53 - Le silence


Tout le monde l'avait entendue et cessa de parler pour se tourner vers nous. Si cela avait été possible, une sueur froide aurait coulé dans mon dos. A défaut je frissonnais.

— Les Marchands de Sable ? Des traîtres ? demanda Shaïn.

— Oui, confirma Sohona. Ce sont eux qui nous ont envoyées dans une cellule de confinement avant de nous lâcher ici.

— Ce sont des players killer, résuma Eléa en passant ses bras autour d'elle-même comme si elle avait froid.

Il y eut un silence pesant.

Les Marchands de Sable avaient intégré l'Alliance de façon très chaotique six mois plus tôt. Et malgré que les chefs de l'Alliance aient fermé tout recrutement, ils avaient finalement été acceptés. Depuis, nous avions donné beaucoup de notre temps pour les former. Pour être poignardés dans le dos, au final.

— C'est ma faute, souffla Mira avec une grimace dépitée. C'est grâce aux Dragons du Ciel qu'ils sont entrés dans l'Alliance. C'est à cause de ma sœur et moi.

Shaïn garda le silence. Il était présent quand Atlantis avait plaidé en faveur de cette jeune guilde qui avait demandé à les rejoindre dans l'effort de guerre.

— L'un de leurs officiers est un ami à nous dans la vie réelle, poursuivit Mira. On ne pensait pas... On n'aurait jamais imaginé...

— Tu n'y es pour rien, Mira, soupira Aramise. On ne connait jamais vraiment les autres. On a tous notre jardin secret. Et dieu seul sait ce qui à pu se passer dans la tête de votre ami ces quatre dernière années...

— Ou sont-ils maintenant ? demanda Iriko d'une voix dure.

Tout le monde balaya le paysage désolé du regard, à la recherche d'un indice sur la localisation des traîtres.

— Allez savoir..., marmonna Sohona.

Shaïn tapa dans ses mains pour que tout le monde se ressaisisse :

— Quoi qu'il en soit, on dégage d'ici, maintenant.

Mira envoya un message à sa sœur pour la prévenir. Atlantis au moins était en sécurité au QG. Les cellules de confinement ne fonctionnaient que dans les zones d'exploration.

— Tirons-nous, acquiesça Wayann. Cet endroit me donne la chair de poule.

M'assurant qu'Ilya restait près de moi, je descendis du promontoire rocheux avec les autres.

Il n'y avait toujours pas un bruit aux alentours. Tout était calme et la cendre assourdissait tous les sons comme l'aurait fait de la neige. Il faisait noir et il ne semblait pas y avoir âme qui vive – ou non – à la ronde. Mais avec une armure en essence spectrale comme Björn ou Mira, nos ennemis étaient difficilement repérables.

Nous ne les vîmes que lorsqu'ils furent sur nous. C'était comme s'ils nous avaient tendu une embuscade, ce qui était inconcevable pour des avatars sans âme, des PNJ manipulés par Valhalla. Il aurait dû avoir trop de travail à gérer les neuf mondes et les millions de joueurs pour prendre le temps d'insuffler une quelconque forme d'intelligence dans ces coquilles vides aux visages de nos amis. Pourtant, ils étaient là, une douzaine, à nous dévisager de leurs yeux vides et sans âme.

Un violent frisson me secoua de la tête aux pieds.

— Ça ne devrait pas être possible, souffla Iriko, choqué. Une telle attaque devrait être impossible !

Je ne lui jetais qu'un bref coup d'œil. Il était évident qu'il avait des connaissances très approfondies sur le jeu avant même de devenir l'un de ses joueurs. Le problème était que depuis le 11 Avril 2050, Valhalla avait pris les commandes et nous devions depuis lors jouer à sa façon. Toutes ses connaissances étaient donc remises en questions à chaque instant.

Ce n'était pas Iriko le tricheur, c'était Valhalla.

