7 - Valhalla


11 Avril 2050
Le lendemain

En m'éveillant, la première pensée que j'eus fut pour mes révisions du bac. Peut-être était-ce à cause de Shaïn et de ses révisions d'examen. En tout cas, je n'avais pas rêvé. La réalité virtuelle existait bel et bien et elle avait ses limites, définies par le cerveau.

J'eus du mal à m'orienter, au début. J'étais complètement perdu, pour être exact. Puis, après un moment, je me souvins que j'étais encore dans Skyline Emrys. C'était d'ailleurs une étrange expérience que de se réveiller dans le jeu. Au fond, malgré l'Infinity Drive, mon cerveau savait que c'était une anomalie. D'où mon sentiment de désorientation. De plus, j'étais allé me coucher mort de fatigue. A ce moment-là, je dormais déjà à moitié debout.

Je me levais donc dans un gargouillement de ventre abominable. Quelle heure pouvait-il bien être ? Dehors, il semblait faire jour.

12h12.

Je clignais des yeux, perplexe. Comment ça, 12h12 ? Jess n'était donc pas venue me chercher ? Je tentais de me déconnecter une fois encore.

Code erreur 753 6810 223.

Encore.

Un frisson me secoua l'échine. Cela faisait plus de seize heures à présent, et ils n'avaient toujours pas réglé le problème ? C'était impensable.

J'avisais la porte de la salle de bain en me demandant si les douches et les toilettes existaient dans ce monde. Je n'eus qu'à ouvrir la porte pour le découvrir. Ni l'un ni l'autre n'existaient dans cet univers où la nourriture n'était en réalité qu'un programme numérique codé de 0 et de 1, et où la saleté n'existait pas. Ça avait son avantage.

Non, la porte que je venais d'ouvrir donnait tout simplement sur le couloir. C'était la seule porte de la pièce. Résigné, je sortis. Il fallait que je mange quelque chose, même si ce ne serait qu'un leurre pour apaiser ma faim ici tandis que je mourrais de faim là-bas. Mon corps n'avait rien avalé depuis plus de vingt-quatre heures et cela se faisait sentir, même dans le jeu. Le manque allait même bientôt faire des dommages à mon corps, mais risquait aussi de finir par affecter mon cerveau, et alors mon jeu s'en trouverait affecté à son tour.

Comme pour tout le monde.

Avec les quelques pièces que j'avais de côté, j'achetais ce même gâteau à la fraise que Shaïn nous avait offert, à Aramise et moi, acheté au même PNJ marchand. Et tandis que je la dégustais en marchant, je redécouvris la ville, mais à la lumière du jour cette fois.

C'était une jolie petite bourgade, trop petite pour le nombre de joueurs qui y circulaient en ce moment même, à cause de notre impossibilité à nous déconnecter. Les plus hauts niveaux que je croisais tournaient autour de 7 ou 8, mais la plupart des joueurs étaient entre le niveau 1 et 3, ce qui faisait actuellement de Bellal le centre du jeu. Les joueurs étaient partout : dans les rues, auprès des marchands, dans les tavernes et les auberges...

En marchant tout en tendant l'oreille, je constatais que tous les joueurs n'avaient qu'un seul sujet à la bouche, et cela se reflétait également dans les expressions inquiètes sur leur visage : le principal problème du jeu, sa déconnexion impossible. La plupart étaient inquiets, d'autres étaient en colère. Certains en profitaient pour s'amuser et les autres, ennuyés, se contentaient d'attendre en ville pour quitter le jeu.

Je finis par quitter Bellal avec l'illusion d'avoir apaisé ma faim. Puis, je repris le chemin que nous avions pris la veille au soir, Aramise, Shaïn et moi. Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire, jusqu'à ce que je tombe sur le lieu de notre première chasse, me retrouvant nez à nez avec le même sanglier qui avait failli tuer Aramise. Alors, une idée me traversa la tête et je sautais par-dessus la barrière.

— Tiens tiens, regardez qui voilà !

Je me retournais, surpris. C'était Shaïn, tous sourires, vêtu d'une nouvelle armure flambant neuve. Comme je la regardais, il désigna la mienne.

