52 - Terre de cendres


Mais un début de solution fut trouvé non pas par notre mystérieux ami mais par Wayann :

— Elles n'étaient pas seules, après tout, raisonna-t-il. Trouvons déjà les Marchands de Sable restant et voyons avec eux pour trouver une solution. Certains de leurs membres, partis avec elles, doivent être coincés là-bas eux aussi.

A ce stade, c'était ce qu'il y avait à faire de plus sensé. Il faisait nuit, nous étions fatigués et effrayés. Foncer dans le tas tête baissée n'aurait pour seul effet que de nous faire tuer.

Shaïn souffla profondément pour reprendre ses esprits :

— Je vais contacter Atlantis et les autres maîtres de l'Alliance pour les prévenir du problème. Rentrons à Argoat ; il n'y a rien que nous puissions faire ici.

C'était comme si les quatre filles avaient tout simplement disparu. Envolées.

J'étais plus nerveux que je ne l'avais jamais été de toute ma vie. Ilya était quelque part hors du jeu, hors d'atteinte, hors de sauvetage, et pourtant toujours sous la domination toute puissante de Valhalla. Et il n'y avait rien que je pouvais y faire. Sans compter qu'Aramise, Eléa et Sohona étaient dans la même situation précaire.

De retour à Argoat, je fis les cents pas dans le salon avec les autres, silencieux. Si j'avais pu, je me serais probablement rongé les ongles jusqu'au sang.

Soudain, ce que nous attendions tous arriva : un écran clignota devant Shaïn qui s'empressa de l'ouvrir. C'était Atlantis, en direct de Niflheim. Elle avait l'air éreintée, elle aussi.

— Ah, les Fils de la Lumières, nous salua-t-elle.

— Tu as des nouvelles des Marchands de Sable, ou de quoi que ce soit ? demanda aussitôt notre maître de guilde.

Elle secoua la tête, navrée :

— En revanche, ce que vous rapportez-là comme information sur ces unités de confinement permet d'élucider certains mystères de longue date jusqu'ici irrésolus.

— C'est-à-dire ?

— Depuis quelques années, les Lithium se sont donné pour mission de traquer les players killer. La Confrérie des Chevaliers, elle, est restée proche des joueurs solo, ceux qui n'ont toujours pas de guilde ou qui n'en veulent pas. Or, depuis trois ans, ils rapportent un nombre croissant de disparitions inexplicables. Le confinement pourrait en être la raison.

— C'est possible, acquiesça Iriko. Mais ce qui nous intéresse pour le moment c'est de ramener les filles coûte que coûte !

Atlantis eut l'air sincèrement peinée :

— Je suis désolée, je ne vois pas ce que je peux faire d'autre pour le moment.

Iriko s'apprêtait à vociférer quelque chose lorsque nous vîmes Mira arriver en courant dans le dos de sa sœur, l'air alarmée. Elle ne lui adressa d'ailleurs pas un regard, ne nous salua même pas, mais s'adressa directement à nous, penchée sur l'épaule de sa sœur pour s'assurer de notre attention.

— Je les ai retrouvées ! Elles sont à Helheim !

Je n'eus même pas le temps de m'interroger sur l'impossibilité de cette assertion, ou sur quoi que ce soit d'autre. Je pris mes jambes à mon cou et utilisais mes compétences de vitesse à leur extrême limite, pour aller aussi vite qu'il était possible. Chaque seconde de perdue était comme un flot de sang qui s'échappait, chaque expiration un coup de couteau dans le dos, chaque battement de cœur une aiguille dans ma poitrine.

J'entendis tout juste Atlantis crier, sans doute pour nous retenir, que je franchissais déjà le seuil de l'appartement, Iriko et les autres sur mes talons.

Je n'avais pas vraiment le niveau pour me rendre à Helheim, et d'un autre côté je l'avais largement. Tout dépendait de ceux que nous rencontrerions sur place, mais en cet instant cela n'avait aucune importance. Des vies étaient en jeu et la mienne ne valait de toute façon plus grand-chose. Non pas qu'elle ait eut une quelconque valeur dès le début...

Comment les filles avaient-elles pu disparaitre à Jötunheim et réapparaitre à Helheim ? Je n'en avais pas la moindre idée, mais Mira avait raison, elles y étaient. Je pouvais à nouveau les localiser sur ma carte et je ne voyais qu'elles. Qu'elle. Je n'avais pas de temps à perdre, pas le temps de leur envoyer un message. Mon sentiment d'urgence était absolu. Nous avions déjà trop souffert.

J'aurai voulu ne pas m'arrêter une fois parvenu à Helheim, mais c'était la première fois que je venais et cela me fit l'effet d'un électrochoc. Je ne m'arrêtais pas, mais je ralentis malgré moi, le cœur serré.

