71 - Odin et les Nornes


4 Octobre 2055
Le lendemain

Atlantis et tous les maîtres de guilde poussèrent la porte d'Odin ensemble. Les deux battants s'ouvrirent sur une titanesque salle de banquet, avec de longues tables démesurées couvertes de plats et de boissons en tous genres, et de grands feux ronflant bruyamment dans leur foyer où grillaient des sangliers eux aussi d'une taille invraisemblable. Et au fond, tout au fond de cette salle toute en démesure, la silhouette solitaire d'un homme assis sur ce que l'on pouvait communément appeler un trône.

— Les Nornes ne sont pas là ? murmura Shaïn en jetant des coups d'œil en tous sens.

Derrière nous, les portes claquèrent en se refermant brusquement, en faisant sursauter plus d'un. Nous étions pris au piège et ne pouvions plus faire marche arrière.

— Oh si, répliqua Odin II avec une mine si sérieuse qu'il en était transfiguré. Elles sont là.

Il était difficile d'en être certain dans cette obscurité. Seule la lumière des feux éclairait la vaste pièce, si bien que l'on ne voyait rien dans les recoins sombres. Mais Odin II avait certainement raison. Elles étaient nécessairement quelque part, ici. Peut-être que si nous tentions d'approcher Odin, elles se manifesteraient.

— Je m'y colle, décida Kai, le maître des Lithium.

Il sauta sur le banc le plus proche dont l'assise était plus haute qu'il n'était grand, puis d'un bond digne de la Valkyrie, il se hissa sur la table qui faisait peut-être trois fois la taille d'Odin II. De là, il avança avec précaution en direction de notre plus grand ennemi.

Kai avait créé les Lithium et en avait fait une sorte de police de l'ombre, à la manière des ninjas. Chacun de ses membres privilégiait les statistiques de rapidité et de furtivité, ainsi que l'anonymat. Ils étaient toujours là, cachés dans les ombres, observant tout sans que personne ne s'en rende compte. Ils avaient arrêté beaucoup de players killer depuis leur création, ce qui avait certainement sauvé des centaines de vies. Peu bavard et efficace, Koram était l'illustration parfaite de l'esprit de la guilde. Ils étaient, par ailleurs, les mieux placés pour enquêter sur ce qui nous attendait à présent.

Tendus comme la corde d'un arc, nous regardâmes donc Kai s'enfoncer de plus en plus dans les ténèbres, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une ombre parmi les ombres. Puis nous attendîmes ce qui me parut une éternité, dans un silence opaque à peine perturbé par des murmures discrets et apeurés.

Soudain, quelque chose bougea dans l'obscurité, et Kai réapparut en faisant un salto arrière, évitant de justesse un fil épais et blanc, tendu vers lui, mais qui ne parvint pas à l'atteindre avant qu'il ne se dérobe. Il se replia précipitamment vers nous, mais demeura sur son perchoir, accroupi au bout de la table des géants.

— Elles sont là, confirma-t-il simplement.

— En formation ! cria Lya tandis qu'Atlantis rejoignait Kai là où il se trouvait.

La table en question était assez large pour que dix personnes s'y battent de front.

— Elles sont gigantesques, nous apprit Kai en désignant les meubles qui nous entouraient, certainement à l'échelle des occupants de cette salle.

Mais gigantesques comment ? ne pus-je m'empêcher de penser.

Soudain, des torches furent allumées dans le fond de la salle, révélant Odin sur son trône, entouré des trois Nornes. Ils étaient tous d'une taille aussi ridiculement immense que tout ce qui se trouvait ici, de quoi nous donner le vertige.

Levant tous les yeux vers eux avec épouvante, Shaïn et Eléa jurèrent en même temps.

— Tu dois être contente, toi, Sohona, siffla Eléa en se tournant vers son amie avec un regard assassin, comme si cette taille colossale était de sa faute.

Sohona démentit en secouant vigoureusement la tête, tout aussi épouvantée que nous.