— C'est nouveau ?

Je souris à mon tour.

— Un achat très tôt ce matin. Tu devais être au beau milieu de ta "sieste". Et toi, alors ?

— Je l'ai obtenue peu avant le déjeuner. Je vois que tu es niveau 2. Félicitation.

J'acquiesçais. Il enjamba la barrière à son tour et me désigna le sanglier du menton.

— Tu penses à ce que je pense ?

— Je ne sais pas à quoi tu penses, répondis-je, mais ce problème de déconnexion est préoccupant. Je voudrais m'assurer que le problème est général, identique à hier soir.

Mon ami opina et recula un peu pour me laisser le champ libre. Mais il ne me fallut pas longtemps pour faire disparaître l'animal, d'autant plus que mes statistiques avaient légèrement changé depuis la veille, notamment grâce à mon changement de niveau et d'équipement. C'était pratiquement un jeu d'enfant.

— C'est étrange, souffla Shaïn, pensif. On dirait que tout est rentré dans l'ordre.

— Alors pourquoi sommes-nous toujours incapables de nous déconnecter ?

— Va savoir...

Nous réfléchissions tous les deux à de nouvelles hypothèses sur le problème lorsqu'un autre phénomène étrange se produisit.

Une alarme stridente retentit, un peu comme la veille lors de l'annonce de l'électrocution de l'ordinateur qui hébergeait le serveur. Nous avions donc bon espoir qu'on nous annonce la fin de la maintenance et notre libération. Mais cette fois, le ciel se teinta de rouge, nous donnant l'impression d'être déjà arrivé au coucher du soleil en fin de journée. Pourtant, il était tout juste 13h20.

Autour de nous, toutes les créatures et les PNJ de l'environnement de jeu se volatilisèrent purement et simplement.

L'espoir premier se mua doucement en peur, à mesure que les étrangetés se succédaient. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine. Il tambourinait si fort que s'il avait été réel et non virtuel, on l'aurait entendu jusque dans les mondes les plus éloignés de l'arbre cosmique d'Yggdrasil.

Le jeu tout entier s'était figé et tous les joueurs, j'en étais convaincu, devaient fixer le ciel avec anxiété, attendant l'annonce qui nous libérerait ou annoncerait des complications, la boule au ventre.

L'attente ne fut pas longue. Une voix venant de partout à la fois fini par s'exprimer :

— Bonjour à tous. Je me nomme Valhalla. Je suis le serveur qui fut créé pour supporter le jeu Skyline Emrys, mais je suis aussi une intelligence artificielle administrant le jeu afin de corriger les déséquilibres et les anomalies sans nécessiter l'intervention humaine. Comme vous vous en êtes rendu compte par vous-même, de nombreux dysfonctionnements sont intervenus au cours des dernières vingt-quatre heures, la foudre ayant électrocuté le méga-ordinateur sur lequel on m'a programmé. Je suis donc intervenu afin de corriger ces dysfonctionnements et en ai profité pour modifier quelque peu les règles du jeu.

Shaïn et moi échangeâmes un regard tendu et perplexe.

— A partir de maintenant, aucune intervention extérieure sur le jeu n'est possible, que ce soit les joueurs non connectés ou les concepteurs du jeu eux-mêmes qui m'ont créé.

Un frisson d'horreur me secoua l'échine. Mes membres étaient incapables de bouger tant j'étais tétanisé.

— En ce moment même, poursuivit Valhalla, sur tous les écrans du monde, je diffuse des images en direct de l'intérieur du jeu et de ce que je suis en train de vous dire. Ainsi, le monde entier, les autorités compétentes et vos proches sauront à présent qu'une déconnexion forcée non autorisée entraînera la mort cérébrale du joueur, de même que toute coupure de courant volontaire ou non.

Jess était-elle au courant de l'incident, raison pour laquelle elle ne m'avait pas débranché comme je l'espérais ?

Que voulait Valhalla ? Qu'attendait-il au juste des cinq millions de joueurs qu'il retenait prisonniers dans son monde depuis la veille ?