J'attrapais ma claymore en inspirant et expirant profondément afin de calmer mes émotions. Tout le monde était sur le pied de guerre, dos à dos. Et à évaluer notre force globale, notre nombre, notre équipement, et notre état physique et mental du moment, il m'apparut aussitôt que nous ne pouvions pas nous en sortir. Pas tous, en tout cas. Et pour changer, j'étais le plus faible. Il y avait de fortes chances pour que je sois celui qui allait rester sur le carreau, même si je ne parvenais pas à me faire à cette idée.

Nos assaillants non plus ne bougeaient pas, et c'était d'autant plus effrayant. D'ordinaire, les monstres nous attaquaient dès que nous entrions dans leur périmètre. A supposer que se fut le cas dans la situation présente, ils auraient déjà dû s'en prendre à nous, sans réfléchir.

— Supposons qu'ils sont un temps soit peu humains et qu'ils ont la capacité de réflexion... ou du moins d'analyse, murmura Iriko quelque part dans mon dos.

— Alors ça veut dire que Valhalla nous évalue et est en train de planifier une stratégie pour nous abattre, comprit Mira.

— Y a des chances, gronda Shaïn. C'est l'Homme contre la Machine pour ce coup-là.

— Tu oublies que nous partons avec un handicap de taille : nous sommes justement dans le monde de la Machine. A sa merci, rappela Ilya.

Je serrais les dents, comme eux tous :

— Restez vigilants, les sermonnais-je en fouillant aussi vite que possible dans mon inventaire.

Si nous n'avions pas de stratégie, il ne resterait bientôt plus de moi qu'un nom sur le monument aux morts de Skyline Emrys à Bellal.

— Eh, Ara ! Utilise ce que je viens de t'envoyer ! l'interpellais-je à la hâte.

Surprise, mon amie ouvrit le colis que je venais de lui adresser :

— Ouah ! Des dagues volantes en essence spectrale solidifiée ! Mer...

Elle n'eut pas le temps de formuler correctement ses remerciements, encore moins d'équiper ses nouvelles armes, car les douze attaquants qui nous encerclaient se jetèrent sur nous en même temps.

J'étais dépassé. Mon cerveau était dépassé. Il commençait à y avoir des interférences dans mon jeu. Cette situation improbable, la peur de la mort, la peur de la mort des autres, la colère, l'injustice, mais aussi et surtout la fatigue de mon cerveau additionné à ma santé plus qu'alarmante n'aidait pas mon vieux centre cérébral usé à mieux gérer le flux de décharges électriques qu'il échangeait au quotidien avec l'Infinity Drive.

Une épée me frôla, un bouclier me percuta. Je me sentis voler une fraction de seconde, sonné. Puis je me retrouvais aux pieds d'Azril qui trébucha sur moi. Évitant un fléau d'armes, il m'aida rapidement à me relever avant de retourner dans la mêlée.

Personne ne parlait. Les monstres aux visages de nos amis n'émettaient pas un son, et mes compagnons ne poussaient que des cris d'effort ou de colère. Au côté d'Aramise, le petit dragon des glaces, Fafnír n'était pas en reste dans ce combat à mort.

Et puis je me rendis compte que nous allions inévitablement perdre face à eux. Ils allaient nous submerger.

— Sohona ! hurlais-je pour attirer son attention. Un cercle de feu !

Sans réfléchir, elle obéit aussitôt et un anneau de feu nous sépara de nos ennemis, nous laissant quelques secondes de répit pour reprendre notre souffle et évaluer la situation fatidique dans laquelle nous nous trouvions.

L'heure était critique.

— Il faut les paralyser pour les éliminer un par un, expliqua Iriko. On n'y arrivera pas si nous devons les repousser tous en même temps sans nous concentrer sur un en particulier.

J'avisais ma jauge de PV et celle de mes amis. J'avais la plus basse, ce qui me donnait une idée suicidaire en dépit de mon soudain désir de vivre.

— Je ferai diversion, décidais-je d'une voix ferme. Pendant ce temps-là, vous n'aurez qu'à concentrer votre attaque sur l'un d'entre eux.

Shaïn secoua la tête :

— Tu es celui d'entre nous qui as le moins de PV. C'est trop risqué.

