60 - Les enfants de Loki

17 Juin 2054
Neuf jours plus tard

Nous étions fins prêts pour le grand plongeon, pour la huitième fois de ce jeu : le donjon d'Helheim dont personne ne savait rien. Iriko avait évoqué un univers en rouge et noir qui perturbait les sens et l'orientation, mais Valhalla faisait tellement de modifications que nous ne pouvions pas nous fier à quoi que ce soit.

A peu de choses près, tous les survivants de l'évènement précédent étaient là. Nous ne savions même pas s'il était possible pour nous tous de pénétrer en même temps dans le donjon, ni si Valhalla nous laisserait venir en masse de cette façon pour aller lui botter les fesses par le biais du boss de ce donjon. Mais nous avions hâte de quitter ce monde, d'en finir avec Helheim et ses avatars qui voulaient ternir la mémoire de nos compagnons tombés. Nous devions atteindre Alfheim au plus vite.

La mystérieuse joueuse qui avait mis Loki à genoux était sur toutes les lèvres, mais personne ne semblait encore avoir fait le rapprochement avec Ilya. Pour donner le change aux efforts fournis par l'Alliance pour cacher son identité, elle ne portait plus le heaume fourni par Valhalla.

A présent donc, nous nous engagions dans l'inconnu et l'obscurité, là où personne ne s'était encore jamais aventuré. Nous étions les premiers joueurs à entrer et ne pouvions donc pas savoir ce qui nous y attendait. C'était la première fois que les Fils de la Lumière allaient servir de cobayes pour les joueurs actuellement trop faibles pour nous accompagner, et ce à nos risques et périls. C'était également la première fois que les Fils de la Lumière pouvaient dire qu'ils se trouvaient en premières lignes dans l'avancement du jeu, marchant dans l'inconnu au côté des plus grands. En quelque sorte, cela nous donnait le sentiment d'écrire l'histoire de notre aventure dans cet univers, nous aussi.

Nous fûmes parmi les derniers de l'Alliance à entrer, et je fus tout à fait désorienté lorsque j'ouvris les yeux sur l'intérieur du donjon. En effet, il y faisait « aussi noir que dans le trou du cul d'un aigle », comme disait Lucas. Ou était-ce Kyle... ?

— Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? marmonnais-je en cherchant vainement à m'orienter.

— C'est un peu différent de ce que je croyais, répondit Iriko, quelque part sur ma droite. Il n'était pas sensé y faire si noir. On ne voit absolument rien.

— Je vous vois, répliqua Ilya, sur ma gauche. Enfin, je vous distingue vaguement.

— Comment est-on supposés se battre quand on ne peut pas voir ? s'emporta Shaïn, un peu plus loin.

— Eh ! Fais gaffe à ce que tu fais, tu m'as fait mal ! se plaignit Eléa, derrière moi.

Il y eut un silence. Un silence absolu. Les ténèbres semblaient tout engloutir, quoi que se fut.

— C'est bizarre, souffla Wayann au bout d'un moment qui me parut être une éternité. On dirait... qu'on est seuls.

— Ou pas, contra une voix tranquille sur ma gauche, non loin de l'endroit où devait se trouver Ilya, d'après mes estimations.

Je me figeai, sentant mon sang se glacer dans mes veines. Un frisson désagréable me secoua l'échine.

— Qui est là ? demanda Azril d'une voix grondante comme le tonnerre pour se donner un peu de présence dans cet espace aveugle.

— Eshlar, votre humble serviteur, pour vous servir.

Mon sang ne fit qu'un tour tandis que ma respiration se coupait brusquement. Je connaissais ce nom, j'en étais certain. Pourtant, je ne parvenais pas à me souvenir du visage auquel il était associé, ni des circonstances de notre rencontre. Qui était-ce ?

— Eshlar ? répéta Sohona en réfléchissant à voix haute. Ce ne serait pas... Bordel de merde ! Un Titan Écarlate !

Dans ma mémoire vacillante, le voile se déchira. Je me souvins du guet-apens que ces players killer nous avaient tendu, et de l'intervention de Koram et Danthem de la guilde des Lithium pour nous en sauver. J'avais causé la mort de quelqu'un, ce jour-là. C'était peut-être un homme foncièrement mauvais, mais c'était un homme de chair et de sang malgré tout, ce qui n'excusait pas mon crime.

