47 - Essence Spectrale
24 Décembre 2052
Cinq jours après
J'avais de la neige jusqu'aux genoux. Progresser était ardu, sans compter le blizzard qui faisait rage, comme toujours sur cette terre gelée. Ce que je faisais à Niflheim, la veille de Noël, dans cet endroit sombre, glacé et désolé ? La même chose que des années plus tôt, excepté qu'à présent ce monde ne me faisait plus peur. J'avais tant de raisons de craindre d'autres mondes bien plus terribles encore...
Dès que la forteresse des Dragons du Ciel fut en vue, je pressais le pas autant que possible. Seulement, en arrivant au pied de la forteresse, je réalisais que je ne pouvais pas y entrer : aucun Dragon du Ciel ne m'y avait invité. La première personne à laquelle je pensais à demander une autorisation n'était désormais plus de ce monde, ni d'aucun autre d'ailleurs...
— Lyall ?
Cela me fit l'effet d'une bulle m'éclatant par surprise à la figure, me faisant brusquement revenir à la réalité en sursautant.
Bravael se tenait de l'autre côté de la grande porte ouverte que je ne pouvais pas franchir sans l'aide d'un membre de la guilde.
— Bravael ! Je suis heureux de te revoir, le saluais-je.
J'étais sincère. Depuis mon expérience de leader d'équipe à Midgard pour détruire la statue, je ne l'avais pratiquement pas revu. J'étais soulagé de voir qu'il était toujours en vie.
— Plaisir partagé. Tu viens voir quelqu'un ? demanda-t-il avec curiosité.
— Je voulais voir Guilan mais je ne lui en ai pas parlé, avouais-je. Il ne sait pas que je suis ici.
Il eut une hésitation qui dura une fraction de seconde seulement, puis opina et m'invita à entrer. Lui et un compagnon étaient de garde à la porte.
— Je vais me débrouiller pour le trouver, assurais-je une fois à l'intérieur. Merci.
Nous nous séparâmes et je déambulais dans la grande forteresse prise par la glace. La nostalgie me gagna rapidement, et tout ce que je tentais d'oublier depuis des mois me revint à la figure avec la brutalité d'une gifle.
La rencontre avec les Dragons du Ciel dans la Passe des Hurlements. L'Alliance. Nos amitiés. Ces instants volés passés à rire, à se battre. Les joies comme les difficultés. Kallaan venant à notre rescousse. Sa facilité à battre ses adversaires. La météorite en flammes. L'arc-en-ciel de pixels. Ma rencontre avec Atlantis pour tout lui dire. La douleur des Dragons du Ciel et celle des Fils de la Lumière. Le deuil de l'Alliance.
Ces flashs me déstabilisèrent et mon corps cessa de réagir. Mon cerveau, déjà fatigué, eut du mal à gérer le flux d'émotions et de réactions chimiques induites. J'eu du mal à faire fonctionner mon corps, à le contrôler, et je demeurais immobile au milieu du couloir, soudain amnésique.
Une page blanche. Qu'étais-je venu faire ici ? Où étais-je, même ?
Lorsque je parvins à me souvenir de la raison de ma présence et à me ressaisir, je réussi à reprendre le contrôle de mon corps et à le bouger comme avant. Mais avant, c'était quoi au juste ?
Depuis la mort de Kallaan, lorsque mes émotions étaient trop fortes, mon cerveau cessait de faire le relais avec l'Infinity Drive et non seulement je me trouvais incapable de faire le moindre geste, mais en plus j'en oubliais des pans entiers de ma mémoire, parfois même jusqu'à mon propre nom. Avec ça, je commençais dangereusement à entrevoir mes limites, et par extensions celles de Skyline Emrys.
Au moment où j'entrais dans la grande forge de la forteresse, Guilan était penché sur une enclume, sans marteau, sans rien. Il semblait aussi dérouté que moi. Lui aussi avait perdu des amis.
Lorsqu'il me vit entrer, il retrouva aussitôt son humeur bourrue mais chaleureuse. Son regard s'éclaira et il vint lui-même à ma rencontre.
— Lyall, espèce de bon à rien ! Depuis tout ce temps, tu aurais pu venir me voir !
Aussitôt je songeais à ce qui m'avait retenu dernièrement : le fantôme de Kallaan.
— Désolé, Guilan. Ces derniers temps j'étais... incapable de venir en ces murs.
Les murs qui avaient abrités et protégé un ami aujourd'hui disparu.
Il comprit le message et ne fit aucun commentaire à ce sujet. Il s'appliqua plutôt à conserver un air posé et content.
— Bon alors, pourquoi es-tu venu aujourd'hui ?
J'ouvris mon inventaire et lui donnais ce que j'étais venu lui apporter : beaucoup de matière blanche et un peu de matière noire, entre autres.
— Je sais qu'on t'en a sûrement amené depuis et que tu es passé à autre chose entre temps, mais c'était le but de Kallaan lorsqu'il s'est rendu à Vanaheim, alors... Je ne voulais pas qu'il y soit allé pour rien.
