6 - Vagabondages


10 Avril 2050
Le même jour

Shaïn fronça une fois de plus les sourcils. Il se leva pour jeter un coup d'œil au menu d'Aramise tandis que je me penchais vers elle pour y jeter un œil moi aussi.

Elle était bien sur l'onglet déconnexion et avait confirmé la commande. Pourtant, elle était toujours là, et un message d'erreur s'affichait :

« Nous sommes incapables de traiter votre demande pour le moment. Code erreur : 753 6810 223. »

— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? murmura-t-elle, tendue.

Shaïn haussa les épaules, enjamba la barrière et retourna sur le sentier des daims.

— Ça veut dire que, pour le moment, le serveur ne peut pas te déconnecter.

— D'ordinaire, les problèmes de ce genre ne sont pas plutôt dans le sens inverse ? m'enquis-je en me levant à mon tour.

Il acquiesça et nous exposa son hypothèse.

— Peut-être font-ils des manipulations sur le serveur, ce qui a engendré une série de bugs, comme le sanglier ou la déconnexion momentanément impossible. Ou alors, à cause des bugs, ils font de la maintenance et nous empêchent de quitter le jeu, quelle que soit la raison.

Je le rejoignis et ouvris mon menu avec une certaine suffisance – je me sentais tout-puissant rien qu'à ouvrir un menu virtuel avec un doigt. Le système du jeu indiquait qu'il était 19h53. J'avais encore tout mon temps. J'avais prévenu Lucas que je ne dînerai pas, Jess ne reviendrait que le lendemain, et nous étions vendredi. Je pouvais bien passer une nuit blanche si je voulais. D'autant plus que je commençais une nouvelle vie, virtuelle, mais totalement différente. Tellement que ma vraie vie pouvait presque disparaître, avec un petit effort de volonté.

— Je ne suis pas pressé, expliquais-je. On continue, le temps que tout revienne à la normale ?

Nous nous tournâmes vers Aramise qui enjambait à son tour la barrière. Elle soupira.

— J'ai toujours la poisse. Allons y. La prochaine fois, c'est moi qui ferais le soutien et qui vous regarderais vous faire laminer !

Nous tentâmes donc une fois de plus notre chance un peu plus loin, avec un autre sanglier que j'eus le soin d'abattre tout seul. Tout se passa comme l'avait prévu Shaïn en premier lieu, ce qui redonna confiance à Aramise. Elle s'attaqua au suivant et, finalement, nous attaquâmes le moindre animal de niveaux 1 ou 2 qui se présentait à nous.

Malgré cela, aucun de nous trois ne gagna le moindre niveau.

— Bon allez, cette fois, j'y vais vraiment, nous salua Aramise en ouvrant son menu pour se déconnecter.

En voyant l'heure s'afficher, elle bondit sur place.

— Tonnerre de Zeus ! Il est déjà 22h08 ! Je me sauve. A une prochaine !

Je lui fis un signe de la main et me tournais vers Shaïn.

— Tu continues ?

Il opina et nous repartîmes tandis qu'Aramise retournait vers Bellal pour vendre quelques bricoles qu'elle avait gagnées et dont elle n'avait pas besoin, avant de se déconnecter pour la soirée.

Je poursuivis donc mon initiation au jeu avec mon nouvel ami, gagnant de plus en plus de points d'XP et d'argent au fur et à mesure. C'était un travail lent et répétitif, très rapidement ennuyeux car cela n'apportait pas grand-chose, mais c'était nécessaire pour progresser dans le jeu en toute sécurité. Et puis, j'avais mis tant d'ardeur à effacer ma vraie vie que ça, à côté, c'était le paradis.

— Dis-moi, Shaïn, comment tu fais pour te repérer sur la carte ? Je veux dire, par rapport aux quêtes.

Nous avions complété deux quêtes secondaires, déjà, proposées par des PNJ rencontrés durant notre exploration. A chaque fois, ce n'était jamais bien difficile, et elles se déroulaient toujours juste à côté de là où se trouvait le PNJ. Mais qu'en était-il de la bergerie que nous devions sauver des loups d'Odin, près de Bellal ?

Shaïn s'arrêta sur le chemin et s'excusa.

— Oh, pardon, j'ai oublié de vous expliquer ça ! Regarde.

Il ouvrit le menu puis la carte. Elle s'ouvrit sur nos deux points côte à côte. C'est alors que nous constatâmes la présence d'Aramise en découvrant son point non loin de Bellal.

Je fronçais les sourcils et le lui montrais.

— Sa position reste signalée, même si elle est déconnectée ?

Il secoua la tête en signe de dénégation et soupira.

— Encore un bug. Ce soir, ils les collectionnent on dirait.

— Effectivement...