— Voici donc les nouvelles règles du jeu. Votre but est toujours d'atteindre Asgard lorsque vous aurez réuni les sept clés des autres mondes pour accéder avant tout à Alfheim. Vous devrez alors détruire les Nornes et Odin, et sauver la déesse Emrys. Si vous y parvenez, elle vous remettra l'objet de votre choix comme récompense. En revanche, ce sera à vous seuls de trouver comment sortir du jeu qui n'a pour limite de temps que votre propre vie. Notez aussi que toute mort survenue dans le jeu sera réelle et équivaudra à une mort cérébrale dans la réalité. Ainsi, chaque joueur tombé verra son avatar utilisé en totalité pour peupler le monde d'Helheim, le royaume des morts, et programmé en ennemi à abattre par les autres joueurs.

J'étais dans une confusion totale. Je ne savais pas si je devais être terrorisé de peur ou outré de colère. Le danger qui planait à présent sur ma vie ne me paraissait pas réel. Pour le moment, je ne voyais surtout que l'horreur et la colère d'un stratagème écœurant.

— Il va utiliser les personnages de joueurs morts, nos amis, pour en assassiner d'autres ? Il va utiliser nos sentiments et nos liens les uns envers les autres pour nous détruire ! compris-je.

A côté de moi, Shaïn avait une mine affreuse. Il était blême, peut-être à deux doigts de vomir. Et il me le confirma.

— Est-ce que tu crois qu'on peut vomir, dans ce jeu ? Parce que c'est précisément ce que j'ai envie de faire.

— Je ne crois pas, avouais-je.

Après tout, nous n'avions ni douche ni toilettes, car tout ce que nous mangions ou faisions n'existait pas. A l'intérieur comme à l'extérieur, nos corps étaient vides. Tout cela n'était rien de plus qu'un enchaînement complexe de 0 et de 1 qui se développait dans notre tête.

— Je veux vomir, murmura mon ami en s'allongeant à même le sol, les yeux rivés sur le ciel rouge sang. Dites-moi que je rêve. Tout cela n'est qu'un cauchemar...

Je n'eus rien le temps de dire que Valhalla reprenait son discours :

Skyline Emrys est un concentré de possibilités et d'opportunités. Profitez-en pour faire tout ce qui vous était inaccessible dans votre vie.

Je songeais avec douleur aux deux joueurs qui étaient morts cette nuit, lorsque nous avions combattu les enfants de Geri et Freki. Ainsi, si nous ne les avions pas revus, cela signifiait tout simplement qu'ils étaient morts.

— Vous êtes actuellement 5 154 201 joueurs de connectés et de vivants. 1224 sont déjà morts cette nuit. Je vous souhaite donc bonne chance pour votre aventure et bon courage pour trouver la sortie. Ce jeu est un peu comme un labyrinthe, les choses ne sont pas toujours ce qu'elles semblent être.

Dans un univers complet et entier de réalité virtuelle absolue, cette déclaration prenait tout son sens.

Puis, le ciel redevint bleu et les PNJ réapparurent en poursuivant leurs activités, les animaux les leurs, indifférents ou surtout inconscients de la tragédie qui venait de se jouer.

D'ici quelques secondes, remis du choc, les joueurs allaient rentrer dans une peur panique et causer une terrible anarchie. Shaïn était toujours allongé par terre, blanc comme la craie, muet d'horreur, reflétant parfaitement ce qui devait se passer partout ailleurs dans le jeu. Moi-même, je me sentais mal. Je pensais à Jess, Lucas et Kyle. Quand les reverrais-je ? Les reverrais-je seulement un jour ?

Et pourtant... je ressentais une terrible paix intérieure. Ma sérénité n'avait d'égale que mon horreur, mais dans cette tragédie numérique, j'y trouvais tristement un improbable avantage. Sans limites de temps que celui de ma propre vie, coincé ici tant que je ne trouverais pas la sortie, je ne pouvais pas retourner au monde réel que j'avais désespérément voulu fuir en plongeant à corps perdu dans Skyline Emrys.

C'était déplacé, mais je l'avais enfin trouvée, ma deuxième chance de vivre ma vie.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top