Je ne voulais pas qu'il soit mort pour rien. Cette volonté fut d'ailleurs respectée car ma démarche sembla émouvoir le vieux forgeron, troublé.
— Je te remercie, dit-il.
Nous n'étions pas capables de dire plus, ni lui ni moi.
— Alors tu... tu ne te bats plus ? demandais-je en me raclant la gorge comme le silence s'éternisait.
Guilan fit mine de faire l'inventaire de ses stocks.
— Oui. Au début du jeu j'avais du mal à croire que nous étions vraiment enfermé la dedans, que nous jouions nos vies. Ensuite, j'ai voulu me battre. Maintenant, je me rends compte que ce n'était pas une vie pour moi. Je suis trop vieux pour ça, Lyall.
Il se tourna vers moi, me regarda droit dans les yeux :
— Je veux retourner à ma vie, c'est tout ce que je demande.
C'est ainsi qu'il s'était consacré uniquement à la forge, atteignant le rang de Forgeron Mystique. A présent que j'étais certain qu'il avait cessé de se battre sur le front, j'avais conscience qu'il atteindrait bientôt le rang de Forgeron Céleste, redevenant le meilleur forgeron de Skyline Emrys.
A l'écouter parler, je me rendais compte de la grandeur de mon égoïsme. Je ne connaissais aucun d'entre eux ; aucune des personnes avec qui je partageais mon quotidien ou des moments particuliers comme maintenant. Pour tout dire, je ne connaissais rien de leur vie, des raisons qui les avaient poussés à se connecter à Skyline Emrys ce jour-là, ce qu'ils avaient abandonné derrière eux en le faisant. Je n'avais pas laissé grand-chose derrière moi et n'avais pas voulu rentrer, moi, mais qu'en était-il de chacun d'entre eux ? Peut-être avaient-ils une vie de rêve, des amis qui comptaient, une famille aimante, des projets pour le futur, des rêves, un avenir...
Qu'avait perdu Guilan, lui ?
Je me mordis la langue pour endiguer le flot d'émotions et de questions, mais aucune douleur ne survint pour canaliser ça.
— Nous allons trouver la Porte, Guilan, soufflais-je. Deux mondes n'ont pas encore été explorés. Nous la trouverons.
Plus que jamais, pour tous ces joueurs dont j'ignorais tout, je devais trouver cette fichue Porte. Si je ne voulais pas le faire pour moi, je me devais de le faire pour eux. Pour cela, il fallait que nous continuions à arpenter les mondes en chassant, pour devenir plus forts, et espérer la trouver. Mais on ne savait même pas à quoi elle ressemblait, cette fichue Porte !
Guilan croisa les bras, pensif :
— Dis-moi Lyall, à quoi ressemble Svartalfheim ? C'est bien de là-bas que tu me ramène cette matière noire, non ?
Sa question me surprit quelque peu. Je ne pensais pas qu'il s'intéressait tant à la diversité de ces mondes.
— C'est... assez étrange, à vrai dire, commençais-je en rassemblant mes souvenirs. Le peuple qui habite à la surface est celui des Elfes Noirs. Dans les montagnes, sous la terre, c'est celui des nains. C'est le paradis des forgerons par excellence, à ce qu'on dit. Je n'ai pas encore vu leur cité.
Les yeux de mon ami brillèrent :
— Ah ! Que ne donnerais-je pour me rendre au moins là-bas ! Cette cité naine doit être extraordinaire ! Et leurs forges... ! Ramène-moi des photos quand tu iras.
Je voyais à présent qu'il cherchait surtout à changer le sujet de la conversation, peu désireux de parler davantage de cette mystérieuse Porte que cinq millions de joueurs cherchaient en vain depuis deux ans et demi.
J'étais triste pour Guilan car la cité naine était peut-être la seule chose pour laquelle il avait encore de l'intérêt dans Skyline Emrys, et il ne pouvait même pas se rendre sur place car son niveau ne le lui permettait pas. Il aurait fallu mobiliser un escadron entier de joueurs puissants pour simplement s'assurer qu'il reste en vie, avec le risque qu'il se fasse one shot comme Kallaan à cause de son faible niveau.
J'eus alors une sorte de déclic. Guilan ne sortait plus beaucoup car il n'avait pas les moyens de suivre l'avancée rapide de sa guilde. Parallèlement, il était forgeron et aimait cela, cherchant une raison d'exister dans ce monde ou il ne trouvait pas sa place malgré qu'il en ait une chez les Dragons du Ciel. Je pouvais peut-être résoudre tous ces problèmes si je me montrais assez convainquant.
— Guilan, pourquoi n'irais-tu pas voir cela de tes propres yeux ?
Il me fixa sans comprendre. Sans vouloir comprendre.
— Si tu ne veux te contenter de la forge mais relever de nouveaux défis, tu dois atteindre Svartalfheim. Tu dois voir ça par toi-même.
L'idée que j'avais en tête était farfelue. De plus, je l'incitais à se mettre en danger, ce qui n'était pas mon genre. S'il venait à lui arriver quelque chose, je me sentirai éternellement responsable. Mais...
— C'est...
Une lueur d'intérêt passa dans son regard mais s'éteignit aussitôt. Il me fit signe d'abandonner.