Nous reportâmes notre attention sur la carte, là où nous étions. Shaïn me désigna l'étoile blanche qui brillait tout en haut de la carte, légèrement orientée à l'Est.

— Tu vois ? c'est cette étoile que tu dois suivre. Elle t'indique le lieu de la quête principale que tu dois effectuer. Si tu veux en connaître la position exacte tu n'as qu'à faire un zoom arrière.

Il fit la manipulation dont il était en train de parler et, sur le même écran, je vis notre position et le lieu vers lequel nous nous rendions : la bergerie attaquée par les loups d'Odin. Nous aurions pu y aller bien plus directement, mais Shaïn tenait à nous montrer quelques trucs avant de nous lâcher dans la grande aventure, ce de quoi je lui étais reconnaissant.

Après cela, nous reprîmes notre route, nous rapprochant de l'endroit de la quête. Ce qui était bien, avec Shaïn, c'était qu'il avait déjà complété la zone. Allez comprendre qu'il l'avait intégralement explorée. Sa carte de la région était claire et précise et l'on pouvait y voir tout ce qu'il avait découvert, là où la mienne n'était que flous et devinettes. Par exemple, à mesure de nos découvertes apparaissaient les emplacements des marchands, des lieux où il était possible d'exercer le métier choisi, les endroits où se procurer les ressources nécessaires à la progression de ces métiers. On y voyait aussi les sanctuaires dans lesquels nous pouvions ressusciter au cas où nous mourions, et les villes.

Shaïn m'expliqua que, dans les villes, une nouvelle carte s'affichait, plus précise, avec les auberges, les tavernes, les lieux de divertissement et même les lieux habitables.

Je ne pus cacher ma surprise.

— On peut acheter une maison ?

— Des châteaux, même ! répondit-il avec enthousiasme. Il existe des appartements dans les villes, et l'on trouve des instances résidentielles dans certaines zones du jeu. J'ai regardé, par curiosité. Eh bien, on n'est pas prêts de pouvoir s'offrir ce luxe, crois-moi !

Pour cela, je voulais bien le croire sur parole. Dans la vraie vie, c'était exactement la même chose. Mais au moins, on pouvait devenir propriétaires ici.

— Il y a des magasins de meubles, alors.

— Il y a des magasins pour tout. Ou presque. Il est même possible d'ouvrir un commerce et d'y vendre ce que tu veux. De toute façon, tu ne peux pas trouver de produits illicites ou illégaux puisque tout est produit par le serveur, à la base. Ce jeu, c'est l'infini des possibles !

Et ça me plaisait. Non, cela me rendait fou de joie et emplissait ma tête de perspectives et d'espoirs. C'était comme si je commençais véritablement une nouvelle vie où ce que je fuyais ne pouvait pas m'atteindre.

Malgré tout, une question demeurait.

— Existe-t-il une limite à ce jeu ? demandais-je très sérieusement.

— La seule limite, c'est toi-même, répondit mon ami avec sérieux. Je veux dire, ton corps réel. Car tu restes un être humain vivant, avec des besoins primaires comme manger, boire et dormir. Si ton corps ne fatigue pas, ton cerveau, lui, fatigue. Ce jeu, après tout, se passe entièrement dans ta tête.

— Donc il est possible d'être « fatigué » ?

— C'est ça. Ce sont les signaux d'alerte envoyés par ton cerveau pour te dire que tu as eu ta dose pour la journée et qu'il faut que tu le laisses se reposer, lui aussi.

Progressivement, j'assimilais les informations concernant Skyline Emrys, me permettant à nouveau de songer à l'avenir, d'avoir des projets, des envies. Car dans ce monde, tout était possible. Tout. Alors j'avais bien l'intention, moi aussi, de n'avoir aucune limite.

— Je...

J'allais encore poser une question, mais je m'interrompis. Cela concernait la fin du jeu. Pouvions-nous toujours y jouer une fois que nous l'aurions fini ? Néanmoins, ma question était sans importance pour le moment, d'une car je n'étais pas rendu là, et de deux parce que si la réponse était négative je partirais vaincu d'avance et ne l'achèverais jamais.

Shaïn m'interrogea du regard. Il me faisait autant rire que Lucas, mais pour des raisons différentes. C'était à cause de ses cheveux en bataille, qui lui donnaient un air un peu négligé et cool à la fois.

Je secouais la tête et marchais jusqu'à la prochaine intersection des chemins. Il y avait trois directions différentes au choix : l'une menait à la prochaine zone, une autre retournait vers Bellal – celle d'où nous venions – et la dernière nous emmènerait vers un autre village, l'endroit de la quête.

Je mis les poings sur les hanches au moment où mon compagnon d'aventure me rejoignait.