C'était trois ans auparavant.

— Il y a des Titans Écarlates dans le donjon ! cria à nouveau Sohona d'une voix rendue plus aigue par la panique.

— Reculez ! ordonna précipitamment Shaïn.

Aussitôt, j'entendis des pas désordonnés dans tous les sens, me faisant perdre le peu de repères que j'avais fini par trouver.

— Ahhhh ! s'écria une voix.

— Quoi ?! glapit une autre, effrayée.

— J'ai touché quelque chose qui a bougé ! siffla Eléa d'une voix stridente comme je la reconnaissais malgré ma confusion.

— Andouille, c'était moi, contra Wayann d'une voix nerveuse.

— C'est vraiment la merde, cette obscurité, s'énerva Azril.

Il y eut un bref silence.

— Au contraire, reprit Eshlar. C'est parfait.

Soudain, j'entendis le fracas des armes, ce qui eut pour effet de tendre tous les muscles de mon corps dans un instinct primitif et authentique.

— Qui se bat ? demandai-je avec anxiété.

Je craignais de connaître la réponse.

— Tu t'en es pris à la seule personne qu'il ne fallait pas mettre en colère, entendîmes-nous Ilya murmurer.

Quelques secondes après, c'était à nous qu'elle s'adressait :

— Ce n'est pas Eshlar, c'est son avatar. Il y a aussi des avatars dans le donjon !

Je songeai aussitôt à Aramise. Nous ne l'avions pas encore rencontrée, à ma plus grande joie, mais aussi à mon plus grand désespoir. La voir de nouveau apaiserait peut-être légèrement notre peine de l'avoir perdue, mais cela ne compenserait en rien la douleur que cette rencontre ne manquerait pas de provoquer.

Lorsqu'enfin Ilya parvint à annihiler son adversaire, à elle seule puisque nous ne pouvions pas lui venir en aide, nous nous retrouvâmes bêtement perdus dans le noir, sans rien dire.

— Bon aller, on avance, se décida Shaïn sur un ton qui se voulait joyeux pour nous remotiver. Que tout le monde essaye de se regrouper. Ilya, tu peux passer devant et nous montrer le chemin ? Chacun va poser une main sur l'épaule de la personne devant lui, d'accord ?

Tout le monde manifesta son assentiment à voix haute. Il nous fallut ensuite un certain temps pour nous regrouper et nous organiser afin de ne laisser personne derrière nous. Nous nous retrouvâmes alors en file indienne, aussi aveugles qu'il était possible de l'être.

J'avais l'impression d'être absolument ridicule, comme si quelqu'un allait soudain rallumer la lumière et nous prendre en flagrant délit pour se mettre à rire de sa farce. Néanmoins, se retrouver à ce point aveugle sur une si longue durée était une expérience tellement déroutante que mon cœur battait la chamade à chaque instant, et je priais que tout cela prenne fin au plus vite.

Nous rencontrâmes quelques avatars qui tentèrent tous de se faire passer pour des joueurs, sans grand succès au final. Car il y avait une différence de taille entre ces pantins et les vrais joueurs : eux, nous pouvions les tuer nous-mêmes. Mis à part cela et l'obscurité opaque et constante, il n'y avait rien d'autre à signaler. C'était calme et silencieux, sans aucune trace de qui que ce soit de l'Alliance avec laquelle nous étions pourtant entrés.

Nous errâmes dans cette obscurité pendant ce qui me parut une éternité, avant de découvrir, enfin, non seulement les premières lueurs tremblotantes de lumière depuis des jours, mais aussi et surtout le reste de l'Alliance qui s'apprêtait à donner l'assaut au boss, Hel la Cachée. Si nous étions arrivés après coup, la chambre du boss aurait été fermée jusqu'à leur victoire ou leur mort, nous contraignant à battre le boss seuls.

D'un certain point de vue, la chance nous souriait.

26 Juin 2054
Neuf jours après

— C'était quoi ce donjon de merde ? grommela Wayann tandis que nous nous reposions dans l'antichambre du boss. On n'y voyait que dalle, y'avait des avatars partout, et on n'a pas rencontré un seul obstacle ni une seule difficulté. Pas même un mur !

