62 - Les Völur
13 Septembre 2054
Deux mois et demi plus tard
En commençant ce nouveau chapitre de ma vie avec Ilya, j'avais fini par prendre vraiment conscience d'une chose : notre relation était ce que j'avais de plus précieux au monde, mais le temps nous était compté. Nous jouions contre lui depuis le début, pourtant nous l'avions gaspillé sans compter. Aujourd'hui, comme des affamés à l'heure de la fin du monde, nous en ramassions toutes les miettes.
Nous tentions de vivre.
Je refermai le livre que je lisais et balayai la pièce du regard. J'étais dans la bibliothèque d'Alfrodull, cette fameuse bibliothèque aménagée dans une immense cathédrale en ruines. La toiture était partiellement détruite et tous les vitraux, pixels aux couleurs de l'arc-en-ciel, illuminaient parfaitement l'ensemble de l'édifice, projetant leurs tâches de lumière colorées un peu partout. Sur le bout de toit encore intact poussait un arbre certainement millénaire, dont les racines dégoulinaient partout à l'intérieur, glissant le long des murs et des étagères, et ondulant sur le sol en pierre, formant naturellement des coins de lecture et de travail agrémentés de coussins et de tables. Ces racines constituaient également des marches naturelles menant jusqu'au toit. De petites fleurs sauvages poussaient un peu partout, dans le creux des marches, entre deux livres, dans les fissures du mur.
Je m'étais installé tout en haut, assis contre une colonne, juste à côté d'un immense vitrail aux motifs abstraits jaunes, verts et bleus. Il devait faire deux fois ma taille. La hauteur, de mon perchoir, était vertigineuse, mais la vue était d'autant plus magnifique. De là, d'ailleurs, j'avais non seulement une vue imprenable sur la quasi totalité de la bibliothèque, mais également un aperçu de notre arbre-maison, perdu dans le lointain de la cité elfique.
Nous venions ici dans un but précis. J'avais écumé tous les rayonnages à la recherche du moindre indice sur la fameuse Porte de Valhalla, avec autant d'entrain et de volonté que possible. Mais j'avais beau éplucher un par un tous les livres de cette bibliothèque sans fin, je ne trouvais pas la moindre ligne concernant ce que nous cherchions. Cela m'excédait. Valhalla n'avait-il réellement laissé aucun indice ?
Mon regard se porta par hasard sur l'escalier de racines qui montait jusqu'ici et, soudain, la tête de Shaïn apparut, son regard s'illuminant en m'apercevant.
— Ah, tu étais bien là ! Salut, vieux. C'est Ilya qui m'a dit que tu serais probablement là-haut.
— Elle est toujours en bas ? demandai-je.
Il s'assit en face de moi, dos à la colonne opposée, à l'autre extrémité du vitrail.
— Oui, elle est encore en train de ranger tous les livres que vous avez sortis aujourd'hui, m'apprit-il.
Nous étions strictement seuls à la bibliothèque, en dehors du PNJ bibliothécaire.
— Nous devrions laisser Valhalla s'en charger, grognai-je en me levant.
Néanmoins, j'avais conscience qu'Ilya y tenait, comme pour se raccrocher autant que possible à des gestes connus et routiniers, sans importance des années auparavant au point d'être machinaux. Était-ce par crainte d'oublier ou par attachement qu'elle y tenait, je l'ignorais. L'oubli, dans mon cas, était mon principal ennemi. Quelle ironie... Moi qui l'avait tant guetté en venant dans SE, je souhaitais à présent n'avoir jamais émis un tel vœu.
Shaïn me suivit dans l'escalier qui nous redescendait au rez-de-chaussée.
— On ne t'a pas vu de la journée, lâcha-t-il en chemin.
— J'étais à la forge, hier, répliquai-je sans me retourner vers lui, mon esprit concentré sur l'endroit où je posais les pieds dans cet escalier irrégulier.
— Lyall, tu sais très bien de quoi je te parle et ce que je veux dire. On vous voit beaucoup moins souvent, tous les deux. Nous respectons votre choix...
— Mais... ?
— ... mais on se demande aussi si vous n'êtes pas en train d'abandonner la cause. Nous sommes si près du but, pourtant.
Je ne pouvais pas lui en vouloir de faire cette remarque. Longtemps auparavant, c'était bel et bien ce que j'avais voulu faire. Je ne regrettais pas qu'il m'ait alors gentiment réprimandé, car j'étais heureux d'avoir poursuivit cette aventure, même si cela m'avait obligé à dire adieu à plusieurs amis sur le chemin.
— Tu sais bien que non, contrai-je enfin. Je continue de forger des armes et des armures pour les Fils de la Lumière et pour tous ceux qui m'en font la demande. Ilya aussi confectionne toujours ses vêtements et accessoires qui vont de paire avec nos armures. Et nous sortons toujours chasser avec vous.
— Pas toujours, répliqua Shaïn avec une note de reproche dans la voix.