— Je crois que je vais aimer ce jeu ! Existe-t-il un moyen de se déplacer plus rapidement ?

Shaïn réfléchit.

— Pour le peu que j'en sais, à part les portails de téléportation d'une ville à une autre et les voyages intermondes entre capitales, il n'y a rien d'autre. Les PNJ utilisent des chars à bœufs, mais tu iras plus vite en marchant.

— En effet.

— Peut-être par une récompense pour un boss ou un gros évènement.

— Je vais surveiller ça de près, alors.

Nous allions poursuivre vers la quête principale lorsqu'une sonnerie stridente, qui semblait venir de partout à la fois, résonna dans tout Skyline Emrys pour l'annonce la plus entendue en simultanée dont j'eus jamais été témoin.

— Votre attention s'il vous plaît. En raison d'une électrocution du serveur administrateur du jeu dû à un violent orage, des anomalies ont commencé à apparaître dans le système. Nous faisons actuellement tout notre possible pour réparer les dommages et les impertinences dans les plus brefs délais. Merci de votre compréhension.

Shaïn se tourna vers moi, embêté.

— Tu crois qu'Aramise a réussi à se déconnecter entre-temps ?

J'ouvris mon menu puis le registre d'amis. Pour moi, elle était toujours connectée. Ma carte le confirmait également. Sa position avait changé depuis la dernière fois, mais elle était toujours là.

— Il faut croire que non.

Il consulta l'heure. Il était presque minuit.

— Ça commence à être problématique, leur électrocution, râla-t-il en fermant son menu. J'ai des exams à réviser demain !

Il était vrai que cette déconvenue était de taille et se transformait, pour un jeu en réalité virtuelle, en guet-apens. Sur un jeu ordinaire, cela n'avait pas d'importance. Cela ne nous empêchait pas de manger, de dormir, de travailler à côté. Dans le pire des cas, on pouvait toujours forcer la déconnexion en débranchant carrément l'ordinateur.

Pas dans Skyline Emrys.

— Bon eh bien, moi je vais aller dormir, décida Shaïn en ouvrant son menu.

— C'est possible aussi ?

— Eh oui. Pendant ce temps-là, ton cerveau peut se reposer, lui aussi ; et moi je suis actuellement assez fatigué pour faire une sieste virtuelle d'au moins six heures ! Tchao !

Je le saluais et le remerciais et il repartit en direction de Bellal. Il quitta le groupe que nous avions formé mais demeura dans ma liste d'amis.

Je demeurais donc seul à réfléchir. Devais-je suivre son exemple ou continuer ? Je me sentais encore capable de poursuivre, mais l'avertissement de Shaïn me hantait un peu. Tout dépendait de notre corps réel, et plus particulièrement de notre cerveau. Et si un usage trop intensif de l'Infinity Drive causait des séquelles irrémédiables sur le cerveau ? Cela faisait cinq heures que j'étais connecté et je n'avais pas mangé. De toute façon, je ne pouvais pas me déconnecter. Autant aller de l'avant.

J'arrivais finalement à la fameuse bergerie dont nous avait parlé l'instructeur Tulis. D'autres, joueurs, peu nombreux, faisaient déjà face aux loups. D'autres bugs étaient survenus et d'autres interviendraient encore, mais je n'allais pas m'arrêter pour si peu.

Battre l'engeance de Geri et Freki, les loups du dieu Odin, ne fut pas une mince affaire. Pourtant de niveau 1, comme nous, les battre fut plus ardu que je ne le pensais et je failli bien y laisser ma peau. Un joueur ou deux, en tout cas, eux, y laissèrent la leur. Il leur faudrait reprendre à un sanctuaire ou à Bellal. En tout cas, on ne les revit pas et la quête s'acheva en tuant le dernier loup, sans eux.

Une cinématique se déclencha à la fin de l'évènement pour nous montrer la colère d'Odin et la joie des hommes pour cette modeste victoire, puis on nous envoya un message. C'était l'instructeur Tulis qui réclamait après nous. Il nous fallait donc retourner à Bellal, maintenant.

Je ne regrettais pas d'avoir continué. Je venais enfin de passer au niveau 2, j'avais gagné quelques pièces, de la fourrure de loup céleste, et un croc de loup. J'ignorais à quoi ces objets me serviraient, mais je pensais que cela avait à voir avec les métiers.

Il était 2h41.

A présent, j'étais vraiment fatigué. Mais, d'une tous les lits de Bellal devaient être loués à cette heure ; et de deux, si je poursuivais jusqu'au matin où je pourrais me déconnecter, je me coucherais aussitôt pour dormir jusqu'au milieu de l'après-midi, mettant en rogne mon père tout en faisant en sorte de ne pas le voir. D'une pierre deux coups. Le seul point négatif de cette solution : Jessica. Car cela impliquait que je ne pourrais pas la voir avant un moment.