Le paysage était morne, froid, lugubre, mort. Il faisait nuit et tout était plongé dans les ténèbres que seule la lune rouge sang éclairait faiblement de ses lueurs pourpres détestables. Il y avait une brume épaisse et opaque, doublée d'une pluie continuelle de cendres qui donnait l'illusion qu'il neigeait. Tout était noir et les arbres morts tendaient leurs moignons mutilés et difformes, couverts de cendres, vers la lune cruelle et sanglante qui les regardait chaque nuit avec indifférence.

Helheim empestait la mort, le sang, la désolation et le malheur.

Mon cœur se serra et mon estomac se contracta douloureusement. J'eus envie de fuir, ou tout du moins de détourner les yeux, mais le chaos d'Helheim était partout autour de moi. Sur ces terres mortes et arides recouvertes d'un voile de cendres et où régnait un silence absolu et terrifiant, tous les joueurs de Skyline Emrys morts jusqu'ici se promenaient comme des fantômes en quête de salut, contrôlés par Valhalla, avec la volonté de nous tuer. Pourtant, ils n'étaient rien de plus que des coquilles vides.

C'est lorsqu'Iriko me doubla sans ralentir, à pleine vitesse, que je réalisais que je m'étais arrêté. Alors, sans perdre davantage de temps, je repris ma course en enfer en espérant que nous n'arriverions pas trop tard. Nous étions encore loin du lieu où les filles se trouvaient et nous ne connaissions pas cet endroit. Tout pouvait arriver d'ici à ce que nous les retrouvions.

— Eh ! Attendez ! cria une voix féminine derrière nous. ATTENDEZ !

— Mira, entendis-je Shaïn souffler, surpris, en s'arrêtant pour l'attendre.

Mais la jeune femme le doubla sans lui accorder le moindre regard, me dépassa également, et fonça droit sur Iriko qui filait comme le vent en laissant derrière lui des traces de pas dans le tapis de cendres.

— Iriko ! IRIKO !

Soit il n'entendait pas, soit il faisait la sourde oreille. Dans les deux cas, elle parvint à le rattraper et l'obligea à s'arrêter pour la regarder en face.

— Mais merdre à la fin, Iriko, écoute-moi !

— Lâche-moi ! tempêta mon ami. Elles sont en danger !

Il s'élançait à nouveau mais elle le retint fermement. Nous les rejoignîmes.

— PUTAIN DE BORDEL DE MERDE, TU VAS M'ÉCOUTER A LA FIN ?!

La violence de ses propos nous choqua tous, nous clouant sur place. Mira la Douce, Mira la Timide, Mira l'Ombre d'Atlantis. Nous ne connaissions pas cette facette de sa personnalité jusqu'ici bien cachée. Iriko nota également le changement dans son comportement et se tourna vers elle, nerveux :

— Quoi ?

Lui non plus n'était pas comme à son habitude. Son sang-froid légendaire s'effritait à vue d'œil, laissant place au même sentiment d'urgence qui m'étreignait et m'oppressait.

— Nous avons cartographié Helheim comme nous avons pu. Or, la zone dans laquelle les filles se trouvent est... C'est la zone de ceux-là même qui sont morts à Helheim.

— Je sais ça, merde ! cracha Iriko, le regard noir. Merde ! Merde, merde, merde !

Et il reparti sans attendre. Je le talonnais aussi vite que possible, galvanisé par sa peur. Oui, cette peur me donnait des ailes. Car si Iriko perdait son sang-froid et ses moyens, s'il était terrifié comme maintenant, alors nous étions dans la merde. Comme jamais.

Si la zone dans laquelle les filles avaient atterrit regroupait tous les joueurs morts à Helheim, alors cela voulait dire qu'actuellement on ne pouvait pas trouver plus dangereux dans tout Skyline Emrys. Nous pouvions nous en sortir si nos adversaires avaient notre niveau, mais s'ils étaient bien au-dessus, nous allions tous mourir aujourd'hui.

— Iriko ! Lyall ! cria Mira derrière nous. Si vous y aller, vous êtes tous morts !

On était déjà morts, de toute façon.

Soudain, Iriko dégaina ses deux épées d'un seul mouvement, sans cesser de courir. Tous mes sens numériques en alerte, je guettais un infime changement dans le décor cendreux et cadavérique. Je ne le vis pas immédiatement à cause de son armure de couleur étrange qui se fondait parfaitement dans le paysage, tel un caméléon. C'était à cause de l'essence spectrale solidifiée dont cette armure était faite.

Lorsque je dégainais ma claymore, j'entendis Shaïn dégainer son épée. Azril, Wayann et Mira étaient juste derrière.

— C'est..., déglutit Wayann en avisant le colosse qui approchait.

