68 - Le poids d'un ami


7 Mars 2055
Dix jours plus tard

Je me fis aussi petit que possible et me glissai dans l'étroite ruelle entre deux maisons où Wayann venait brusquement de s'engager, le talonnant. Un groupe de cinq Ases, les habitants de ce monde, nous traquaient depuis une éternité et nous devions les semer, à défaut de pouvoir les éliminer. Or, contrairement aux mobs habituels, ils ne restaient pas à un endroit précis, une zone restreinte dans laquelle ils avaient été programmés et dont ils ne sortaient jamais. Non, ceux-là n'avaient pas d'ancrage. Ils se promenaient librement dans tout Asgard. Ils pouvaient nous poursuivre partout où nous allions.

La fuite ne suffisait pas, nous l'avions rapidement compris. Il fallait ruser. Nous avions donc décidé de nous cacher.

— Ce monde est une grosse plaisanterie, siffla Wayann, les yeux agrandis par la peur.

Nous n'étions que tous les deux, les autres avaient filé ailleurs et nous avions été séparés.

Le coupe-gorge dans lequel nous nous étions faufilés était si étroit que nous étions comme des tranches de jambon dans un sandwich. Si j'avais eu une cage thoracique physique, elle aurait été à ce point comprimée que j'aurais probablement eu du mal à respirer.

— Je crois qu'ils sont partis, murmurai-je en jetant un coup d'œil en direction de la rue que nous avions quittée. On devrait pouvoir sortir.

J'esquissai un mouvement pour me dégager, mais Wayann me retint par le poignet, le regard toujours empli de crainte :

— Attendons encore un peu.

Au même moment, deux silhouettes passèrent en vitesse devant la ruelle, projetant brièvement leurs ombres sur nous. Nous retînmes instinctivement notre souffle, immobiles. Puis les ombres s'éloignèrent prestement et nous osâmes tout juste respirer, de peur de les alerter. J'étais incapable de dire si c'étaient ces foutues Ases ou bien des joueurs.

— Tu crois que les mobs peuvent nous suivre sur les toits ? demandai-je soudain, en tournant la tête vers Wayann qui semblait avoir légèrement repris confiance.

— Euh... J'en ai aucune idée. Pourquoi ? répondit mon ami sans comprendre où je voulais en venir.

— Parce que de l'autre côté de la rue je vois un moyen de grimper là-haut, expliquai-je. On devrait avoir une bonne vue d'ensemble à cette hauteur et être relativement à l'abri.

— Si tu le sens... Je te suis.

Je me rapprochai doucement du bord du mur et jetai un coup d'œil dans la rue principale. À première vue, il n'y avait pas d'Ase suffisamment proche pour nous repérer immédiatement. Je m'élançai sans attendre, escaladai une pile de caisses et de fûts de bière, me suspendis à un pignon, et parvins à me percher en sécurité sur le toit de chaume. Les demeures étaient collées les unes contre les autres, ou presque, ce qui rendrait le cheminement par les toits d'une simplicité enfantine à côté du calvaire de la rue.

M'assurant que la voie était libre, je fis signe à Wayann qu'il pouvait venir. Une fois qu'il m'eut rejoint, nous cherchâmes nos compagnons du regard, sans succès. Nous nous guidâmes donc avec notre carte et les trouvâmes tous rassemblés au même endroit, non loin d'ici, dans une impasse. La même crainte nous traversa alors l'esprit, faisant enfler subitement notre peur : et s'ils s'étaient fait acculer ? Sans même échanger un mot, bondissant de toit en toit, nous nous élançâmes vers leur position.

Ici, à Asgard, nous alternions sans cesse entre la peur panique et le soulagement relatif. Nos émotions jouaient au yo-yo toute la journée, ce qui faisait énormément travailler notre cerveau. Nos journées d'expédition étaient beaucoup plus courtes qu'à nos débuts, mais Asgard nous obligeait carrément à ne pas rester plus de trois heures d'affilées sur ses terres, sous peine de nous exposer à un autre genre de mort, extérieur et foudroyant.

Lorsque nous arrivâmes enfin sur leur position, inquiets, Azril était à genoux par terre, la tête entre les mains, et nos amis étaient effectivement cernés. Du coin de l'œil, je vis un couple d'Ases sur notre droite qui venait dans notre direction. Nous n'étions pas encore dans leur périmètre de vigilance, mais cela ne tarderait plus. Pour leur échapper, nous devions déjà nous débarrasser des trois qui cernaient nos amis sans leur laisser la moindre échappatoire.