— Et puis tant pis, marmonnais-je en me frottant les yeux, signe évident que mon cerveau fatiguait.

Jouer dans ces conditions pouvait être dangereux, mais au point où j'en étais...

Je poursuivis donc ma route pour faire une boucle et regagner Bellal tranquillement. J'avais moi aussi quelques bricoles à vendre et, avec l'argent récolté, j'avais l'intention d'acheter un meilleur équipement. Je voulais surtout changer d'armure puisque tout le monde avait la même, terne et grise, basique et pratiquement inutile. J'avais également besoin de changer d'arme. Il y avait certainement de meilleures épées en vente quelque part, plus puissantes et plus jolies, que je pourrais me procurer.

Je tins bon jusqu'à six heures du matin. J'étais reparti à l'aventure et avais découvert une nouvelle ville, perchée sur une colline aux environs boisés. On y trouvait tout autour des niveaux 3 et 4, supérieurs au mien donc. Mais il me fallait tuer le temps en attendant de pouvoir me déconnecter. J'avais donc pris à cœur un métier que, dans la vie réelle, j'aurais voulu pouvoir exercer : explorateur. J'avais aidé une joueuse sur le point d'être exterminée alors qu'elle avait presque achevé le loup qui l'attaquait. A l'inverse, deux joueurs m'avaient évité une mort douloureuse lorsque j'étais tombé, par hasard, sur un bandit de niveau 3, mais vétéran – c'était une sorte de mini boss dans son genre – ce qui voulait dire qu'il valait mieux avoir quelques niveaux de plus que lui pour avoir son équivalent en attaque et en défense.

M'asseyant sur le rebord de la fontaine de cette nouvelle ville, Arun, je baillais un grand coup. Il était grand temps de décrocher pour cette fois. Mon cerveau était à bout.

— Allez... Déconnexion.

Ils n'avaient pas donné de nouvelles concernant le problème de connexion et de déconnexion. Peut-être que tout était retourné à la normale.

J'ouvris le menu, sélectionnais l'onglet déconnexion.

« Êtes-vous sûr de vouloir vous déconnecter ? »

Bon, ça avait l'air de fonctionner.

« Oui. »

« Nous sommes incapables pour le moment de traiter votre demande. Code erreur 753 6810 223. »

Finalement non.

— Et zut. Il faudrait une coupure de courant générale pour nous déconnecter de force et corriger correctement ce bug avant de rouvrir le jeu pour les joueurs.

Jessica serait même bien capable de m'ôter le casque de force, sans savoir qu'une aiguille était plantée dans ma nuque, tiens.

Je me frappais le front. Bien sûr ! Ne me voyant pas descendre pour le petit-déjeuner, elle viendrait me voir et m'éjecterait de force du jeu. J'imaginais déjà sa tête lorsqu'elle apprendrait que j'avais passé la nuit dans ce jeu, en totale immersion dans une réalité virtuelle...

Je n'avais plus qu'à attendre dix heures, si le problème n'était pas résolu d'ici là. Jess savait que j'étais matinal. En général, le matin, s'était presque moi qui l'attendais. Elle comprendrait qu'il y avait quelque chose d'anormal, mais cela ne l'inquiéterait que lorsque Lucas et Kyle seraient levés, aux alentours de dix heures. De plus, j'avais verrouillé la porte. Jess n'en connaissait pas la combinaison qui permettait de l'ouvrir – je n'avais jamais utilisé le système de verrouillage jusqu'à ce jour. Il faudrait faire intervenir un serrurier électronique, ou bien enfoncer la porte avec les outils adaptés.

Finalement, j'allais peut-être devoir attendre jusqu'à onze heures.

Cela ferait bientôt douze heures que j'étais dans le jeu et j'étais sérieusement à bout. Il me restait presque cinq heures à attendre que quelqu'un me débranche de force. Je pouvais tout aussi bien passer le temps qui me séparait de ma déconnexion forcée à dormir.

Je me levais donc et m'éloignais de la fontaine à laquelle je m'étais arrêté pour aller louer une chambre à l'auberge. A Arun, les prix étaient plus élevés qu'à Bellal. Je me résolus donc à retourner à la ville de départ. Je gagnais le portail de téléportation qui me ramena à la ville où j'avais rencontré Shaïn. Là, je pus profiter de ce que certains joueurs s'étaient déjà levés pour prendre un lit dans une auberge.

Je m'endormis en songeant à une drôle de chose : si de tels problèmes survenaient de temps à autre, je ferais mieux d'investir dans l'immobilier du jeu. Avec de la chance, j'aurais la véritable impression d'être libre de mener la vie de mon choix.

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