— Crois-le, même moi je préfèrerais ne jamais les avoir rencontrés ! Les Nornes sont censées tisser la toile du destin de chacun d'entre nous. Elles matérialisent aussi bien Valhalla qu'Odin lui-même !

— Alors c'est comme se battre contre Valhalla, là, non ? fit remarquer Ilya.

Iriko sourit, mais d'un sourire malsain qui n'avait rien de rassurant. C'était le sourire de la pleine et entière satisfaction d'une personne ayant pris son mal en patience pendant des années pour enfin réaliser sa vengeance.

— Ces quatre-là, oui, représentent Valhalla plus que quiconque dans Skyline Emrys, gronda-t-il d'une voix ou sourdait sa colère enfouie depuis des années. C'est notre dernier combat, celui que nous menons directement contre Valhalla.

Enfin, il allait exprimer tous les sentiments qu'il avait refoulés pendant cinq longues et terribles années. Il allait venger Aramise, Azril, Kallaan... et tous ceux que nous n'avions pas pu sauver, tous ceux qui étaient morts ici depuis le 10 Avril 2050.

— Je vais te le faire payer, Valhalla. Je vais annihiler jusqu'au dernier fichier numérique qui te donne une existence propre. Je vais détruire le moindre 0, le moindre 1. Je vais te faire disparaître de l'histoire de ce monde et de tous ceux dans lesquels tu aurais pu exister, cracha Iriko d'une voix vibrante d'un trop-plein d'émotions aujourd'hui mal contenues.

Puis, il s'élança en criant, sans attendre de signal, et nous nous élançâmes tous à sa suite. Sans chercher à nous organiser.

Battre ces trois femmes monstrueuses se révéla être l'un des combats les plus difficiles que nous ayons eu à mener dans l'univers de SE. Ce n'était cependant pas une difficulté psychologique cette fois, mais physique. Car c'était une question d'endurance. C'était à croire que Valhalla était directement branché sur notre cerveau, anticipant chacune de nos attaques avant que nous ayons eu le temps de les penser. Si c'était bien le cas, nous allions tous mourir. A moins de détruire en premier la Norne qui pouvait voir le futur, espérant alors que Valhalla jouerait le jeu et cesserait d'anticiper chacun de nos mouvements.

— Verdandi, Urd et Skuld, énuméra Sohona en réfléchissant à toute vitesse, mobilisant de vieilles connaissances dans une situation précaire. Verdandi est le présent. Urd... Urd... Urd est... C'est le passé ! C'est ça ! Donc Skuld est le futur ! Il faut viser Skuld ! Visez SKULD !

L'Alliance toute entière modifia sa formation sans un mot de protestation ou d'hésitation. Sans cafouillage non plus. Nous nous étions battus ensemble si souvent ces dernières années que nous avions mis au point bon nombre de stratégies qui avaient fait leurs preuves et que nous connaissions tous par cœur. Nous n'avions pas besoin de formuler de mots pour trouver notre place, là où nous serions le plus efficace et le plus utile au groupe.

Si se battre demeura d'une extrême difficulté, le sacrifice de vies humaines prenait un sens nouveau, comme nous avions enfin notre but à portée de main et l'espoir de vaincre au lieu de simplement se débattre comme des pantins.

Mais lorsque la dernière Norne tomba, nous étions à bout de force, à moitié morts pour la plupart d'entre nous, et nous étions incapables de sortir de là pour nous reposer et nous mettre à l'abri. En réalité, nous le pouvions. Néanmoins, Iriko nous avait mis en garde : si nous sortions, nous allions devoir tout recommencer, affronter les Nornes à nouveau, et ceux qui étaient morts aujourd'hui auraient été sacrifiés en vain.

Ce n'était donc pas seulement trois boss plus un que nous devions affronter, mais quatre en même temps. Quoi qu'il arrive, si nous quittions cette salle avant d'avoir vaincu les Nornes et Odin, il faudrait tout reprendre à zéro.

