67 - Le Bifrost


25 Février 2055
Deux mois après

— Je ne peux pas croire que l'on s'apprête à marcher sur le Bifrost, s'extasia Sohona, frissonnant sous le coup de l'émotion.

Nous y étions effectivement. Nous avions triomphé de la statue d'Alfheim et d'Heimdall dans le donjon, et nous étions à présent sur le point de nous aventurer sur le Bifrost pour atteindre Asgard, le dernier monde, et probablement le plus dangereux aussi. Il n'y avait pas de donjon dans ce monde, plus de statue. Du moins pas en ces termes. Le but du jeu était d'atteindre le Valhalla, le palais d'Odin, de le tuer ainsi que les Nornes pour libérer Emrys, la déesse mère, afin d'empêcher le Ragnarök avant qu'il ne soit trop tard. Et normalement, l'accomplissement de cet exploit nous amènerait d'office à la Porte et notre liberté.

Une certaine appréhension me nouait l'estomac. Nous étions arrivés si loin, nous avions tant sacrifié, tant souffert... Nous étions si près du but après tant d'années... Alors, je redoutais l'échec plus que jamais. Il nous restait si peu à accomplir au regard du chemin parcouru, que nous ne pouvions plus nous permettre de faire marche arrière ni de mourir.

Iriko fut le premier à traverser le portail translucide, et nous le suivîmes tous de très près. Mais rien ne nous avait préparés à ce qu'il y avait de l'autre côté, pas même les récits merveilleux de Sohona sur cet arc-en-ciel des dieux. Car nous marchions sur un arc-en-ciel immense, suspendu quelque part dans le néant, serpentant dans le vide au sommet d'un arbre titanesque. Cet arbre était Yggdrasil, l'arbre cosmique qui liait tous les mondes de SE entre eux. Et si une telle chose était imaginable, il emplissait le néant tout entier.

Tout en bas, loin en dessous de nous, parmi les racines démesurées, nous pouvions apercevoir Helheim et sa noirceur, surplombé par Svartalfheim, encastré à la base du tronc. Quant à Midgard, le monde des Hommes, nous pouvions le distinguer au niveau des premières branches, à la base de la ramure majestueuse d'Yggdrasil. Il était entouré, à la même hauteur, par Niflheim, Muspelheim, Jötunheim et Vanaheim, qui étaient suspendus aux premières branches, nous offrant une vue presque parfaite de leur ensemble qui matérialisait les quatre point cardinaux. Enfin, tout proche de nous, si bien que nous pouvions le distinguer clairement, Alfheim flottait au beau milieu de la ramure céleste de l'arbre-titan. Le feuillu qui grandissait en son centre paraissait bien ridicule face à l'immensité céleste d'Yggdrasil. Quant à Asgard, le seul monde situé encore au-dessus de nos têtes, ce monde où les dieux nous attendaient pour réduire tous nos espoirs à néant, il trônait souverainement au sommet de la ramure, au point culminant de l'arbre. Il nous toisait de suprématie et demeurait encore hors de portée, mystérieux, inaccessible, et terriblement dangereux.

— Je marche sur le Bifrost, murmura Sohona, les yeux humides, m'arrachant à ma contemplation stupéfaite.

— Allez, avançons, nous pressa Iriko que la vue semblait laisser à son impassibilité coutumière. Et n'allez pas tomber, parce que c'est possible. Inutile de vous préciser ce qui arrivera dans ce cas-là.

Shaïn le rattrapa d'un pas vif en prenant bien garde de ne pas s'approcher du bord.

— Tu ne nous as rien dit sur Asgard. Tu as une idée de ce qui nous y attend ?

— Tu as bien entendu les récits d'Atlantis et des autres, non ? répondit Iriko d'une voix sévère. C'est l'enfer qui nous attend là-bas.