— Björn, des Fils d'Odin, répondit Mira en serrant fort ses deux poings sur la garde de son sabre. C'était l'un des officiers d'Odin II, et l'un de ses plus proches amis. Il est mort ici il y a deux semaines.

— Quelle horreur...

Quand je compris qu'Iriko n'avait pas l'intention de s'arrêter pour le combattre, je ne me posais pas davantage de questions et gardais le rythme, restant dans son sillage.

— On vous le laisse ! criais-je par-dessus mon épaule.

— T'as dit quoi ?! s'étrangla Azril, blême.

Shaïn et Mira échangèrent à peine un regard et s'élancèrent après nous, Azril et Wayann avec eux, Björn sur les talons.

Maintenant que Mira avait révélé son identité, il me rappelait vaguement quelque chose. Or, d'après mes souvenirs, il était resté exactement le même. En apparence, du moins. Car dorénavant il n'était qu'un pantin, un PNJ contrôlé par Valhalla. Une coquille vide. L'homme qui l'avait autrefois contrôlé était mort.

Là encore, je ne parvenais pas à me rendre compte de la monstruosité que cela représentait, à prendre la mesure de la cruauté avec laquelle Valhalla jouait avec nos morts pour anéantir ce qu'il restait des vivants. Néanmoins, la présence de Björn, aussi sinistre fût-elle, apportait au moins une bonne nouvelle : nous étions arrivés dans la zone des morts d'Helheim, et donc nous étions tout près des filles.

Soudain, je les vis. Elles s'étaient regroupées au sommet d'un amoncellement de rochers noirs qui surplombaient légèrement les environs. Les avatars de joueurs morts migraient vers elles comme des papillons attirés par la lumière. Tout en haut, debout sur le plus haut rocher, je discernais Ilya avec sa longue chevelure qui paraissait grise à cette distance et dans l'obscurité de la nuit. Mais elle était vivante.

Brusquement, je m'étalais de tout mon long dans la cendre. Iriko ne se retourna même pas, filant à la vitesse de la lumière. Shaïn, lui, m'aida à me relever et reprit sa course en m'entraînant sans ménagement avec lui. Mira, Azril et Wayann nous avaient doublés, ne laissant plus que Björn derrière nous.

— C'est vraiment la merde... Cours ! me cria mon meilleur-ami.

Comme si je ne le savais pas déjà... J'obtempérais.

Nous escaladâmes les rochers et nous retrouvâmes tous réunis, avec un soulagement évident mais plutôt étrange au vu de la situation précaire dans laquelle nous nous trouvions. Tout le monde était bien vivant et en bonne santé – numériquement parlant – c'était le principal dans l'immédiat. Björn nous avait finalement lâchés et nous pouvions profiter d'un court moment de répit avant de devoir faire face à nos ennemis.

— Lyall !

Je n'eus pas le temps de la voir arriver qu'Ilya fût déjà dans mes bras, à me serrer comme si sa vie en dépendait.

— J'ai eu vraiment peur, cette fois, murmura-t-elle contre mon cou.

Sans un mot, je resserrais mes bras autour d'elle comme pour l'envelopper complètement et la protéger. Moi aussi j'avais vraiment eu peur. J'aurais même voulu lui dire que je la protègerais, mais c'était faux. C'était un mensonge. J'étais incapable de protéger qui que ce soit, ils le savaient tous. Je n'avais que mes bras pour la serrer contre moi, mon corps pour la réconforter, et actuellement cela lui suffisait.

Un peu plus loin, Iriko et Aramise expérimentaient le même genre de retrouvailles soulagées que nous, mais leur étreinte ne dura pas aussi longtemps que la nôtre.

Au bout d'un moment, trop rapidement à mon goût, je lâchais Ilya et fit un tour visuel de chacun de mes amis. Ils avaient tous repris de grandes conversations animées. Iriko avait retrouvé son calme et écoutait le récit d'Aramise avec une intense concentration, tandis que Shaïn écoutait Mira d'une oreille distraite, gardant un œil vigilant à la fois sur les alentours et sur Aramise et Iriko. Sohona, Eléa, Azril et Wayann discutaient ensemble à grands renforts de gestes et d'exclamations. Leurs mines sérieuses me rappela que la tragédie n'avait pas encore eut lieu, mais qu'elle pouvait encore nous rattraper. Nous n'étions pas en sécurité.

— Lyall, commença Ilya pour attirer mon attention.

— Humm ?

Je me tournais vers elle, un peu distrait par notre environnement plutôt stressant. Le soulagement passé, elle avait retrouvé son sérieux.

— C'est si grave que ça ? marmonnais-je les dents serrées, en constatant à quel point son regard et l'expression de son visage reflétaient une gravité rare chez elle.

Elle opina sombrement :

— Nous avons été trahis.

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