Je soupirai et m'arrêtai pour observer Ilya de notre perchoir, qui s'agitait autour d'une grande table croulant sous les livres.
— J'essaye de passer du temps avec Ilya, avant qu'il ne soit trop tard, tentai-je de lui expliquer, le regard fixé sur elle et tout ce que je voyais se profiler à travers elle pour l'avenir. Tu peux comprendre ça ?
Nous le savions tous, Ilya, les Fils de la Lumière, Shaïn et moi-même, que je serais le premier d'entre nous à mourir de fatigue cérébrale. Nous en avions déjà parlé. J'essayais donc de ralentir la cadence pour profiter de ce qui comptait pour moi tant que je le pouvais encore. Mais ce n'était pas pour autant que je comptais laisser l'avenir des survivants qui allaient rester derrière moi entre les seules mains de mes amis et de l'Alliance. Je voulais faire ma part de l'effort commun jusqu'au moment de notre séparation inévitable.
Shaïn et moi étions à présent arrivés au rez-de-chaussée. Affairée autour de la table et submergée par ses livres, Ilya les triait par piles parfois tellement hautes qu'elles menaçaient de s'écrouler et de l'ensevelir. Malgré cette menace, ses yeux verts s'illuminèrent lorsque nos regards se croisèrent par-dessus une pile de livres pratiquement aussi haute que nous. Je lui souris comme un imbécile. C'était tellement facile de réagir naturellement et spontanément, même si je me trouvais niais ou insupportable assez souvent, dans ces cas-là. Shaïn fit semblant de n'avoir rien vu.
— Tu as trouvé quelque chose ? s'enquit-elle.
Je contournais la table pour déposer mon livre devant elle, parmi d'autres épars. À la différence d'eux, cependant, mon bouquin était plus petit, moins épais. Sa couverture de cuir rouge bordeaux paraissait usée par le temps même si nous savions qu'il n'en était rien. Les dorures du titre dessinaient, entre des arabesques florales, les lettres qui formaient ces deux mots : « Les Völur ».
— Pas sur la Porte, non, admis-je à contre cœur en tapotant légèrement la couverture du livre. Malgré tout, cet ouvrage mentionne une sorcière, Völva, qui pourrait peut-être nous aider à la trouver. C'est la seule piste que j'ai.
Au point où nous en étions, même si un grimoire nous indiquait tout simplement un autre endroit où nous rendre car nous étions susceptibles d'y trouver un indice, comme une chasse au trésor, nous étions prêts à explorer cette piste, pourvu que nous ayons au moins l'impression de progresser.
Le regard de Shaïn fit la navette entre Ilya et moi. Plusieurs fois. Ses yeux revinrent sur Ilya, médusé, avant de repartir vers moi, m'interrogeant au-delà du regard :
— La Porte ? Attendez trente secondes. Temps mort. C'est quoi ce bazar ? Vous faites des recherches sur la Porte ?
Ilya haussa les épaules, l'air de dire que ce n'était pas très important.
— C'est ce que nous faisons tous à notre façon, non ? Nous avons cette mine d'or à côté de la maison, donc avec Lyall, le soir, oui, nous passons quelques heures ici à faire des recherches.
— Mais pourquoi ne pas nous avoir demandé de l'aide ? insista Shaïn, perplexe.
Je me frottai le menton, cherchant une façon de lui expliquer clairement nos motivations sans méprise :
— Je te l'ai dit, j'essaye de passer du temps avec Ilya.
Aussitôt qu'il comprit le message, l'expression de mon meilleur ami changea du tout au tout. A présent, je voyais clairement dans les traits blasés de son visage qu'il voulait me crier haut et fort que j'étais un imbécile, et qu'il n'y avait rien qu'il puisse y faire pour changer ça.
Il croisa finalement les bras, avec manifestement une proposition à nous faire :
— Ok, j'ai un deal à vous proposer, si c'est ce que vous voulez. Vous nous laissez vous filer un coup de main le soir – peut-être même qu'avec l'Alliance on pourra dégoter quelques volontaires – et en échange, vous pourrez profiter de certains soirs en vous abstenant de venir pour passer vraiment votre soirée tous les deux, les tourtereaux.
— Shaïn, tu es sûr que..., commença Ilya avec une once de reconnaissance dans la voix.
Il prit un air très seigneurial et la fit taire en levant simplement la main avec assurance :
— Je suis sûr, en tout cas, que Lyall est vraiment un handicapé des relations amoureuses. De toute évidence, il est clairement maladroit. Il a besoin du coup de pouce d'un expert.
Il lui adressa un clin d'œil et elle pouffa, tandis que je prenais plutôt mal la remarque. Par vengeance, je me tournai aussitôt vers Ilya, et avec autant de sérieux et de naturel que possible, je lui dis :
— Veux-tu venir au ciné avec moi, ce soir ? On mangera des pop-corn et on se pelotera dans le noir. Peut-être même que je t'embrasserais pour de bon.