Effectivement, la plupart des grosses guildes de l'Alliance s'étaient rendues sur place dès le lendemain de notre victoire sur Heimdall, dans le donjon d'Alfheim. Ils nous avaient donc rapporté la beauté traîtresse d'Asgard... et le nombre de morts qu'ils avaient laissés derrière eux en battant précipitamment en retraite. Parce qu'Asgard ne ressemblait à rien de ce que nous avions connu jusqu'ici dans les autres mondes.

Shaïn fit la moue. L'Alliance s'était faite bernée en beauté par Valhalla à leur arrivée, en effet. Ils ne s'étaient pas doutés que toutes les créatures de ce monde sans exception allaient vouloir leur faire la peau, y compris les citoyens Asgardiens qui n'étaient pourtant que de simples PNJs dans les autres mondes.

— Asgard, c'est..., reprit Iriko. C'est le plus petit des neuf mondes. Pour quelqu'un comme moi, en faire le tour en une journée, quand je serai level 100, ce sera tout à fait envisageable.

— Il est si petit ? s'enquit Eléa, perplexe, qui écoutait leur conversation.

— Ouais..., confirma Iriko d'un hochement de tête pensif. Et il n'y a aucune zone résidentielle, aucune ville, rien pour nous mettre à l'abri. Rien du tout. Rien à part des mobs et les boss finaux dans le palais d'Odin. Il n'y a pas un PNJ à qui parler, pas un monstre qui ne va pas tenter de te faire la peau si tu entres dans son périmètre de vigilance.

Comme nous digérions ces informations dans un silence lourd et terrifiant, il enchaîna :

— N'oubliez pas que, d'après le scénario initial du jeu, c'est une invasion. Il est normal que ce monde tout entier se soulève contre nous. Cela veut dire que nous sommes près du but.

— Tu veux dire que c'est le scénario originel de SE ? demandai-je, incrédule. Une invasion ?

Il opina :

— Les concepteurs du jeu sont des timbrés...

— On n'était pas censés pouvoir mourir, non plus, rappela Ilya pour nuancer ces propos. Ça change la donne.

Car le simple fait de pouvoir mourir modifiait tout le regard que nous portions sur l'histoire et sur les différentes difficultés de Skyline Emrys.

— N'empêche, ce sont des timbrés, reprit Iriko avec entêtement.

Nous le suivîmes sur le Bifrost pour monter sans difficulté jusqu'à Asgard. Mais avant même de l'atteindre, comme le chemin serpentait tout autour de ce monde tant redouté, nous le vîmes vraiment tel qu'il était : le monde des dieux. C'était une ville de la démesure où tout était grand, beau et brillant. Au centre, il y avait ce que Sohona avait appelé la plaine d'Idavoll, une plaine immense surplombée dans le fond par une montagne colossale aux pieds de laquelle se dressait le plus grand bâtiment de cet univers.

Valhalla, le palais d'Odin.

— Donc la terre est ronde. Et plate, fit remarquer Wayann avec un ricanement. Enfin, ici en tout cas. Tous ces mondes ressemblent à des syrniki.

Tout le monde se tourna vers lui, interloqué.

— Des quoi ? lui fit répéter Ilya.

— Des syrniki. Un genre de pancake, quoi.

— Ah, des pancakes...

— Ouais, des crêpes, concluais-je en comprenant.

— Ou à un okonomiyaki, ajouta Iriko en se mêlant à la conversation, la tête penchée sur le côté.

— Ou à un pain pita, se décida Shaïn en réfléchissant, une main se frottant le menton.

Eléa leva les poings en l'air, mécontente :

— Non, Azril, ne t'y mets pas non plus ! On ne va pas faire toutes les spécialités culinaires du monde !

Azril fit néanmoins mine d'ouvrir la bouche, alors elle le menaça fermement :

— Non. J'ai dit non, Azril. N'essaye même pas.

Il le fit quand même, d'un air penaud, et elle faillit se mettre à hurler, jusqu'à ce qu'elle entende ce qu'il voulait dire depuis le début :

— Ce monde est vraiment petit.