— C'est trop tard pour moi. Mais vous, les jeunes, battez-vous, ne baissez jamais les bras. C'est gonflé de ma part, mais battez-vous pour tous ceux qui ont abandonné. Lyall, tu dois aller jusqu'au bout. Tu peux aller jusqu'au bout.
Je fronçais les sourcils. J'avais les mêmes convictions que lui, pour autant...
— Très bien, faisons un marché équitable, proposais-je.
Il haussa un sourcil, surpris. Je lui énonçais ma vision des choses :
— Je me bats jusqu'au bout et tu vas jusqu'à Svartalfheim. Fait-le à ton rythme mais fait-le. Peu importe le temps que cela prendra. Peut-être que nous trouverons la Porte avant. Qu'importe ? Tu auras un objectif. Nous sommes ici alors profite de tous les aspects de cette vie, à commencer par la diversité des mondes. En échange, je m'engage à me battre pour toi, pour vous, pour tous ceux qui ont baissé les bras.
Il grogna. Je n'avais pas encore gagné la partie.
— Toi tu as des personnes sur qui compter. Celles qui comptent pour moi, ici, sont mortes ou rendues trop loin. Je ne le ferais jamais seul, alors avec qui pourrais-je le faire ?
— Avec moi, lorsque je le pourrais. Avec Atlantis, Mira, tous les Dragons du Ciel. Si je ne me trompe pas, vous êtes plusieurs centaines. Si chacun donne au moins un jour de son temps, si tout le monde aide pour les boss de donjon, tu y arriveras.
— Lyall a raison, Guilan. Nous te devons au moins ça.
Nous nous retournâmes, surpris d'être interrompus dans ce que j'avais pris pour une conversation privée. C'était Atlantis qui venait d'entrer, impressionnante et intimidante dans son armure à la couleur indéfinissable.
Elle nous dévisagea, impassible. Je lui rendis son regard sans flancher. C'était la première fois que nous étions face à face depuis que je lui avais rapporté l'incident de Vanaheim.
— Accepte, Guilan, ordonna-t-elle d'une voix dure. Tu rendras service à tout le monde, y compris et avant tout à toi-même.
Mon ami grommela mais je sentais sa résistance fondre comme neige au soleil. Depuis que je lui en avais parlé, il mourrait d'envie d'accepter mais s'était retenu parce qu'il était réfléchi et raisonnable.
Il me serra la main pour sceller notre accord.
— Très bien.
Il se tourna ensuite vers la maîtresse de la guilde :
— Alors, ton avis sur l'armure ?
Visiblement, son équipement était nouveau et elle revenait tout juste de le tester, d'où sa présence ici.
— Tu peux commencer à en faire d'autres. Elle empêche les fantômes de nous passer au travers et de nous empoisonner. Ce n'est pas de l'essence spectrale solidifiée pour rien. Il faut que tous les joueurs d'Helheim en soient équipés.
De l'essence spectrale solidifiée. Un minerai particulier que l'on ne trouvait qu'à Helheim. Cela expliquait sa couleur indéfinissable.
— Ça vient d'Helheim ? demandais-je pour en avoir la confirmation. Je ne savais pas que vous étiez déjà rendus si loin.
Atlantis se contenta d'opiner :
— Ne prends pas cet air émerveillé, Lyall. Ce monde est le pire de tous. Le plus simple, certes, mais le pire... Ceux que tu affrontes ne sont pas des mobs programmés, ce sont les avatars des joueurs qui sont tombés.
Mon admiration devant la matière de son armure se mua en frisson d'horreur pour le monde qu'elle me décrivait.
— Beaucoup de ces avatars ont un très faible niveau car ils sont morts dans les débuts et nous ne les connaissons pas. Ça rend l'exécution moins difficile à supporter. Mais les niveaux supérieurs nous sont généralement connus, et les tuer revient à commettre un meurtre à nos yeux.
Elle le disait avec une telle froideur qu'on aurait pu croire à de l'indifférence. Pourtant, je sentais une profonde détresse cachée derrière ces mots froids et calculés. Une détresse pleine d'effroi et de panique. J'eu une violente envie de vomir, comme trop souvent ces derniers temps.
— Nous avons déjà croisé des Dragons du Ciel, reprit-elle plus doucement. Un jour, nous tomberons sur Kallaan...
Je tressailli. J'avais besoin de sortir, de m'éloigner d'ici, de prendre de la distance avec les horreurs et les abominations qu'elle me dévoilait d'un monde où je ne voulais pas mettre les pieds.
— Il faut que j'y aille, balbutiais-je en sortant précipitamment d'un pas incertain.
— Je viens avec toi. J'ai à m'entretenir avec Shaïn.
Guilan me remercia encore pour le minerai que je lui avais rapporté et nous quittâmes la forteresse. Quelques minutes plus tard, nous étions à Argoat.
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Lyall doit faire avec sa peine et son chagrin. Mais c'est un fardeau dont il ne risque pas de se débarrasser facilement. Il le portera même jusqu'à la fin de sa vie.
La fin de sa vie, d'après vous... c'est pour quand ?
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