Nous n'y voyions pas beaucoup plus clair ici, mais à présent nous pouvions distinguer des nuances de rouge et de noir, et la forme floue de nos amis. C'était donc ce que voyait Ilya depuis le début...

— Sans compter que nous n'avons croisé personne mis à part des avatars, alors que l'Alliance entière est entrée dans le donjon au même moment, fit remarquer Eléa, appuyée sur son bâton, un repère sûr dans cette obscurité.

— Vraisemblablement le donjon est instancié par guilde, expliqua une voix, un peu plus loin.

Je me redressai et tendit l'oreille. Cette voix me disait quelque chose.

— Qui est là ? demandai-je pour en avoir le cœur net.

— Ah, mais c'est Lyall. Avec le reste des Fils de la Lumière, je présume, reprit la voix, grave et guturale.

— Guilan ! m'exclamais-je en le reconnaissant enfin. Toi, ici ?

Je ne l'avais pas vu depuis des mois. Cela me semblait faire une éternité, maintenant que j'y pensais. Nous avions été tellement accaparés par les récents évènements que je l'avais un peu oublié, lui que nous avions forcé à sortir de sa forteresse de glace pour qu'il découvre les mondes qui s'étendaient à nos pieds dans cet univers.

Guilan avait profité de l'année de formation des joueurs intermédiaires pour rattraper son retard sur les autres – du moins s'améliorer considérablement. Malgré ses efforts, il n'avait toujours pas le niveau requis pour se rendre à Helheim. C'est à peine s'il pouvait se promener seul à Svartalfheim, ce qui expliquait son absence à l'évènement de la statue de Loki. Alors comment se faisait-il qu'il soit là, dans ce donjon où la moindre erreur lui coûterait la vie ?

— Ouais, moi, ici, répondit mon ami forgeron d'un air bourru. Mira et Atlantis ont insisté. J'ai eu le malheur de leur avouer que, de tous les mondes, Alfheim est celui que je souhaite le plus voir. C'est là-bas que l'on trouve de la poussière d'étoile céleste, tu sais ?

Ainsi, il était venu parce que les plus grands joueurs des Dragons du Ciel lui avaient promis une aide digne d'un rempart impénétrable, en guise de remerciement pour tout ce qu'il faisait pour eux depuis toutes ces années.

Sans réfléchir à comment j'allais m'y prendre, je parvins à le rejoindre et m'asseoir à ses côtés. Lui et moi nous lançâmes ensuite dans une grande conversation de forgerons et je perdis complètement la notion du temps, pour le peu qu'il m'en restait dans ce donjon aveugle et déstabilisant.

Mais bientôt, trop vite, Atlantis appela tous les joueurs présents à se préparer à entrer dans la chambre d'Hel la Cachée.

— Nous ne pourrons probablement pas user de la vue ici, mais si ce donjon a été créé ainsi, alors cela veut dire qu'il y a au moins une chance sur mille de gagner. Or, si cette chance existe, nous la saisirons à pleines mains. Nous sommes peut-être aveugles, mais pas encore manchots. Bonne chance.

— On dirait que ses discours sont de plus en plus succins, fit remarquer quelqu'un.

Cela pouvait se comprendre. A mesure que nous avancions, tous les murs d'illusions que nous avions nous-mêmes dressés entre nous et la réalité de Valhalla tombaient un à un. Et avec eux, notre courage s'effritait à vue d'œil, notre détermination flanchait, et le doute grandissait. Atlantis n'avait rien de plus que nous-même pour encourager et motiver tout ces joueurs dont elle portait les espoirs à bout de bras. Elle n'avait que sa conviction et son courage pour nous pousser vers le haut. A ce stade, plus que jamais, tout dépendait de nous-mêmes et de la force de notre détermination.

Alors nous nous levâmes et franchîmes les grandes portes de roche noire que nous distinguions à peine dans l'obscurité. Une porte sinistre à la mesure de la déesse qu'elle protégeait.

La chambre de la déesse que nous étions venue écraser était circulaire, et les parois qui servaient de murs, faits d'obsidienne, rougeoyaient comme si un feu spectral venu des profondeurs s'y mouvait paresseusement. Au fond, il y avait une sorte de trône fait d'une étrange matière sombre et hérissé d'épines longues comme un avant-bras. Dessus, Hel, fille de Loki, attendait patiemment.