Elle partit d'un grand éclat de rire, à en avoir les larmes aux yeux, et se plia en deux en tapant du plat de la main sur la table, le corps secoué par son hilarité.
Je me tournais vers Shaïn avec mon air le plus crétin possible :
— Tu vois ? Le « truc » habituel la fait rire. C'est pour ça que j'essaye d'innover.
— Ce n'est pas parce que tu innoves que tes idées sont forcément bonnes, répliqua mon ami avec un air désespéré, comme si j'étais désormais un cas trop grave pour être sauvé par quoi que ce fut.
Lorsqu'Ilya se calma enfin, elle prit ma tête entre ses mains pour m'obliger à la regarder dans les yeux :
— Tu es un crétin, Lyall. Mais je t'aime comme tu es.
Et elle m'embrassa doucement.
Je jurai de frustration en mon for intérieur. Ce baiser était pratiquement inexistant. Sans sensations, sans goût ni odeur réels. Dans l'autre réalité, qu'aurais-je ressenti en l'embrassant ? Ses lèvres étaient-elles douces ? Ce simple baiser, aussi insipide fût-il, était le geste le plus intime qui nous était permis dans ce monde. Rien n'était plus frustrant que d'être à ce point limité...
Il y eut un raclement de gorge qui attira notre attention.
— Surtout, dites-moi si je vous gêne, nous interrompit Shaïn en faisant mine de regarder ailleurs.
— Non, ça va, tu ne gênes pas trop, répondit Ilya avec un clin d'œil.
Cet aparté passé, je repris rapidement mon sérieux, les autres aussi.
— Veux-tu venir avec nous chez la sorcière ? demandai-je à mon meilleur ami.
Car, bien évidemment, Ilya et moi allions nous y rendre puisque c'était la seule piste exploitable que nous ayons trouvée depuis des années.
— Moi ? reprit Shaïn avec surprise. Je représente une guilde, vous vous souvenez ? Guilde dont vous faites également partie. Si vous y allez, nous y allons tous.
J'échangeai un regard avec Ilya et elle haussa les épaules.
— Très bien, acquiesçai-je.
Satisfait, Shaïn retrouva son entrain habituel et m'interrogea davantage sur ce que nous savions :
— Alors, où est-elle, cette sorcière ?
Je tapotai la couverture du livre qui m'avait permis de faire cette découverte. Sa couleur pourpre laissait supposer que l'ouvrage traitait effectivement de magie et de sorcellerie, c'était sans équivoque. Mais promettait-elle pour autant la liberté à laquelle nous aspirions désespérément ? Rien n'était moins sûr.
— D'après ce livre, elle est ici, à Alfheim, expliquai-je, les sourcils froncés. Le bémol... c'est qu'elle est protégée par le dieu Freyr, car elle réside en son domaine.
La ride du lion apparut sur le front de Shaïn à l'évocation de ce dieu peu anodin :
— Et ce Freyr, ce ne serait pas...
— ... le frère de Freyja, et l'une des divinités du triptyque principal avec Odin et son fils Thor, oui, conclut Sohona en faisant irruption à côté de nous.
Vêtue de son armure en tissu elfique de couleur dorée, nous ne l'avions ni vue ni entendue arriver. Cependant, son intervention venait de capter notre attention.
— Vous savez aussi que l'arc-en-ciel que l'on voit si bien en permanence dans le ciel d'Alfheim est le Bifrost ? poursuivit-elle pensivement. Le dieu Heimdall en est le gardien, et c'est le pont qui mène... à Asgard.
Shaïn lui jeta un regard suspicieux, qui n'avait rien à voir avec le fait que Sohona avait avoué à tout le monde être un homme, en réalité.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
— Je te cherchais, répondit-elle simplement.
— Ah ouais ? Pourquoi ?
Sohona haussa les épaules :
— Je me demandais ce qui pouvait bien te retenir si tard, alors je suis venue.
Elle nous désigna Ilya et moi de son bâton dont elle ne se séparait jamais – son arme –, tout en continuant à s'adresser à notre chef :
— Tu ne peux pas leur laisser un peu d'intimité au lieu d'être constamment sur leur dos ?
— Il venait aux nouvelles, la renseigna Ilya avant que Shaïn n'ait le temps de dire quoi que ce soit.
Puis elle prit le livre qui m'avait occupé une bonne partie de l'après-midi et me tira derrière elle par la main, prenant la direction de la sortie en abandonnant les ouvrages éparpillés sur la table.
— On a quelque chose à fêter. Venez tous à la maison d'ici une heure, proposa-t-elle. Cette sorcière représente peut-être notre seule chance de sortir d'ici.
Une heure, ça lui laissait juste assez de temps pour se pencher sur le bout de texte intéressant que j'avais déniché et l'étudier pour présenter à la guilde le semblant d'un espoir solide.
— Une sorcière ? répéta Sohona, les yeux écarquillés. J'ai manqué un épisode.
Si Shaïn lui répondit, je n'entendis pas. Nous étions déjà dehors.
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