Je n'avais pas la force de me lever. Non pas parce que mon corps était épuisé par l'effort physique fourni – le physique n'avait rien à voir là-dedans, après tout – mais parce que mon cerveau, sollicité à fond dans toutes ses capacités, demandait grâce. Il était peut-être même sur le point de lâcher. J'avais déjà résisté à des combats plus longs que celui-ci, mais c'était longtemps auparavant, et mon cerveau atteignait aujourd'hui ses limites. Je n'arrivais plus à bouger d'un pouce, ma tête semblait être coincée sur une enclume contre laquelle le forgeron ne cesserait d'abattre son marteau, encore et encore. Par moments, ma vue se troublait dangereusement. Réfléchir, même, était devenu un supplice.

— Lyall ?

Tous les sons étaient assourdis, me parvenant de très loin, comme si je me trouvais sous l'eau. J'avais si mal à la tête... Je voulais simplement que tout s'arrête, que les bruits cessent, que ma douleur s'en aille. Je ne voulais pas bouger. Je voulais rester ici, adossé contre cette chope presque aussi grande que moi, et abandonner les soucis du monde pour un moment. Néanmoins, je fis l'effort d'ouvrir les paupières.

Je levai difficilement les yeux et tombai sur le visage anxieux d'Ilya et celui, soucieux, d'Iriko, tous deux penchés sur moi.

— Tout le monde... va bien ? demandai-je faiblement, ces simples mots me coûtant un effort surhumain.

J'avais juste envie de dormir et ne plus jamais me réveiller, ne plus devoir endurer ça, cette torture, une seule seconde de plus.

— Oui, nous avons survécu à ça, m'apprit Iriko. Nous avons perdu... une cinquantaine de joueurs, mais nous y sommes presque.

Une cinquantaine. Cela pouvait être cinquante comme cela pouvait être cinquante-neuf. Plus les trois subordonnés de Lya qui étaient morts dans les couloirs du Valhalla.

— Mon dieu, Lyall, tu as récupéré tous tes PV, m'apprit Ilya, paniquée. Ne lâche pas. Je t'en prie, repose-toi, mais ne nous lâche pas maintenant, tu m'entends ?

— Il a atteint sa limite, comprit Iriko en passant mon bras au-dessus de ses épaules pour me soutenir et me guider dans un coin plus ou moins sécurisé au milieu de ce chaos. S'il ne se repose pas convenablement dès maintenant, nous risquons de le perdre, poursuivit-il, les dents serrées.

Je n'arrivais pas à me concentrer, ni à réfléchir, et encore moins à garder les yeux ouverts. C'est à peine si je vis Ilya serrer les poings avant que mes paupières ne se referment malgré moi, plus lourdes que des pierres. Je ne percevais plus leur conversation que de très loin, mes pensées égarées dans un tourbillon de douleur et de supplice.

— Se reposer ici est du suicide, répliqua Ilya d'une voix affolée. Il reste Odin. C'est Valhalla lui-même. Il va tous nous détruire !

— Oui, c'est certain. Dans l'état dans lequel nous sommes, il va nous détruire, répondit calmement Iriko. Mais je ne vais pas le laisser faire sans bouger. J'ai des comptes à régler avec lui, tu sais ? Moi plus qu'aucun d'entre vous.

Il y eut un silence avant qu'il ne reprenne :

— Nous allons diviser nos forces restantes en deux afin de permettre à ceux qui en ont le plus besoin de prendre du repos pendant que les autres s'assureront qu'ils ne se font pas tuer dans leur sommeil. Cela ne servira à rien de mourir ici, de cette façon.

Peut-être me désigna-t-il plus particulièrement, peut-être voulait-il simplement faire passer un message à Ilya. De toute façon, je n'étais plus en état de faire quoi que ce soit. Pas même en état de vivre. Alors... le reste se perdit dans le néant.


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Rappel des annexes disponibles en fin d'histoire :
- Annexe : Dico Geek/Mythologie
- Annexe : Chronologie
- Annexe : Mappemonde
- Annexe : Musique


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