— Justement, répliqua Mira à ma place. S'ils raisonnent comme des humains, ils vont naturellement s'attaquer à lui.

— Mais...

— Pas de mais ! intervint Sohona d'une voix stridente. Le feu va s'éteindre, tenez-vous prêts !

Je n'eus pas le temps de jeter un coup d'œil à Ilya, mais je n'avais pas besoin de la regarder pour savoir qu'elle désapprouvait mon idée, même si elle comprenait mon geste, raison pour laquelle elle était demeurée silencieuse.

La stratégie, rudimentaire, se révéla payante. Les avatars avaient effectivement tendance à me suivre plus facilement car j'étais à la fois le plus faible et celui qui avait le moins de PV. C'est ainsi qu'un premier tomba. Puis un second, un troisième, un quatrième, un cinquième...

Mes PV avaient à présent atteint un seuil critique, mais faire en sorte que ma vie sauve la leur me convenait. Je perdrais la vie de toute façon. Si ce n'était pas maintenant au combat, ce serait bientôt à cause de mon cerveau.

Il ne me restait que peu de temps à vivre de toute façon, et j'en avais conscience.

Enfin, nous vîmes le cauchemar arriver à sa fin lorsqu'il n'en resta plus que trois. Nous étions tous dans un sale état, mais nous pouvions encore nous en tirer. Je m'en étais enfin convaincu à mesure que la situation basculait en notre faveur. J'allais peut-être vivre, finalement.

Oui, le cauchemar sembla arriver à son terme avant de basculer brusquement vers son apogée, quand la barre de PV d'Aramise tomba sous la mienne, à un tel extrême que le moindre coup pourrait à présent lui être fatal. Ce simple changement fit que, de moi, le centre de l'attention de nos ennemis passa sur elle.

Nous nous acharnâmes comme des forcenés pour les achever. L'un d'eux tomba et il n'en resta plus que deux. Mais il en fut un qui parvint à atteindre Aramise. Fafnír se redressa de toute sa taille en sifflant pour protéger sa maîtresse qui s'apprêta à esquiver l'attaque. Elle para la première, mais ralentie par un nombre incalculable de raisons, ne parvint pas à esquiver la seconde.

Une hache se logea dans sa poitrine et le temps s'arrêta.

Dans un ralenti improbable, je la vis basculer en arrière, les yeux écarquillés de terreur et de douleur. Son regard rencontra le mien une fraction de seconde et je vis ses lèvres remuer sans en comprendre tout d'abord le sens, mon cerveau paralysé par un état de choc violent.

— Dis à mon frère que je suis désolée.

J'aurais voulu lui dire qu'elle devait s'excuser elle-même auprès de ce grand-frère auquel elle avait désobéit en se connectant au jeu ce jour-là, mais elle explosa en millions de pixels colorés, donnant pour un moment seulement quelques couleurs à ce monde sordide.

— ARAMISE !

Je ne su pas qui cria. Peut-être moi, ou tout le monde à la fois. En tout cas, elle fut la seule à mourir, ce jour-là. J'aurais voulu guetter son retour, mais je savais à présent qu'elle ne reviendrait plus. Elle ne laissa derrière elle que le silence. Le silence assourdissant de son absence.

— Aramise !

J'aurais voulu tomber à genoux et la serrer contre moi tandis qu'elle mourrait. J'aurais voulu même serrer son cadavre contre moi tandis qu'il refroidissait. J'aurais voulu hurler une douleur insupportable à endurer tandis que toute mon âme se dissolvait dans la perte et le chagrin. Mais mon cerveau choqué ne réagissait plus, et c'était trop tard pour tout cela. Trop tard pour lui dire à quel point elle comptait pour moi, trop tard pour lui dire que je trouvais par moment ses bavardages insupportables. Trop tard pour lui dire au revoir. Trop tard pour tout le reste. Elle n'était déjà plus là.

Absente.