Nous la discernions à peine, mais nous pouvions voir la moitié de son corps, éclairée faiblement par le rougeoiement du mur à côté d'elle. L'autre moitié, plongée dans l'ombre, paraissait faite de ténèbres. N'était-ce pas la moitié d'un crâne, d'ailleurs, la partie de son visage plongée dans l'obscurité ? A ses pieds se tenait férocement, haut comme deux hommes, un terrible loup noir aux yeux rouges sang et aux babines retroussées et dégoulinantes, découvrant des rangées de crocs plus aiguisés que des lames de rasoir.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda quelqu'un.

— C'est Fenrir le Destructeur, compris Sohona d'une voix faible. La légende dit que c'est le frère d'Hel et le fils de Loki.

— Et le gros serpent, là-haut ?

Nous levâmes tous les yeux vers le plafond fait de stalactites d'onyx, et parmi lesquelles louvoyait un énorme serpent aux écailles sombres et aux pupilles rouge rubis. Son sifflement résonnait dans toute la pièce avec une force qui laissait supposer sa taille monstrueuse.

— C'est Jörmungand. Le troisième enfant de Loki..., souffla Sohona en s'étranglant.

— Donc Hel est une beast tamer ?! s'étrangla Shaïn en comprenant ce que la présence de ces deux monstres induisait.

Comme l'était Aramise. Y aurait-elle gagné un petit Fenrir et un petit Jörmungand si elle avait été là ? Certainement. Les beast tamer étaient assez rares dans Skyline Emrys, car cela requérait certaines compétences difficiles d'utilisation. Mais ils avaient l'avantage décisif d'avoir des bêtes qui encaissaient les dégâts à leur place et qui infligeaient des coups en retour, ce qui les rendait pratiquement intouchables. Néanmoins, cela n'avait pas suffit à sauver la vie d'Ara...

Comme s'il avait eut la même pensé que moi, je croisai le regard d'Iriko, ce qui l'incita à se livrer sur ses pensées :

— Fait attention, Lyall. Même les beast tamer peuvent mourir, oui, mais certains sont plus coriaces que d'autres. Plus mesquins, aussi. Isolés, nous sommes des cibles parfaites ; mais ensemble, nous pouvons être forts, à défaut d'être invincibles.

Personne n'était invincible. Ni Iriko et sa toute puissance, ni Ilya et la Valkyrie qui sommeillait en elle. Pas même Valhalla qui se complaisait dans son rôle autoproclamé de dieu de ce monde. Rien ni personne. Nous n'avions pas le choix, nous devions y croire, sans quoi tout espoir de sortir de ce jeu serait réduit à néant.

Oui, nous pouvions gagner contre la machine. Restait à savoir comment.

29 Juin 2054
Trois jours plus tard

Le dernier PV d'Hel s'envola enfin, et elle nous promis une éternité de malédictions et de souffrances avant de disparaitre dans le néant, rejoignant ainsi ses frères Fenrir et Jörmungand que nous avions écrasés avant elle.

Terrassé par la fatigue, je me laissai bêtement tomber par terre, haletant, et inquiet de l'état de mon cerveau, pour une fois. C'était la première fois qu'il nous fallait plus de vingt-quatre heures pour terrasser un boss. Nous n'avions pas dormi depuis trois jours, et bien que nous fussions victorieux, nous avions perdu plusieurs dizaines de joueurs. L'heure n'était donc pas aux réjouissances.

Dans mon état actuel, craignais de perdre connaissance à tout instant, sentant le malaise me guetter.

— Dépêchons-nous de sortir d'ici, lâcha Iriko en me soutenant pour m'aider à marcher.

Il devait s'être rendu compte que j'allais effectivement bientôt virer de l'œil.

Nous quittâmes donc le donjon avec précipitation pour regagner Naglafar et, de là, la sécurité reposante d'Argoat où nous pourrions panser nos blessures et nous reposer.

Nous n'avions pas vu la moindre trace d'Aramise à Helheim où je ne voulais plus jamais mettre les pieds. Cette constatation me réconforta quelque peu, comme si j'avais attendu de quitter définitivement Helheim pour faire mes adieux à ma précieuse amie, et faire son deuil définitivement.

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