Élea poussa un profond soupir :

— Je passe devant, faites ce que vous voulez...

Nous reprîmes donc notre route et nous arrivâmes enfin à Asgard, ce monde tellement redouté et tant espéré, pour les mêmes raisons.

Le Bifrost s'achevait sur une plateforme en demi-cercle de la couleur du cuivre, rutilant et impeccable, chaleureux et lisse. De là s'étendait une grande allée centrale qui s'étalait à perte de vue, menant tout droit au Valhalla. Sur la gauche et la droite s'alignaient des maisons de bois et de pierre, ornées de statues, de runes et de boucliers certainement à l'effigie de leurs différents clans ou domaines de compétences.

Nous nous figeâmes, saisis par le spectacle qui s'offrait à nous. Il y avait des gens dans la rue comme dans la cité d'Argoat, au détail près que ceux-là n'étaient pas des joueurs. Ils étaient divinement beaux, apprêtés comme Eir, avec soin et élégance, mais surtout en tenue guerrière. Ce qui voulait dire qu'ils étaient tous potentiellement des assassins et des meurtriers.

— Il va vraiment falloir traverser ça pour atteindre le Valhalla ? souffla Sohona en serrant son bâton de magicienne contre elle, réalisant le danger qui se dressait encore entre nous et notre liberté.

— Bienvenue à Asgard, claironna sombrement Iriko en étendant les bras pour englober tout ce monde dans une étreinte rageuse.

— Comment sommes-nous censés passer cela ? demandai-je sans quitter les rues animées des yeux, désemparé. Ça grouille partout de PNJs !

Ça, mes amis, c'est tout ce qui nous sépare de notre liberté, nous rappela Iriko, le regard à présent fiévreux.

Dit en ces termes, nous touchions au but. Nous n'avions plus qu'à courir tout droit jusqu'à franchir les portes du Valhalla, après quoi nous serions libres, nous reprendrions le contrôle de nos vies. Nous étions si près...

Iriko brandit son épée dont la pointe se dirigea vers l'imposant palais, loin, mais droit devant nous :

— Ce n'est pas aujourd'hui que nous atteindrons Valhalla. Jusqu'au jour où nous lui ferons payer pour ses crimes, nous allons nous assurer de pouvoir tous en sortir vivants.

Il se tourna vers moi, terriblement sérieux :

— Lyall, je sais qu'en dépit du don de Valhalla qui te permet à présent de gagner de l'expérience en forgeant, tu n'as pas abandonné tes sorties nocturnes avec Ilya. C'est d'autant plus facile maintenant que vous n'habitez plus avec nous et donc que nous ne pouvons plus vous en empêcher.

Je fus à peine surpris qu'il le sache, tout juste étonné qu'il en parle ouvertement devant tous les autres. Iriko avait toujours été comme cela. Mystérieux, intelligent, bien renseigné, et surtout observateur. Mais voilà, ce choix, nous l'avions fait ensemble, Ilya et moi. Car le temps nous était compté ; mon cerveau déraillait depuis longtemps et pouvait lâcher d'un moment à l'autre. Nous devions régler cela au plus vite si je voulais espérer m'en sortir.

Iriko poursuivit, ne fixant toujours que moi :

— Arrêtez ça.

Je le regardai sans comprendre. Il désigna à nouveau le palais au loin :

— Je sais que le compte à rebours arrive à son terme et que, toi plus qu'aucun de nous, tu arrives à ton extrême limite. Mais, tu vois ? C'est tout ce qui nous sépare de la Porte, de la sortie, de la liberté. Alors ne meurs pas maintenant. Vis pour nous retrouver de l'autre côté, où que nous soyons dans le monde, et qui que nous soyons.

Shaïn crût comprendre où notre ami voulait en venir, au moment où je me rappelais, moi aussi, de cet instant qui nous imposait à présent un déjà-vu évident :

— Ah oui ! s'exclama notre maître de guilde. L'épisode du bannissement à Damaa. Je dois recommencer ?