Je vis Shaïn regarder un bref instant dans notre direction et opiner du chef pour signaler qu'il nous avait vus. Je me tournai ensuite vers Wayann qui acquiesça à son tour pour me prévenir qu'il était prêt à l'action, dès mon signal. Prenant une profonde inspiration, je m'élançai du toit.

L'avantage de Skyline Emrys, dans cette situation en particulier, était que nous n'avions pas à craindre les conséquences qu'une chute d'une telle hauteur aurait pu provoquer en temps normal. Pas de muscle froissé ou déchiré, pas d'os déplacé, fêlé ou brisé. Rien. Tout était simple, facile et sans danger. Pour ce qui était des sauts, du moins.

Éliminer les Ases, malgré notre supériorité numérique, ne fut pas une mince affaire. Néanmoins, nous y parvînmes à temps, avant que les deux autres Ases que j'avais repérées ne passent à notre niveau. Nous nous agglutinâmes donc au fond de l'impasse en espérant qu'ils passent sans nous remarquer. Ce qu'ils firent avec nonchalance, nous accordant quelques minutes de répit pour respirer un bon coup et faire le point sur notre situation.

— On devrait se réfugier sur les toits pour nous permettre de souffler un peu, fit remarquer Sohona qui avait constaté elle aussi que notre position, à Wayann et moi avant notre arrivée, était relativement sûre.

Shaïn s'accroupit à côté d'Azril qui était toujours à genoux par terre, prostré, le front contre le pavé de l'impasse. Il était livide, et une migraine insupportable l'empêchait de réfléchir et de contrôler son corps et son environnement correctement.

— Azril, on ne peut pas rester là, l'encouragea notre maître de guilde avec sollicitude. Il faut qu'on se mette à l'abri.

Il acquiesça lentement, fit des efforts pour se relever, mais nous dûmes le soutenir avec Iriko pour l'empêcher de s'effondrer.

— Je crois que je vais tourner de l'œil, murmura notre ami dont tout le poids reposait en quasi-totalité sur Iriko et moi.

Je ne comprenais pas tout à fait ce qui se passait avec Azril, mais une idée commençait à germer dans mon esprit. Il ne souffrait d'aucune altération d'état, il avait tout ses PV, et d'après les autres cela lui avait pris comme un coup de bâton avant l'attaque des Ases. Un doute malsain s'insinua en moi. Récemment, un nouveau genre de mort frappait les joueurs, et tout particulièrement ceux qui s'étaient rendus à Asgard.

Soudain, je sentis le poids d'Azril s'alléger contre moi, au point de disparaître totalement. Au même moment, Eléa poussa un cri. Je me tournai aussitôt vers mon ami souffrant, mais ce fut Iriko que j'entr'aperçus avec horreur à travers la tête translucide du malade. Azril se fractionnait déjà en millions de pixels colorés, comme j'avais malheureusement trop pris l'habitude d'en voir.

Il disparaissait. Il s'effaçait.

Et puis tout à coup, il cessa simplement d'être, d'exister. Il disparut de notre champ de vision, de notre guilde, et de notre liste d'amis. Sans un mot. Sans un cri. Comme on gomme un dessin tracé au crayon de bois.

L'espace vide entre Iriko et moi, où se tenait encore Azril quelques secondes plus tôt, était à présent pour moi comme un gouffre infranchissable, un trou incommensurable dans le néant, et mes bras retombèrent mollement le long de mon corps, inutiles et incapables d'exprimer l'horreur qui me tétanisait.

— Quoi ? balbutia Wayann en clignant des yeux, la gorge nouée et la bouche grande ouverte tandis que des larmes de choc commençaient à s'écouler de ses yeux écarquillés.

Tremblant, je m'appuyai au mur à côté de moi, en état de choc profond à mon tour.

Bien sûr, je n'étais pas le seul à pouvoir mourir à cause de la fatigue de mon cerveau ! Cela dépendait de l'état de santé physique de chacun, là-bas, dans cette autre réalité inaccessible depuis bien longtemps. Avait-elle seulement existé un jour cette fameuse réalité, ou n'était-elle que le fruit de nos esprits à présent détraqués et malades ? Je n'arrivais plus à me souvenir.

