aille plus jamais « mieux ».



Le temps fila à nouveau, insaisissable. Des personnes défilaient en processions dans ma chambre, toutes sortes de médecins et d'experts, en particulier. Mais je ne connaissais aucun d'entre eux, et ne comprenais rien à ce qu'ils racontaient. Tout ce que je parvenais à comprendre, c'était que, d'après leurs dires, j'étais un miraculé.

On rééduquait mon corps à toutes sortes de gestes simples, mais on testait aussi beaucoup mes réflexes et mon activité cérébrale. Légume amnésique que j'étais dans ma chambre d'hôpital, je me laissais faire sans broncher. Sans identité, j'avais l'horrible sentiment que tout avait purement et simplement été effacé en moi. Tout ce qui faisait ce que j'étais, mon identité. Absolument tout. Pour le moment, je n'étais personne. Une page blanche.

On me faisait faire des tests afin de stimuler ma mémoire sans jamais me dire ce qui m'était arrivé pour que je finisse dans cet état. Parfois, je réagissais mal, ou violemment, à des lumières, des sons, des images, des objets ou des gestes. Ils me faisaient réagir, tous d'une façon très différente, mais cela finissait rarement « bien ». Parfois même, il suffisait d'un mot pour que je perde les pédales.

Néanmoins, jamais la tension qui m'habitait ne s'estompa, et ma mémoire persista à me fuir obstinément.

Le temps défilait ; le temps me manquait. Je craignais une chose plus que tout dans ce chaos et cette amnésie : d'être à court de grains dans mon sablier lorsque le temps viendrait pour moi d'ouvrir les yeux. Je craignais d'être à court de temps pour faire ce qui devait être fait lorsque ma mémoire me reviendrait enfin.

On m'aidait à faire le tri dans le peu de souvenirs que je retrouvais, entre ce qui était réel et ce qui ne l'était pas. Comme, par exemple, ces monstres improbables qui venaient me hanter chaque nuit, me faisant me débattre comme un forcené dans mon lit et obligeant les infirmières à me réveiller pour me calmer : faux. Lyall non plus n'existait pas. Pourtant, ce nom auquel je persistais à m'attacher, ainsi que ces monstres qui m'effrayaient toutes les nuits, ils venaient bien de quelque part. Les médecins et les psychologues qui s'affairaient autour de moi à longueur de journée savaient d'où venaient ces créatures invraisemblables. Et moi, j'avais conscience qu'ils savaient. Ils savaient pourquoi, où, et comment. Ils refusaient simplement d'en parler devant moi.

Je n'arrivais pas à saisir ce qui m'arrivait. Il y avait beaucoup trop de gens autour de moi. Même des journalistes tentaient de m'approcher, je les entendais, même sous ma fenêtre, mais ils étaient repoussés sans ménagement par les deux gardes du corps qui étaient postés devant la porte de ma chambre, ou par la sécurité de l'hôpital qui semblait être à son plus haut niveau d'alerte. Ces gens ne laissaient passer que Jessica, Kyle et Lucas, ainsi que quelques autres dont le nom m'échappait.

Au bout d'un moment, mon corps avait suffisamment récupéré pour que je sois autorisé à me promener dans l'hôpital sans être soutenu par une infirmière. Mais je ne pouvais pas échapper à la surveillance étroite de mes gardiens. Lorsque je sortais, l'un d'entre eux me suivait toujours, de loin. Tout d'abord, je me promenais en fauteuil roulant, puis avec des béquilles, une canne, et finalement sans aucune aide, seul debout sur mes propres jambes assez solides pour me soutenir. Néanmoins, je n'avais toujours pas mis un pied au dehors de ces murs, et ce n'était visiblement pas près d'arriver. Or, je manquais cruellement d'air et de vie, de liberté et d'affection amicale. Je me sentais terriblement vide et terriblement seul en dépit de Jessica et des garçons. Sans parler du fait que je savais que quelque chose de crucial et de vital m'échappait, et que j'ignorais toujours de quoi il était question. Cela me rongeait. Et si c'était en rapport avec ce qui m'était arrivé ? Pour moi, tout était lié.

Car on refusait toujours de me dire ce qui s'était passé : on me refusait la télévision, les journaux, internet, la radio et le téléphone, toute source d'information, quelle qu'elle soit. Même lors de mes sorties dans l'hôpital, j'étais prié de ne rester que dans certains couloirs, là où les hôtes des chambres étaient tous endormis et ne risquaient pas de me tenir au courant de quoi que ce soit. Et moi, j'avais beau les harceler de questions, ils me laissaient obstinément sans réponses.

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