A la place ne restait que le vide, et nous, moi, pétrifiés. Je ne bougeais pas, ne disais rien, fixant le lieu où elle venait de disparaitre avec incrédulité. Aramise, morte ? C'était forcément une plaisanterie. Une très mauvaise plaisanterie.

Iriko se déchaîna soudain comme un ouragan, comme si la violence était la seule façon pour lui en cet instant d'évacuer un trop plein d'émotions vivaces et insurmontables. Ce faisant, il acheva à lui seul les deux assaillants restant avant de rester planté là, les dents serrées, la tête et les épaules basses. Shaïn jetais des regards hagards autour de lui, comme s'il s'attendait à ce qu'Ara réapparaisse soudain quelque part en nous sermonnant pour ne pas l'avoir attendue. Ilya, elle, se laissa tomber à genoux dans la cendre, ses bras serrés autour de sa poitrine, tremblante et pliée en deux, luttant vainement contre des larmes qui coulaient en flots ininterrompus de ses yeux verts.

Stupeur et incompréhension.

Absence et douleur.

Pas un mot, seulement le silence.

Et le vide.

Ce fût l'écran blanc qui apparut dans l'interface d'Ilya qui me tira de ma torpeur macabre. Elle n'y jeta pourtant pas un seul regard elle-même, trop anéantie par la perte que nous venions de subir, par ce vide lancinant qui n'avait pas de limite.

Azril s'était assis par terre, la tête dans les mains, tandis que Wayann s'était détourné vers l'horizon pour cacher son immense chagrin, les dents et les poings serrés. Eléa et Sohona se serraient dans les bras l'une de l'autre pour consoler leur chagrin en pleurant.

Comme si mon âme s'était détachée de mon corps, je me vis me pencher vers Ilya :

— Ilya, appelais-je d'une voix que je ne reconnus pas moi-même. Regarde...

En fait, je ne comprenais rien au message qui s'affichait devant elle. Peut-être en saurait-elle davantage. Mais elle m'ignora pendant un moment, profondément repliée sur sa perte et ce vide dans sa poitrine que la disparition d'Aramise avait laissé derrière elle.

Puis, à force d'insistance et parce qu'elle commençait à surmonter le choc, elle releva enfin la tête et s'essuya les yeux.

— Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-elle.

— Justement, je n'en sais rien, avouais-je.

— Ça dit que je suis devenu une Valkyrie.

— Valkyrie ? répéta Sohona en se redressant brusquement.

Nous regardâmes vers elle.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Ilya à son amie.

Sohona leva les yeux vers la lune sanglante :

— D'après la mythologie nordique, cela veut dire que tu es la dernière survivante... Mais la dernière survivante de quoi ?

Ilya relut le message encore une fois, comme si cela avait plus de sens pour elle que cela n'en avait pour moi :

— La dernière survivante des Filles du Gel, murmura-t-elle enfin.

— Q-Quoi ? balbutia Eléa, hébétée.

Cela n'avait clairement de sens pour personne, et Iriko était trop prostré pour nous apporter le moindre éclaircissement sur le sujet. Peut-être, d'ailleurs, n'avait-il pas la réponse.

— On ne devrait pas rester là, nous mit en garde Mira. D'autres peuvent venir à tout moment.

Et comme j'aidais Ilya à se relever, je failli m'étrangler et la lâcher :

— Ilya... Tes oreilles !

Elle me dévisagea avec crainte, palpant ses oreilles avec appréhension.

— Quoi mes orei... Mes OREILLES !

Car à présent, elle avait l'extrémité de ses oreilles pointue. Était-ce lié à son nouveau statut de Valkyrie ?

— Il faut partir, nous interrompit Iriko, les dents et les poings serrés. Il faut partir, maintenant, avant que d'autres ne meurent en vain !

Sachant qu'il avait parfaitement raison et qu'il ne fallait évidemment pas le contrarier après le choc que nous avions subit – lui en particulier – j'attrapais la main d'Ilya, bousculait Shaïn de l'épaule pour qu'il se ressaisisse, et m'élançais en courant vers la ville et son portail, souhaitant quitter ce monde de mort pour toujours.


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