Rien de tout ceci n'avait plus le moindre sens. Cela n'en avait jamais eu.

— C'est un cauchemar, c'est ça ? souffla Eléa en agitant la tête, secouant ses cheveux auburn autour d'elle. Je vais me réveiller en sursaut, ouvrir les yeux, et comprendre que tout ça n'était qu'un très mauvais rêve... Ça ne peut pas être vrai, n'est-ce pas ? Ça ne peut pas... Pas encore !

Personne ne répondit ni ne prononça le moindre mot. Nous étions tous en état de choc, et la réalité était tragiquement ancrée en chacun de nous. Nous avions beau nous sermonner que rien de tout ceci n'était réel, au fond, nous savions pertinemment que cela l'était.

Nous avions tout d'abord perdu Kallaan, ainsi que quelques amis plus ou moins proches. Puis nous avions perdu Aramise, un an plus tôt. Nous commencions tout juste à faire son deuil. Après tout, elle avait été assassinée sous nos yeux. Et voilà que maintenant Azril disparaissait purement et simplement, sans prévenir, comme s'il n'avait jamais existé. D'ailleurs, il ne restait strictement plus rien de lui, alors comment être certain, comme tous ceux que nous avions perdus, qu'il avait un jour vécu ? Pourquoi lui ? Il était toujours si discret et posé, à prendre soin des autres, les encourageant quand ils n'avaient plus d'espoir ; lui qui était bon élève et dormait toute la nuit, donnant tout le jour... Pourquoi son cerveau avait-il brusquement lâché prise, sans signes avant-coureurs comme c'était le cas avec moi ? Était-ce lié à la condition physique de son corps, plus fragile qu'aucun d'entre nous ? Des milliers de questions s'entrechoquaient dans mon esprit sans trouver la moindre réponse, m'abrutissant et créant un flou total dans lequel je baignais, aveugle.

Je flottais dans un brouillard teinté de rouge, teinté de sang. J'avais eu tant de mal à admettre la mort d'Aramise alors qu'elle avait été assassinée sous mes yeux, tout comme Kallaan. Comment pourrais-je jamais faire mon deuil d'Azril alors qu'il avait simplement disparu ?

Nous étions là, dans notre horreur, faisant face chacun à notre façon à la douleur qui nous broyait de l'intérieur. Eléa était assise par terre, tremblante, la tête entre les mains à pleurer. Sohona serrait son bâton contre elle en crispant la mâchoire, refoulant ses larmes à grand-peine. Wayann s'était réfugié dans un coin, recroquevillé sur lui-même, marmonnant des paroles inintelligibles que lui seul pouvait comprendre peut-être pour apaiser ses pleurs. Ilya s'était assise par terre elle aussi, les mains bien à plat sur les pavés, la tête basse et les épaules tremblantes de sanglots que je n'entendais pas, mais que je devinais sans difficulté. Shaïn, lui, était assis à côté de moi, contre le mur, les bras autour de ses genoux, les yeux écarquillés en grands sur une réalité que son cerveau, manifestement, refusait catégoriquement d'assimiler. Quant à Iriko, il était droit comme un i, raide, immobile, les dents serrées à se briser la mâchoire, et les poings tremblants à en avoir les jointures blanches.

Assailli par trop d'émotions et de désespoir, je me détournai de mes amis pour appuyer mon front contre le mur, les yeux fermés, donnant des coups de poing contre la paroi, de toutes mes forces, pour évacuer mon chagrin, comme si cette peine immense, ce vide au fond de moi, me donnait la force de soulever même des montagnes et de détruire Asgard à mains nues.

Mais mes poings n'avaient pas de force. Ils n'étaient que faiblesses, défaillances et fêlures. Ils étaient la matérialisation de mon incompétence à préserver ce qui devait l'être, et de mon impuissance face à une force supérieure et despotique. Ils n'étaient rien. Ils perdaient le peu de force qu'ils avaient à chacun de ces moments tragiques qui m'arrachaient un peu plus de mon âme, de mon identité. Car je n'existais qu'à travers mes amis, parce qu'ils étaient là. Et bientôt, ces poings seraient aussi inutiles que ceux d'un nouveau-né.

Que pouvais-je faire, sinon être témoin de ma propre déchéance jusqu'à ce que mon tour vienne ?

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