Je portai une main à mon front, embarrassé et agacé.

— C'était y'a... quoi ? Pratiquement trois ans ? poursuivit mon meilleur ami. T'as failli nous claquer entre les doigts. Si je dois te bannir à nouveau, je le ferai.

Je serrai les dents pour contenir des commentaires malvenus. Ce jour-là, même s'il m'avait probablement rendu un grand service, il m'avait aussi porté un coup dur que j'avais plutôt mal encaissé. S'il m'imposait cela encore une fois, je n'étais pas certain de pouvoir lui pardonner.

Ilya plaida notre cause, mais personne ne voulut l'entendre, ce qui m'agaça davantage encore. Shaïn reprit les choses en main, revenant à la raison de notre venue en ces lieux infernaux :

— Aujourd'hui, nous allons tâter le terrain en douceur. L'objectif est que nous soyons tous niveau 100 avant d'affronter Odin et les Nornes.

Je me mis à grincer des dents, à m'en faire mal à la mâchoire si seulement mon corps n'avait pas été seulement numérique. Si c'était ce que Shaïn exigeait vraiment, cela allait me prendre un temps dont je ne disposais pas.

Le soir, de retour chez nous à Alfheim, je laissai exploser ma colère. Ilya prit tranquillement un livre, alluma un feu, et se pelotonna dans les coussins du salon, attendant patiemment que l'orage passe.

Lorsque je me calmai enfin, je me laissai tomber comme une masse à côté d'elle, puis me laissai littéralement glisser sur elle, ma tête sur ses genoux, les yeux au plafond. Elle me caressa doucement le front du pouce, puis entreprit de me masser les tempes. Mais, dans ce monde de merde, si je sentais ses doigts sur ma peau, ses gestes n'avaient aucun effet bénéfique.

— Essaye de les comprendre, Lyall. Ils s'inquiètent pour toi. Nous sommes allés si loin, ensemble... On ne veut plus perdre personne.

— Je sais, soupirai-je en fermant les yeux. De toute façon ce que nous avons vu aujourd'hui m'a dégoûté.

Sous mes paupières closes, je revoyais encore l'horreur de cette première journée à Asgard. C'était l'environnement le plus hostile que nous ayons jamais vu, encore plus inhospitalier qu'Helheim dont nous ne voulions plus entendre parler.

Nous avions passé la journée à nous battre. Tellement que nous avions fini par comprendre que ce n'était pas nous les chasseurs : nous étions les proies. Nous avions alors cherché à nous cacher, pour avoir un peu de répit, mais nous étions traqués comme des bêtes, comme des criminels. Nous avions expérimenté alors un nouveau genre de peur. Or, je n'étais pas prêt à passer mes nuits paralysé par cette crainte qu'Asgard m'inspirait tant. Sinon, c'était certain, la peur, additionnée aux efforts demandés à mon cerveau, allait achever de me tuer bien avant mon heure. Et je ne pouvais pas compenser mon interdiction de sortir la nuit à Asgard par l'utilisation de ma forge, car elle se trouvait à Argoat, dans l'appartement où mes amis ne manqueraient pas de remarquer que je ne dormais pas.

— Tu sais, ce n'est pas plus mal que nous puissions passer nos nuits à dormir, lâcha enfin Ilya comme si elle suivait le fil de mes pensées. Au point où nous en sommes... c'est peut-être le seul moyen de rallonger notre espérance de vie.

Je rouvris les yeux et me redressai pour mieux la regarder. Elle ne le montrait pas, mais elle aussi fatiguait. J'oubliais facilement que sa vie à elle était également en danger. À vrai dire, j'oubliais facilement que ma propre vie pouvait prendre fin à tout moment.

Je soupirai et me levai.

— Tu viens te coucher ?

Elle me sourit, posa son livre sur le canapé, et prit la main que je lui tendais.


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Sachez-le, les prochains chapitres seront décisifs.

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